jeudi 27 juin 2013

Kechiche de faire un film pour tous ?

La Vie d'Adèle d'Abdellatif Kechiche

Comment puis-je parler d'un film "hors normes" trois mois avant sa sortie en salle ? Facile : il me suffit de céder la parole à une de mes connaissances, qui a eu la chance de le voir en festival. And now, ladies and gentlemen, voici donc le point de vue de @Nichoax sur la dernière Palme d'Or !

J'habite à 30 km de Cannes et j'aime le cinéma.

Parce qu'un film, ça dépend aussi du contexte
Oui j'aime le cinéma. Mais pas le cinéma des Avengers et autres Die Hard insipides, tellement bourrés d'effets spéciaux et dénués de scénario qu'on pourrait les résumer à un simple cliché photoshoppé. Bref, vous l'aurez compris, je n'aime pas ces films grand spectacle aussitôt vus aussitôt oubliés, millimétrés pour plaire à monsieur-tout-le-monde*, qui n'interpellent aucunement le spectateur et ne l'amènent pas à réfléchir "un minimum"... surtout pas ! Hollywood ne pourrait plus vendre ses produits.

J'aime le cinéma et tout particulièrement celui de Cannes. Etonnant dès lors que je ne sois encore jamais allé au "Festival"...
Cela peut être expliqué par une agoraphobie plus importante que mon amour pour le 7ème art ou par un rejet total voire brutal d'une peoplelisation sordide dont le fiel vient remplir les caniveaux de la baie cannoise chaque année en cette période.

Tapis rouge pour film bleu

Mais cette année, un ami me propose de monter les marches le lendemain de la clôture du festival pour voir le film qui a reçu la Palme d'Or. C'est le privilège de certains habitants locaux débrouillards : savoir obtenir quelques billets pour ce (post-)évènement !

- Comment ? Voir gratuitement le film gagnant dans le palais des Festivals de Cannes ?
Et sans star, sans foule... Serais-je en train de fantasmer complet ? Je me pince.

J'ai été très occupé ces derniers temps et je ne connais même pas le titre de l'œuvre couronnée.
C'est dans la file d'attente en allant voir le film que je l'apprends : La Vie d'Adèle !
Ah ? Et ça parle de quoi ?
Un copain australien, également invité, me glisse qu'en anglais le titre est Blue is the Warmest Colour. Le réalisateur est peut-être nul en anglais ou alors il a voulu en jeter plein la vue aux ricains ou mon pote s'est moqué de moi et dans ce cas j'espère que le film ne sera pas sous-titré, ça lui apprendra, tiens !

Il y a quand même du monde dans la queue. Je contrôle mon agoraphobie, je ne pense pas au montant du ticket de parking du Palais qu'il me faudra acquitter à la sortie... Je profite juste pleinement de l'instant présent !

Après un bon moment, peut-être 1h30, les fauves sont lâchés et on peut accéder à la montée des marches. Alors si d'un côté c'est le grand n'importe nawak sur le tapis rouge, d'un autre l'illusion est parfaite : des photographes nous demandent de les regarder, les flashs crépitent, des jeunes filles en robe de soirée posent et pendant quelques secondes, on s'y croirait !


Le cinéma "d'auteur", ce n'est pas à la portée de tout le monde

Et puis on entre dans cette immense salle, ce pentu amphithéâtre de milliers de places - c'est du moins l'impression que cela donne. Grandiose, il s'agit de ne pas trébucher dans les escaliers au risque de se retrouver directement sur scène... mais dans un sale état !
L'ambiance est palpable, tout le monde semble être content, conscient d'être un-e privilégié-e en découvrant ce film récompensé et à l'immense impact médiatique.

Le film démarre sans préliminaire.
Ouf, dans mon patelin, on mange 15 minutes de pubs locales affligeantes, du concessionnaire à Josiane et Robert qui présentent leur boutique ; pour le prix du billet, c'est abusé !
Re-ouf, c'est sous-titré en anglais, mon pote va pouvoir suivre...

Réalisateur : Abdellatif Kechiche ! Mais je connais !
J'avais adoré L'Esquive... Je vais me régaler !

Adèle est une jolie jeune fille, fraîche et souriante. Elle plaît autant aux garçons qu'aux filles. Le personnage est remarquablement interprété par Adèle Exarchopoulos (retenez bien ce nom, je ne vais pas le réécrire !), une actrice très douée et crédible dans ce rôle.
Je l'avais déjà vue dans Les Enfants de Timpelbach de Nicolas Bary.

Et là entre en jeu toute la force d'un film de Kechiche : c'est d'un commun, d'un banal... mais d'un banal si délicieux qu'on est transporté par la pétillante Adèle qui nous entraine dans son univers, dans son intimité et dans ses fantasmes.
Cette banalité ne semble pas du goût de tous, et dès le premier quart d'heure, des gens se lèvent et se dirigent vers la sortie. Bien qu'elles aient fait la queue 90 minutes, durant tout le film, des personnes quitteront la salle.

