jeudi 6 mars 2014

Au royaume du plésiosaure

Real de Kiyoshi Kurosawa

Trois semaines avant sa sortie en salle, quelques rares privilégiés (dont moi) ont eu la chance de voir le dernier film du maître du fantastique japonais (que Jean-François Rauger a qualifié non sans humour d'hégélo-shintoïste).
En le présentant, Kiyoshi Kurosawa a expliqué que de tourner Shokuzai l'avait décomplexé quant à l'adaptation d'oeuvres littéraires (ce que Ko-rei n'avait apparemment pas réussi à faire).
Evidemment, c'est aussi un moyen pour lui de se frotter à une histoire qu'il n'aurait peut-être pas inventé de lui-même, et de l'intégrer de façon magistrale à son univers...

L'intrigue est clairement une relecture (des plus classiques) du mythe d'Orphée et d'Eurydice : un jeune homme, au moyen d'une machine sophistiquée, plonge dans l'inconscient de sa compagne dans le coma pour essayer de l'en faire sortir.
Ce type d'intrigues (souvent romantiques) mettant un jeu un paysage mental partagé n'est pas neuve (je le disais) : au cinéma, on peut la faire remonter au moins au sublime Peter Ibbetson d'Henry Hathaway - et en littérature qui ne connaît pas ENtreFER de Iain Banks ?
De la même manière, le côté jeu vidéo de ce paysage mental quelque peu délabré (et ses Personnages Non-Joueurs, poétiquement rebaptisés "zombies philosophiques") ainsi qu'au moins une scène rappellent David Cronenberg, que Kurosawa connaît bien.
Mais la vraie référence, c'est clairement du côté de Satoshi Kon (Perfect blue, Paprika, le manga Opus),qu'il faut aller la chercher : interrogation sur la frontière entre le réel et l'imaginé, matérialisation de choses dessinées dans la réalité (choses qui, elles, évoquent plutôt le style d'histoires macabres scénarisées par Eiji Otsuka), twist venant brouiller les codes de représentation que le spectateur croyait acquis (tous thèmes auxquels un usage intelligent des trucages numériques comme dans Loft donne évidemment un écho formel).

Et comme ce n'est pas parce qu'il va dans de nouvelles directions que Kiyoshi Kurosawa renonce à ce qu'il est, on retrouve cette esthétique de la froideur apparente qui est sa marque de fabrique (plans larges pour se tenir à distance des personnages et rendre plus frappants l'intrusion d'un éventuel gros plan, et plans longs pour laisser le temps aux choses d'arriver).
Quiconque à vu l'excellent License to live sait que pour parler de sortie du coma Kurosawa se refuse obstinément à filmer les scènes mélodramatiques attendues par le spectateur lambda, ce qui n'empêche pas le moins du monde l'émotion de naître chez le spectateur, mais au contraire, paradoxalement, la renforce.
Appliqué à un film à la trame aussi romantique que Real, ce parti pris fonctionne tout aussi bien : les personnages, comme toujours chez le non-hollywoodien Kurosawa (à part l'exception Loft), ne s'embrassent pas une seule fois de tout le film, ne se disent jamais qu'ils s'aiment - et pourtant on est de tout coeur avec eux...

Kiyoshi Kurosawa réussit ainsi là où le grand Richard Matheson avait échoué avec Au-delà de nos rêves, et signe un nouveau film incontournable (quoique peut-être un peu en deçà du choc Shokuzai, dirons les pinailleurs).

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