Without de Mark Jackson
Parfois, "le destin est railleur" (comme dirait Cyrano). Parfois deux films sortis à quelques semaines d'intervalle et partageant aussi bien une certaine thématique (celle de la dépendance avec tout ce qui peut y être associé, y compris la violence mentale ou physique faite à une personne impuissante) qu'une certaine esthétique (un réalisme cru tempéré par des touches plus ou moins prononcées d'onirisme ou d'étrangeté) subissent deux sorts radicalement opposés : une Palme d'Or (méritée) à Cannes et une diffusion massive pour l'un (Amour de Michael Haneke) ; une sortie dans seulement deux salles parisiennes pour l'autre (Without de Mark Jackson). Et les critiques n'y sont pour rien : dans les deux cas, elles sont majoritairement louangeuses, à une ou deux exceptions près.
On pourrait toujours m'objecter (non sans raison) que ces ressemblances sont superficielles et que ces deux films sont en fait très différents l'un de l'autre - rien que leurs titres indiquent assez que leurs intentions ne sont pas les mêmes. Without se veut avant tout un film sur le manque, celui qui survient après la perte de l'amour : il commence donc là où Amour finit, et la dépendance physique n'est qu'un prétexte, un miroir d'une autre dépendance, entièrement mentale celle-là. L'enjeu pour le personnage principal (Joslyn) étant de mettre des mots sur ce manque, le film adopte une esthétique déroutante pour qui s'est habitué aux dialogues qui révèlent tout : il fait confiance à l'image pour nous montrer cette absence qui hante Joslyn (au risque de se faire traiter de "voyeur énamouré" par les critiques comme Julien Welter de L'Express).
Bien sûr, ce manque prendra une forme plus matérielle, que ce soit celle des images fantomatiques que Joslyn conserve pieusement dans son téléphone portable, ou celle de ce stigmate qui apparaît parfois dans son dos, comme pour symboliser cette fêlure qu'elle refuse de s'avouer (devant autrui, elle n'est même pas prête à admettre qu'elle a connu celle qu'elle a perdu). Et comme par hasard, le téléphone portable (qui semble animé d'une vie propre) est, avec le stigmate, un des principaux motifs d'étrangeté (pour ne pas dire de fantastique) récurrents dans le film.
Des phénomènes déroutants qui font écho aux cicatrices les plus invisibles d'un personnage, c'est l'ADN d'un récit fantastique, d'après Joël Malrieu. Dès le début du film, tous les ingrédients du genre sont d'ailleurs réunis : un personnage (Joslyn) se retrouve en situation d'isolement géographique (elle débarque sur une île) et social (elle ne connaît personne et elle n'a plus accès ni à Internet ni au réseau téléphonique), ces diverses solitudes n'étant que le reflet d'un isolement bien plus fondamental (Joslyn est comme coupée d'elle-même, l'enjeu pour elle va être de se retrouver). Mais si des phénomènes étranges se produisent par la suite, ils ne s'amplifient pas de manière inexorable au point de bouleverser complètement la vie du personnage (il va très bien s'en charger tout seul), ce qui peut dérouter quelqu'un qui s'arrêterait à l'aspect superficiel des récits fantastiques et s'attendrait donc à une manière d'apocalypse finale.
C'est qu'en fait Without s'attache à l'esprit plus qu'à la lettre du fantastique. Il ne s'agit pas pour Mark Jackson de chercher systématiquement à décevoir nos attentes (comme le suggère Jean-François Rauger dans Le Monde), mais d'exploiter à fond ce lien organique entre les phénomènes et le personnage, ce même lien qui dans beaucoup de récits nous fait nous demander si les phénomènes se produisent vraiment, ou si le personnage les rêve sous l'emprise de son dérèglement intérieur. Sauf qu'ici il n'y a pas d'hésitation entre ces deux explications, il n'y a tout simplement pas d'explication : on ne saura jamais le pourquoi du comment, mais là n'est pas l'important. L'important, c'est l'itinéraire de Joslyn, pour qui le manque s'incarnera enfin dans une phrase bien plus efficace que les litanies érotiques qu'elle prononce devant son ordinateur.
Evidemment, ce type de récit (le fantastique inexpliqué, pour aller vite) a de quoi agacer les critiques qui aiment les films verrouillés, comme Anaïs Berno de Critique Film. Mais ce manque structurel est on ne peut plus idéal pour parler du manque qui affecte Joslyn, et l'esthétique du film ne fait que renforcer cette cohérence. Les sautes de plan, l'omniprésence du flou dans le plan pour créer du hors-champ dans le champ (du vide là où il ne devrait pas y en avoir), ou même le refus très bergmanien de nous offrir le contre-champ que nous attendons (dans le plan où Joslyn doit subir un monologue interminable de la part d'un garçon qui ne l'intéresse visiblement pas, comme dans celui où elle parle à son ordinateur), toute la mise en scène nous crie que quelque chose manque quelque part - et ce n'est pas le talent.
Without, en bref, c'est l'histoire d'une fille qui retrouve quelque chose d'elle-même qu'elle avait perdu, et qui n'est peut-être tout simplement que sa capacité à s'émouvoir (une guérison qui n'est pas sans évoquer les meilleures nouvelles de Mélanie Fazi). C'est aussi un film qui, au bout du compte, soutient la comparaison avec Amour de Haneke - pas mal pour un premier film, non ?