La poésie au service de l'amour (ou le contraire)

Comme dans L'Esquive, Kechiche nous fait un hommage aux lettres et notamment à Marivaux. Le film part sur une douce poésie des cours du secondaire avant que la réalité ne vienne briser le rêve : pas facile de vivre une vie sentimentale "hors-normes" en France.

"Hors-normes", "norme", "normal"... Qu'est-ce que cela veut dire "normal" ?
Réfléchissons, abandonnons tout dogme et tout préjugé : qu'est-ce qui nous dérange dans le fait que deux adultes consentants s'aiment et souhaitent vivre ensemble ?
J'ai beau retourner la question dans tout les sens, pour moi ce qui est "normal" c'est qu'un pourcentage de la population soit homosexuel... Dans toutes les cultures, partout sur le globe, on a cette constante. Beaucoup de pays/communautés/religions ont tenté de bannir cette attirance alors que d'autres l'ont assumée et intégrée comme certaines peuplades polynésiennes ou amérindiennes, pour ne citer qu'elles.

Ce que je retiens du film de Kechiche c'est à quel point la vie sentimentale d'un homo est banale, insignifiante, avec de la passion, des hauts et des bas... comme les hétéros, quoi !
Certes, je le savais déjà, moi l'homo-solidaire qui me suis intéressé au sujet, je ne suis pas surpris mais qu'en est-il des autres ? Quand je vois avec quelle violence certains peuvent parler du sujet, je me dis que ce film est salvateur.
Non, un-e homo n'est pas un-e gros-se pervers-e dégueulasse, c'est juste un être humain qui aspire à un peu de joie, de bonheur et de tranquillité...

Ce n'est qu'au générique de fin que l'on comprend que le film était en 2 parties : chapitres 1&2.
D'abord la jeunesse adolescente puis la vie en couple.

Plus c'est long, plus c'est bon

Certains disent que le film contient des longueurs.
Certes, mais des longueurs qui, à mon sens, ne sont pas gratuites.

Dans la première partie, on est dans la tête d'une ado. Une ado, ça cogite, ça se cherche et le temps paraît si long quand on ne sait même pas ce qu'il faut trouver.

Là où le réalisateur surprend c'est dans les scènes de sexe car là aussi, on a des longueurs. Si le film n'est pas à "vocation masturbatoire", il se trouve que certaines scènes sont osées voire ultra-réalistes.
La première est entre Adèle et son premier petit ami, un garçon sentimentalement très attaché à elle. La jeune fille est entreprenante et le chevauche vaillamment. On peut entrevoir à quel point son partenaire est "content" de jouer la scène lorsque cette dernière se relève.

La seconde scène est d'anthologie !
7 minutes de sexe non simulé (ou à peine) dans un film qui n'a pas le label "porno", je ne crois pas l'avoir déjà vu, même pas dans les Vixens de Russ Meyer. Kechiche s'en est donné à cœur-joie !
Seul chez soi, cela n'aurait pas eu la même saveur mais dans une salle avec des centaines de personnes, j'ai vécu un de mes plus grands moments de cinéma... Jouissif !
Avec une population cannoise (donc plutôt réac), imaginez un peu le malaise...
Les gens se regardent ou n'osent même plus le faire, une rumeur parcourt la salle. A l'apothéose, un homme crie "bravo", la salle rit, des applaudissements suivent. Le rire libérateur va remettre les choses en place : ceci n'est qu'un spectacle, une "œuvre" cinématographique, créée pour nous divertir.
Mais non, pour bon nombre de couple, c'est le quotidien ! Le meilleur moment du quotidien même...

La seconde partie aussi connait des longueurs.
C'est la vie de couple, parfois torride et parfois monotone...
Adèle attend sa bien aimée qui a des projets artistiques.
Adèle erre chez elle après s'être fait larguer.
Adèle seule, Adèle triste, Adèle paumée.

Bref c'est la vie... Avec ses témoignages de sincérité et ses duperies.
C'est la vie sentimentale de n'importe qui, femme ou homme, homo ou hétéro...
C'est bien peu et c'est déjà beaucoup !

Pour finir, je ne dirai qu'une seule chose :
- Merci Abdellatif ! "Encore"...

Notes :
* Remarque sexiste volontaire, le cinéma étant principalement à destination de la gent masculine, sauf les films avec Meg Ryan, bien entendu... (Oui, cette remarque gratuite aussi était sexiste !)

Et merci à @Nichoax pour sa contribution, qu'il est très intéressant de mettre en perspective avec l'avis de Julie Maroh, l'auteur de la bande dessinée dont le film s'inspire...

mardi 11 juin 2013

Même le Diable a des remords

Shokuzai 2/2 de Kiyoshi Kurosawa

Et voici la deuxième partie du film-fleuve qui marque le retour de Kurosawa - hélas peu remarqué, si j'en juge par le nombre réduit de salles qui projettent cette suite. Elle comprend très logiquement deux chapitres qui nous présentent le destin des deux derniers membres du quatuor ayant rencontré le meurtrier d'Emili, ainsi qu'un chapitre conclusif centré sur Asako, le Diable avec qui les quatres jeunes femmes ont passé un pacte fatal - un Diable qui va se révéler plus humain qu'on n'aurait cru.

