mercredi 26 mars 2014

Les systèmes d'exploitation rêvent-ils d'étreintes électriques ?

Her de Spike Jonze

Quelqu'un (que je ne remercierai jamais assez) ayant attiré mon attention sur ce film, je me suis décidé (un peu tard) à aller le voir - et il m'a suffisamment intéressé pour que j'en parle ici (et lui tresse des louanges, bien sûr).

Le postulat de base de l'histoire pourra choquer les puristes de la science-fiction, puisqu'elle met en jeu une conscience artificielle obtenue par programmation pure, alors que la cybernétique tend plutôt à considérer, dans ses derniers développements, qu'aucune machine ne pourra accéder à une authentique intelligence sans simulacre de corps, lequel est quasi-totalement absent ici.
En même temps, le film ne s'adresse clairement pas aux fans de hard-science, le pitch technologique ne servant qu'à mener une réflexion sur l'essence de l'amour : voir deux êtres a priori incompatibles construire une relation nous permet de constater quels éléments sont indispensables et lesquels ne le sont pas (et du coup, je ne peux m'empêcher de voir dans le nom du héros un hommage au grand Theodore Sturgeon, mais peut-être me trompé-je).

C'est en cela que le film dépasse les archétypes de la comédie romantique, sur lesquels il est bâti de toute évidence : un héros paumé mais attachant (Theodore, donc) ; une ex sexy mais impitoyable (Catherine) ; une nouvelle venue qui est peut-être la femme idéale (Samantha, l'intelligence artificielle sans corps) ; une amie qui finira peut-être par séduire le héros - ou pas (Amy).
Toutes les situations pouvant découler des relations entre ces personnages classiques prennent en effet un relief neuf du fait que l'un d'entre eux est désincarné (ce qui lui donne notamment un point de vue original sur le monde).
Et surtout, les situations en question ne peuvent manquer de déboucher sur des question qui, loin d'être purement théoriques, nous renvoient à notre quotidien d'êtres aimants et désirants.

L'esthétique proche du clip (d'Arcade Fire, puisque que ce sont eux qui ont composé la musique du film) adopté par Spike Jonze pour filmer ces situations (des plans courts, serrés, colorés) ne fait pas que souligner le côté spéculaire du monde où nous vivons (tout doit passer par les images pour exister), elle sert surtout à renforcer l'idée que des images, des sensations (venues du passé, mais pas forcément) peuvent naître des paroles qu'on échange - et que donc le désir est avant tout affaire d'imagination, et touche plus à l'esprit qu'au corps.
C'est particulièrement évident dans la scène d'amour (sur fond noir) entre les deux protagonistes, laquelle est clairement filmée en opposition avec une autre scène (comique, elle) où Theodore cherche du réconfort auprès d'un service de téléphone rose.

Certains pourront trouver cela facile (ou dénoncer la place trop importante accordée à la parole par le film, comme certains critiques n'ont pas manqué de le faire), mais facile ou pas, cela fonctionne (et je ne suis apparemment pas le seul à avoir remarqué que les spectateurs étaient pour une fois étrangement silencieux pendant la séance).
D'autres, comme le personnage de Catherine dans le film, pourront trouver effrayant de voir un homme se réfugier dans une relation aussi virtuelle, qui pourrait le conduire à vivre en permanence avec dans l'oreille l'oreillette le reliant à sa femme idéale - sauf que justement Spike Jonze nous montre bien que Theodore ne vit pas en permanence connecté (comme, avouons-le, les trois quarts des gens aujourd'hui, qui se ruent sur leur portable dès qu'ils ont une minute de libre), que parler à Samantha reste un choix, et que cette relation contribue à le faire évoluer et à s'ouvrir aux autres.
Cette constatation en apparence paradoxale s'explique très bien si l'on considère que Spike Jonze a aussi voulu faire un film sur la fiction et le rôle apaisant qu'elle peut jouer dans notre vie - et d'une certaine façon, tout amour n'est-il pas d'abord avant tout une belle histoire qu'on se raconte ?

