jeudi 4 septembre 2014

Double je

Enemy de Denis Villeneuve

"Toutes les clés sont dans le film", a déclaré dans Voir le réalisateur de ce petit film pas si énigmatique que les critiques voudraient nous le faire croire (ni si "embrouillé" que ça).

A l'évidence, il s'agit d'un film fantastique, au sens précis que Joël Malrieu a donné à ce terme, et mettant donc en scène un personnage (Adam) qui est devenu étranger à lui-même, et qu'un phénomène déstabilisant (la découverte de son double, Anthony) va pousser à s'interroger sur sa vie.
(Ce thème de l'aliénation est d'ailleurs à peu près la seule chose que le film partage avec Faux semblants de Cronenberg, autre histoire de double malveillant).

Rien d'étonnant donc à ce que presque tout le film baigne dans une lumière jaune (qui est celle des intérieurs où Adam préfère rester, tout comme des extérieurs noyés par le smog), ou propose à intervalles réguliers des plans de ces immeubles de béton qui sont, semble-t-il, voués à écraser toutes les formes de vie qu'ils abritent.
Ce décor, bien évidemment, est idéal pour souligner la routine dans laquelle s'est installée la vie d'Adam, ainsi que celle de son double, Anthony, et nous faire mieux comprendre leur volonté d'intervertir leurs vies (ce que Roman Faisant a très bien vu).

La construction, elle, vient souligner l'inanité de ce désir, en s'articulant autour de 3 scènes essentielles :
* la scène d'ouverture (qu'il convient donc de bien garder en mémoire), où le personnage d'Anthony (qu'à ce stade on n'a bien sûr pas identifié comme tel) guide un jeune homme jusqu'à un club privé mêlant jeunes femmes dénudées et araignées venimeuses ;
* la scène où le même jeune homme (ou un autre, peu importe), qui se révèle être un concierge, guide Adam qu'il prend pour Anthony jusqu'à l'appartement de ce dernier, tout en évoquant l'expérience qui a été la sienne dans la scène d'ouverture ;
* la scène finale où Adam découvre la clé de ce club (enfin, c'est comme ça que je le comprends) et se retrouve soudain confronté à une apparition qui en semble tout droit tirée (dans la lignée des nombreux cauchemars qu'il fait au cours du film).
On devine qu'à la fin le film pourrait reprendre au début, Adam devenu Anthony rencontrant un nouvel Adam, et ainsi de suite jusqu'à ce que le personnage comprenne qu'on ne s'évade jamais de soi, et que son problème intérieur ne peut pas avoir une solution extérieure...

Le problème en question est évidemment lié à leur façon de considérer les femmes, ce qui explique pourquoi le film convoque tant de thèmes de l'imagerie sexiste (la femme-objet, la femme jalouse, la femme-araignée), mais sans les prendre vraiment au sérieux (contrairement à ce que certains critiques semblent penser).
Du reste, Denis Villeneuve lui-même évoque le potentiel comique de son film - qui est bien sûr celui de l'humour absurde à la Ionesco.
Ceci dit, plus que de nous faire rire, Enemy nous tient en haleine de façon beaucoup plus efficace que ce que que son pitch "intello" ne le laisserait supposer (mais c'est un suspense tout psychologique, que les amateurs de films d'action risquent de ne pas apprécier).

Au final, Enemy est donc une excellent variation sur le thème classique du double, à consommer sans modération (et sans danger de voir double, quoique).

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