jeudi 30 janvier 2014

Les révoltes de la maniaque

Nymph()maniac 2/2 de Lars von Triers

Et la suite tint ses promesses...
Comme l'on pouvait s'y attendre, ce deuxième volet poursuit dans la lignée du premier, en nous présentant la fin du chapitre 5 (après la perte de sensations de Joe, si bien que les parenthèses du titre prennent tout leur sens, désignant ce moment blanc dans sa vie) et les chapitres 6, 7 et 8.
Le dispositif (verbalisé par Joe, qui finit par en éprouver les limites et se sentir coincée) est toujours le même : un objet de l'appartement de Seligman (une icône russe, un miroir, une tâche de thé en forme de revolver) lance Joe dans sa remémoration d'un épisode particulier de sa vie (son chemin de croix, sa "thérapie", sa révolte).

Le film révèle ainsi (je ne l'ai pas dit) une étonnante proximité avec Dogville, aussi bien dans la structure (la division en chapitres) et le dispositif que la thématique, comme je vais le montrer (enfin, je l'espère).
A l'espace transparent de Dogville, Nymph()maniac oppose au contraire un espace clos, où le soleil entre à peine, mais qui résume pourtant toute la vie de Joe (un vrai palais de mémoire, comme je l'ai déjà dit).
Cette opposition n'est qu'apparente, les deux espaces étant au fond aussi schématiques l'un que l'autre, et au service du même genre de paraboles - ce qui se voit dans leur parenté thématique.

Lars von Triers utilise en effet une fois de plus dans son oeuvre le motif (cher au romantisme noir) de la jeune femme persécutée, non pas pour placer le spectateur dans une position de voyeur sadique, mais pour mieux révéler l'oppression qui fonde la société, et la façon dont elle aliène les êtres (et notamment le plus faible d'entre eux, la femme).
C'est ainsi qu'il égratigne la manie du politiquement correct, qu'il assimile à la novlangue d'Orwell (pas explicitement cité, mais la référence est évidente, comme beaucoup d'autres : les machines à punir de Kafka, la trilogie sexuelle de Pasolini, et même l'arbre Charisma de Kiyoshi Kurosawa).
C'est ainsi aussi qu'il s'en prend à la psychothérapie, qui vise plus à normaliser les êtres pour les rendre acceptables par la société qu'à les rendre heureux (c'est d'autant plus ironique dans ce contexte de voir Seligman citer Freud, qui, rappelons-le, considérait par exemple la masturbation ou l'homosexualité comme des anomalies).

Le film prend donc une orientation clairement anarchiste (plutôt que nihiliste comme l'écrit Jean-François Rauger dans Le Monde - ce qui ne l'empêche d'avoir mieux compris le film que certains de ses collègues, dont je tairai charitablement le nom), ou plus simplement anti-sociale, comme beaucoup des cinéastes les plus intéressants du moment (Sono Sion, Jia Zhang-ke).
Dans ces circonstances, la fin du film (que certains spectateurs masculins jugent apparemment décevante) est des plus logiques (sans parler du fait qu'elle reprend adroitement des motifs thématiques et formels du début, comme les nombres de Fibonacci) : dans Dogville, déjà, Lars von Triers avait montré que les raisonneurs, ceux qui mettent des mots sur les peines des gens pour tenter de les aider, peuvent parfois être les pires de tous.

Je me tairai donc, après avoir simplement constaté que les films de Lars von Triers, qu'on les aime ou pas, ont au moins le mérite de poser des questions (et de façon formellement splendide), ce que la grande majorité du cinéma français, accro aux comédies sentimentales ou potaches, se refuse obstinément de faire...

mardi 7 janvier 2014

Les monologues de la nymphe

Nymph()maniac 1/2 de Lars von Triers

Après le sublime Melancholia, que pouvait-on attendre de Lars von Triers ?
Une autre exploration de la psyché féminine ?
Un film où Charlotte Gainsbourg aurait le rôle d'électron libre qui était celui de Kirsten Dunst ?
Une autre dénonciation des artefacts qui régissent la vie en société ?
Hé bien, c'est justement le programme de Nymph()maniac, qui n'est pas sans rappeler Guilty of romance de Sono Sion, par sa structure (des retours en arrière censés nous expliquer comment les personnages s'en sont retrouvés là au début du film) comme par son thème (la vision de l'amour comme dépossession de sa personnalité, comme aliénation sociale).