Her est donc une proposition de cinéma des plus intéressantes, ne serait-ce que par cet accord parfait entre forme et fond qui la caractérise - mais aussi par la façon dont, telle un miroir, elle nous renvoie à notre propre vécu affectif (et technologique).



jeudi 20 mars 2014

La petite joueuse de flûte de Hamelin

Dark touch de Marina De Van

Oyez, oyez, braves gens, voici que débarque en salle un deuxième film passé par le festival de Gérardmer, et auréolé d'un Narcisse du meilleur film, décerné au festival de Neuchatel par un jury qui comptait en ses rangs Jean-François Rauger, le "monsieur cinéma bis" de la Cinémathèque française.
Autant de raisons de suspecter un bon film et d'ignorer les critiques frileux qui, quoique le comparant (non sans raison) à Carrie (dont il se rapproche indiscutablement par la thématique) ou aux films d'enfants diaboliques des années 70, lui reprochent son moralisme, si, si.

S'il est vrai que par sa nature même le genre fantastique touche souvent à la morale (dont il interroge les limites, voire les fondements), il est hélas tout aussi vrai que les critiques qui connaissent mal ledit genre ont une fâcheuse tendance à prendre au pied de la lettre tout ce qu'ils voient (et à oublier qu'un film est avant tout juste une histoire, pas un manifeste)...
C'est ainsi qu'en parlant de son film The Secret à la Cinémathèque, Pascal Laugier déplorait que les critiques aient cru que le discours psychotique de son personnage principal contenait le sens ultime de son film.
En vérité, thématiquement parlant, le film de Marina De Van se rapproche tout autant de Babycall de Pal Sletaume, ou même de Mystic River, pour les errances nocturnes de son héroïne à la recherche d'une éventuelle compensation et/ou vengeance - une référence qui n'est pas aussi gratuite qu'elle en a l'air, parce que l'ambiance du film est tout aussi mélancolique que dans un bon film noir.

Comme le montre la mise en scène (très fluide, et multipliant les raccords regard), la réalisatrice cherche avant tout (et y réussit) à nous faire comprendre le point de vue de l'héroïne - d'où d'ailleurs un certain suspense psychologique, puisque nous voyons ses parents d'adoption lui adresser sans le savoir les mêmes phrases délétères que ses vrais parents.
Par exemple, en montant le plan d'un homme ouvrant un réfrigérateur avec celui d'enfants conduits dans le cellier par leur mère, Marina De Van nous donne l'impression que le réfrigérateur donne dans le cellier, et donc que le père, qui tire sur sa boucle de ceinture qui le gêne, va la dégrafer pour punir ses enfants.
On comprend dès lors les fausses interprétations qui peuvent traverser la tête de l'héroïne traumatisée, et comment elle va réagir (excessivement) en usant de son pouvoir télékinétique : autrement dit, aucune violence n'est vraiment gratuite dans le film, contrairement à ce que certains critiques laissent aussi entendre.

Mais ce qui achève définitivement de faire de ce film une oeuvre forte, et à l'éloigner des canons usuels du petit film d'horreur hollywoodien, ce n'est pas le refus de finir par un happy end ou de donner trop d'importance aux forces qui pourraient ramener un semblant d'équilibre (même si les scènes avec l'assistance sociale sont magnifiques), c'est son onirisme.
Je n'entends pas par là que le film multiplie les scènes de rêves (il n'y en a guère qu'une, toute petite, dans le film), mais qu'il intègre la logique de l'absurdité onirique dans le cours même de l'intrigue (dans un processus très kafkaïen).
Avec deux idées de base très simple (l'instinct grégaire des enfants et l'imitation des adultes par les enfants), Marina DeVan réussit à nous donner l'impression d'être soudainement plongé dans un cauchemar - et donc par contrecoup à nous faire comprendre l'état d'esprit halluciné dans lequel se trouve son héroïne.

Ambiance onirique et mélancolique et mise en scène au service des personnages (sans parler de l'excellente musique de Christophe Chassol et de la non moins excellente interprétation de la jeune Missy Keating), le film de Marina De Van vaut largement son Narcisse - même s'il décevra la triste race des bouffeurs de pop-corn et de bandes-annonces (du moins si j'en juge par la réaction de mes compagnons de séance).


jeudi 13 mars 2014

Hommes perdus et femmes fatales

L'Etrange couleur des larmes de ton corps d'Hélène Cattet et Bruno Forzani

Il semble que tous les ans la sélection du festival de Gérardmer comprenne au moins un film réunissant trois critères : flirter avec l'expérimental, faire un vrai travail sur le son et rendre hommage au giallo.
L'an passé, c'était à Peter Strickland (à qui d'ailleurs Cattet et Forzani rendent hommage dans le générique de leur film) de s'y coller avec Berberian Sound Studio, cette année c'est le tour de L'Etrange couleur des larmes de ton corps de dérouter les critiques paresseux.
Et pourtant, contrairement à son illustre devancier (qui dynamitait le principe même de la narration en créant une structure circulaire, dans laquelle un preneur de son anglais revivait son séjour dans un studio italien comme s'il était devenu un natif du coin), le film de Cattet et Forzani déroule une narration parfaitement linéaire (quoique post-godardienne) sur un thème des plus classiques (la maison hantée, j'y reviendrai).