Mais procédons par ordre. Saé, le premier membre du quatuor, avait choisi le repli sur soi et n'en était pas vraiment consciente ; Maki, la deuxième, avait opté pour un volontarisme à tout crin dont elle était parfaitement consciente. Suivant un schéma parfait, Akiko, la troisième sera repliée sur soi et parfaitement consciente de son état, alors que Yuka, la quatrième, fera montre d'une volonté allant jusqu'à la manipulation pure et simple, sans être vraiment consciente de l'image qu'elle renvoie ainsi à son entourage. Ajoutez à ça le fait que la volonté de re-sauver Emili si possible est surtout présente chez Maki et AKiko, les deuxième et troisième, et vous aurez une bonne idée de la structure oppositive qui sous-tend l'ensemble du film.

La façon dont s'enclenche la mécanique fatale qui va mener chacune de ces femmes vers une libération intime mais un destin funeste (même si Yuka, la quatrième à le répéter, s'en tirera beaucoup mieux que les autres, sans doute parce qu'elle seule a réussi à devenir vraiment une mère) est elle étrangement similaire. Les deux premières jeunes femmes se trouvaient confrontées à des personnages qui leur renvoyaient une image fidèle d'elles-mêmes ; les deux dernières se voient elles sommées de se positionner par rapport à leur frère (hyperactif) pour Akiko ou leur soeur (stérile) pour Yuka.

C'est ainsi qu'Akiko, qui s'est persuadée que si elle sort de son rôle d'ours elle déclenchera une nouvelle catastrophe, sera pourtant amenée à sortir de son cocon par la fille adoptive de son frère. Une volonté de libération (qui la ménera paradoxalement en prison) emblématisée par un travelling magnifique, qui évoque tour à tour le Truffaut des Quatre cent coups pour la course haletante, puis le Bunuel d'El pour la course en zigzag symbolisant une certaine folie. La position fragile d'Akiko dans le monde est également parfaitement rendue par le décor très kurosawien du grand entrepôt où son frère a élu domicile, un espace large qui fait indubitablement écho à la salle de gym où Emili a trouvé la mort, aussi bien qu'au grand appartement où Saé est contrainte de vivre, ou qu'à la piscine ou la salle de kendo où le destin de Maki se joue. Est-ce vraiment un hasard si celle qui s'en sort le mieux des quatre, Yuka, se sera toujours contenté d'espaces plus étriqués malgré sa folie des grandeurs ?

Yuka, justement, est persuadé que seul un policier (l'époux de sa soeur, par exemple) pourra la protéger du monde et la rendre heureuse en comblant le vide son coeur (elle a au moins conscience de sa vacuité fondamentale, à défaut d'avoir celle de la portée de ses actes). Malgré le nom de la boutique où elle travaille ("Rosebud", un clien d'oeil à Citizen Kane), elle serait toute prête à oublier Emili, si le hasard ne la mettait pas en possession d'une information capitale pour la mère d'Asako. Elle va donc essayer, et ce sera la seule, non à respecter son contrat, mais à le rompre - elle va chercher à affronter le Diable, Asako.

Cette confrontation va être pour le spectateur l'occasion de commencer à soupçonner que ce Diable n'est pas si monolithique que ça, ce que le dernier chapitre viendra confirmer de façon éclatante. Si l'on y retrouve quelques-uns des attributs presque magiques qu'Asako a manifesté jusqu'ici (par exemple en semblant retourner contre lui la volonté de la tuer du meurtrier), on se rend peu à peu compte que ce Diable est tout autant prisonnier du contrat qu'il a imposé, tout aussi aliéné par lui que les quatre jeunes femmes. Asako, elle aussi, au fur et à mesure qu'elle découvre que les raisons du meurtre d'Emili sont liées à son passé trouble, prend conscience de ce qu'elle a sacrifié pour venger Emili, et en vient à douter d'elle-même. Une évolution qui se traduit symboliquement par un renoncement final au noir qui ornait toutes ses tenues jusqu'ici, ainsi que par un double travelling final, de face puis de dos, qui nous montre que la volonté qui l'anime est devenue au bout du compte beaucoup plus ténue que celle d'Akiko.

Ces cinq trajectoires de femmes hantées par la même idée fixe en viennent ainsi à esquisser les contours d'un monde où la moindre petite lâcheté a une répercussion profonde sur les autres et sur soi, par le biais de réactions en chaîne qui doivent tout autant à une implacable logique interne qu'aux hasards de l'existence. Ce tableau est servi par une esthétique résolument non-hollywoodienne qui fait de ce film bien plus qu'une série télé : un jalon incontournable dans la filmographie de Kurosawa.