Plus qu'un porno d'auteur à la Nagisa Oshima (L'Empire des sens), et contrairement donc à ce que la promotion provocante laisse sous-entendre, Nymph()maniac est avant tout une réflexion sur le sexe, mise en perspective par la trajectoire d'une jeune femme, Joe, qui n'a trouvé que ça pour se constituer.
Bien sûr, le fait que la version présentée soit la version "soft", celle où les scènes de sexes (tournées avec des doublure prises dans le milieu du porno) ont été écourtées (de façon à permettre au film une carrière honorable en salle), aide à percevoir le film ainsi, mais pas seulement : contrairement à un film porno, ce qui se passe entre les scènes de sexe n'est pas que du remplissage, c'est même l'essentiel.

Du reste, Lars von Triers (non sans une certaine pointe d'humour, qui refera son apparition dans le film) commence son film par un long plan noir sur lequel retentissent des bruits d'eau et de grincements métalliques (non, rassurez-vous, ce n'est pas votre voisin qui s'agite sur son siège), comme pour nous dire : "vous êtes venus vous rincer l'oeil, vous allez devoir attendre".
Et quand l'image arrive enfin, c'est le son qui disparait, un court instant, avant qu'image et son ne se rejoignent enfin, comme pour mimer le retour à la vie de Joe, dont on va découvrir le corps inanimé sur le trottoir, en commençant par sa main, et après avoir vu son sang se diluer sur un mur (un mécanisme narratif similaire à celui à l'oeuvre dans Le Dormeur du val d'Arthur Rimbaud).
Cette ambiance calme est brisée par une chanson de Rammstein, qui marque l'apparition d'un vieil homme sortant de son appartement pour acheter du lait : comme on s'en doutait, il va finir par découvrir Charlotte Gainsbourg inanimée, ce qui suffit à interrompre la musique (un effet sonore très hitchcockien, voir Marnie).
Plus que de nous signaler ironiquement la condition de ce nouveau personnage (qui est juif, comme on l'apprendra plus tard), le mot "untermensch" susurré par le chanteur de Rammstein sert à introduire la problématique du film : est-on une mauvaise personne (un sous-homme, ou plutôt ici une sous-femme) parce qu'on n'a fait que courir après les hommes sans se soucier des conséquences ?

Joe pense que oui, et va tenter de l'expliquer à la figure paternelle qu'elle a en face d'elle (et qui pourrait être un double de Lars von Triers lui-même, si l'on considère les déclarations de Charlotte Gainsbourg sur son rapport avec le cinéaste, mais peut-être vaut-il mieux laisser ce type de considérations aux psychologues de bazar).
Chacune de ses cinq confessions est déclenchée par un des objets qui l'entourent : un appât de pêche ; une pelle à gâteaux ; un tableau représentant une Mrs H. ; un livre d'Edgar Allan Poe ; un magnétophone contenant une cassette de Bach.
Bien sûr, ces objets servent à dynamiser le dialogue, tout comme les images d'archive et les incrustations de texte (voire le split-screen) que les mots échangés appellent parfois, mais ils contribuent aussi à placer Joe dans un lieu symbolique, analogue à ces palais de mémoire qu'affectionnait le seizième siècle (mais on peut aussi bien considérer, comme Jacques Mandelbaum dans Le Monde, que le film renvoie aussi au dix-huitième siècle - Sade n'est pas loin en tout cas).

Le film convoque ainsi une esthétique un peu kitsch de documentaire (qui dans la version longue doit faire écho aux figures imposées du cinéma porno, kitsch en soi), qui serait pénible si elle n'était pas aussi bien faite et aussi en accord avec le sujet du film : comme le rappelle un plan du film, l'amour tel que le promeut la société est lui aussi très kitsch.
En attendant la deuxième moitié du film, qui devrait clore la parenthèse ouverte par la première (autour de la perte de sensibilité puis de sensations de Joe), sans doute en changeant d'actrice pour représenter Joe dans les retours en arrière (qui sont dans la première moitié jouées par Stacy Martin plutôt que par Charlotte Gainsbourg) et en insistant plus donc sur le côté "maniaque" que sur le côté "nymphe" du personnage (c'est du moins ainsi que je comprends le titre, à la différence de Jacques Mandelbaum), force nous est de constater que Lars von Triers n'a rien perdu de son talent - et c'est tant mieux.