L'originalité du film réside donc dans la manière de filmer cette intrigue, qui fait appel à une esthétique qu'on a pu voir dans certains films expérimentaux ou même tout simplement dans les films muets.
Quand on n'a pas de son, on est en effet obligé de faire des gros plans sur des objets (un verre qui se brise, par exemple) pour signaler un bruit jouant un rôle dans l'intrigue : Cattet et Forzani retiennent le principe, mais en associant ces fugitifs gros plans avec le son qui va avec, dans l'idée de restituer une certaine subjectivité des personnages, d'être au plus près de leurs impressions (on n'est pas loin de l'usage que fait Robert Bresson du son, pour faire exister un espace imaginaire, dans le prolongement de ce que le gros plan nous donne à voir).
Dans le même style, une énigmatique cassette audio que la voisine sadique du héros du film (Dan) lui fait écouter par téléphone se retrouve matérialisée en images en noir et blanc, qu'on devine nées à l'audition de ces sons.

Cette séquence (qui reviendra périodiquement jusqu'à que ce qu'en on comprenne le sens) n'est que la première d'une série de récits enchâssés dans la narration principale, qui vont venir en perturber la linéarité (et perdre le spectateur inattentif, d'où l'intérêt à mon avis d'en parler, parce que L'Etrange couleur des larmes de ton corps est le genre de films qui supporte facilement un visionnage averti).
La deuxième est le récit que fait à Dan une voisine (folle ?) de la disparition de son mari Paul quelques années plus tôt, la troisième le récit que fait à Dan le policier enquêtant sur la disparition de sa femme (un récit qui sert à justifier la cicatrice qu'il a au cou, mais qui n'est peut-être pas sans rapport avec la voisine sadique de Dan), la quatrième un rêve que fait Dan après une séance SM avec sa voisine et dans lequel il se retrouve confronté à ses doubles (une séquence qui est d'autant moins gratuite que les réalisateurs ont visiblement voulu que tous leurs acteurs masculins se ressemblent un peu, non pour nous égarer comme le pense Quentin Grosset dans Trois couleurs, mais pour indiquer qu'ils auront toujours le même rôle, celui de victime pour aller vite) et la cinquième un diaporama en noir et blanc (qui rend visible le journal intime de la mystérieuse Laura que feuillette le propriétaire de l'immeuble art nouveau où vit Dan).

Cette dernière séquence est capitale pour comprendre (à demi-mot) ce qui se passe dans le film.
Comme je l'ai déjà dit, il s'agit tout simplement d'une histoire de maison hantée, voire de maison déglinguée à la Jean Ray (une référence qui vient toujours à l'esprit quand on parle de fantastique belge, mais ici elle est plus que pertinente et Jean-François Rauger dans Le Monde a bien raison de le rappeler : même s'il n'y a pas de dieux grecs, la maison ressemble fort à Malpertuis).
On pense également au Lovecraft des Rats dans les murs (pour les passages dans les murs où les personnages peuvent circuler, dont le mystérieux barbu qui fera à Dan tout plein de révélations en partie masquées par le son, comme dans Week-end - quand je disais que Cattet et Forzani louchaient vers Godard), mais aussi et surtout à Notre vénérée chérie de Robert Marasco (adapté au cinéma par Dan Curtis sous le titre Burnt offerings) et aux oeuvres que ce roman hélas méconnu a inspiré, à savoir Christine et Shining de Stephen King (et de Stanley Kubrick) par ricochet).

Il y a en effet dans cette maison une "red rum" analogue à celle de Shining, dans laquelle réside l'entité qui fut jadis Laura (comme l'indique le 7 à l'envers sur la porte, qui est aussi bien la lettre L).
Comme nous l'apprend son journal, Laura a jadis réussi à donner corps à ses fantasmes et à matérialiser un homme en imperméable et chapeau qui tue ses victimes en leur laissant une blessure en forme de sexe de femme.
C'est dire le caractère fondamentalement féminin de cette entité, laquelle va également prendre possession de toutes les femmes habitant l'immeuble (d'où leur ressemblance de visage, à l'instar des acteurs masculins).
Une fois pris en compte ce noyau dur de fantastique, le reste de l'intrigue principale (que je ne détaillerai pas pour ne pas trop la déflorer) est parfaitement clair à mon sens (mais il n'est pas exclu que j'ai compris de travers).

Comme on le voit, L'Etrange couleur des larmes de ton corps est un film ambitieux, aussi bien par sa façon de raconter que par les références qu'il convoque (ce qui justifie pleinement sa sélection à Gérardmer).
Il ravira donc les spectateurs ambitieux (ceux qui ne croient pas que la seule expérience de cinéma possible consiste à se laisser prendre par la main par un blockbuster et guider par un chemin si balisé qu'il en devient ennuyeux).

jeudi 6 mars 2014

Au royaume du plésiosaure

Real de Kiyoshi Kurosawa

Trois semaines avant sa sortie en salle, quelques rares privilégiés (dont moi) ont eu la chance de voir le dernier film du maître du fantastique japonais (que Jean-François Rauger a qualifié non sans humour d'hégélo-shintoïste).
En le présentant, Kiyoshi Kurosawa a expliqué que de tourner Shokuzai l'avait décomplexé quant à l'adaptation d'oeuvres littéraires (ce que Ko-rei n'avait apparemment pas réussi à faire).
Evidemment, c'est aussi un moyen pour lui de se frotter à une histoire qu'il n'aurait peut-être pas inventé de lui-même, et de l'intégrer de façon magistrale à son univers...

L'intrigue est clairement une relecture (des plus classiques) du mythe d'Orphée et d'Eurydice : un jeune homme, au moyen d'une machine sophistiquée, plonge dans l'inconscient de sa compagne dans le coma pour essayer de l'en faire sortir.
Ce type d'intrigues (souvent romantiques) mettant un jeu un paysage mental partagé n'est pas neuve (je le disais) : au cinéma, on peut la faire remonter au moins au sublime Peter Ibbetson d'Henry Hathaway - et en littérature qui ne connaît pas ENtreFER de Iain Banks ?
De la même manière, le côté jeu vidéo de ce paysage mental quelque peu délabré (et ses Personnages Non-Joueurs, poétiquement rebaptisés "zombies philosophiques") ainsi qu'au moins une scène rappellent David Cronenberg, que Kurosawa connaît bien.
Mais la vraie référence, c'est clairement du côté de Satoshi Kon (Perfect blue, Paprika, le manga Opus),qu'il faut aller la chercher : interrogation sur la frontière entre le réel et l'imaginé, matérialisation de choses dessinées dans la réalité (choses qui, elles, évoquent plutôt le style d'histoires macabres scénarisées par Eiji Otsuka), twist venant brouiller les codes de représentation que le spectateur croyait acquis (tous thèmes auxquels un usage intelligent des trucages numériques comme dans Loft donne évidemment un écho formel).

Et comme ce n'est pas parce qu'il va dans de nouvelles directions que Kiyoshi Kurosawa renonce à ce qu'il est, on retrouve cette esthétique de la froideur apparente qui est sa marque de fabrique (plans larges pour se tenir à distance des personnages et rendre plus frappants l'intrusion d'un éventuel gros plan, et plans longs pour laisser le temps aux choses d'arriver).
Quiconque à vu l'excellent License to live sait que pour parler de sortie du coma Kurosawa se refuse obstinément à filmer les scènes mélodramatiques attendues par le spectateur lambda, ce qui n'empêche pas le moins du monde l'émotion de naître chez le spectateur, mais au contraire, paradoxalement, la renforce.
Appliqué à un film à la trame aussi romantique que Real, ce parti pris fonctionne tout aussi bien : les personnages, comme toujours chez le non-hollywoodien Kurosawa (à part l'exception Loft), ne s'embrassent pas une seule fois de tout le film, ne se disent jamais qu'ils s'aiment - et pourtant on est de tout coeur avec eux...

Kiyoshi Kurosawa réussit ainsi là où le grand Richard Matheson avait échoué avec Au-delà de nos rêves, et signe un nouveau film incontournable (quoique peut-être un peu en deçà du choc Shokuzai, dirons les pinailleurs).