Under the Skin de Jonathan Glazer
Les critiques (presque tous enthousiastes, pour une fois) semblent avoir dit tout ce qu'il y avait à dire sur le film de Jonathan Glazer, et notamment qu'il est dans la droite lignée de Her (et plus généralement de la "science-fiction" qui ne rime pas avec "action") par sa façon de réduire une icône hollywoodienne (Scarlett Johansson) à sa pure matérialité (sa voix pour Her ou son corps pour Under the Skin) ou sa manière d'utiliser une esthétique audiovisuelle issue du clip pour figurer l'irreprésentable (une intelligence artificielle désincarnée et pourtant désirante dans Her, une forme de vie irrémédiablement autre dans Under the Skin).
En revanche, personne n'a semble-t-il pensé à comparer le film au livre de Michel Faber dont il est issu, une comparaison qui en dit pourtant long sur les intentions poursuivies par les deux auteurs, comme on va le voir.
La première différence, c'est que le personnage joué par Scarlett Johannsson, anonyme dans le film (baptisons-là X), a un nom dans le livre : Isserley.
Evidemment, Michel Faber pouvait difficilement écrire 281 pages sans donner ne serait-ce qu'un surnom à sa créature (et donc l'humaniser un peu), mais Jonathan Glazer était libre de laisser ce point-là dans le flou pour mieux la dépersonnaliser, et il ne s'en est pas privé.
De la même manière, alors que le rôle d'Isserley est clairement expliqué en détails dans le livre (elle capture des hommes qui seront ensuite engraissés et tués pour leur viande), nous ne saurons jamais à quoi servent les victimes de X, et leur destin ne sera évoqué que dans des images très stylisées qui tranchent avec la crudité dont fait preuve le livre de Michel Faber.
En effet, alors que les victimes de X sombrent dans un lac noir qu'on devinera, au détour d'une scène poétique, composé de sucs digestifs, celles d'Issserley suivent un trajet comparable à celui d'un boeuf à l'abattoir, et aucun détail de leur transformation ne nous est épargné : Isserley est certes aussi solitaire dans son travail que X, mais elle avant tout le rouage central d'un impitoyable système.
La différence entre les deux personnages n'est pas que fonctionnelle, elle est également physique.
Isserley est en effet une extraterrestre qui a subi une opération de chirurgie esthétique pour la rapprocher au maximum des (repoussantes) créatures qu'elle traque, alors que X n'a eu qu'à se glisser, littéralement, dans la peau d'une femme (celle de Scarlett Johansson en l'occurrence) : le titre Under the Skin n'est pas aussi métaphorique qu'il l'était dans le livre...
Et si le cheminement mental des deux personnages va être comparable (une prise de conscience lente mais sûre de la cruauté de leur rôle), il n'a ni les mêmes causes ni la même rapidité.
Dans le livre en effet, c'est la visite du fils de son employeur, un idéaliste révolté à l'idée de voir une espèce pensante en dévorer une autre, qui va être la cause principale du changement d'Isserley, même si des rencontres avec des auto-stoppeurs particuliers vont jouer un rôle de catalyseur.
Dans le film, au contraire, X va changer presque d'elle-même, sous l'influence d'une rencontre avec un homme presque aussi marginalisé qu'elle peut l'être, dans une scène originale qui est certainement le point culminant du film.
La fugue que X commet alors, Isserley la fait aussi, mais à la toute fin du livre (son évolution est donc plus lente), quoique avec sensiblement le même résultat, parce que, comme elle le dit plus tôt dans le livre, son travail la prédisposait à être "une tragédie en attente de son dénouement".
Ces quelques changements suffisent à orienter les deux oeuvres dans des directions différentes.
Comme l'indique gentiment la quatrième de couverture, Michel Faber entend en effet dénoncer l'aliénation que la loi de l'offre et la demande fait subir au travailleur qu'est Isserley, chez qui toute réflexion éthique est abolie dès lors qu'il y a un client pour cautionner ses actes : en sus de nous donner un cours de relativisme culturel (et si nous n'étions que de la chair à pâté pour une autre espèce pensante ?), Michel Faber effleure la question de la banalité du mal (est-ce un hasard si dans Isserley il y a SS ? ou si en allumant sa télévision elle tombe sur un jeu où les participants doivent deviner le mot INIQUITY ?)
En revanche, dans le film, s'il y a bien aliénation de X, elle n'est pas liée à son statut de chasseresse, mais bel et bien au corps féminin dans lequel elle s'est incarnée, et qu'elle a tant de peine à maitriser : le relativisme de Glazer est donc un féminisme (et si nous étions né dans un autre sexe ?)
En témoigne, du reste, la scène de la tentative de viol, qui a une tout autre portée dans le film que dans le livre, parce qu'elle n'a pas les mêmes implications (les risques du métier pour Isserley, la fatalité pour X).
Au final, on peut donc dire que Jonathan Glazer s'est parfaitement approprié l'histoire de Michel Faber : il lui a donné une inflexion différente (toute personnelle), mais il a aussi réussi à en tirer toute la quintessence sur le plan esthétique, ne gardant du livre que ce qui pourrait frapper l'oeil (à commencer par les yeux d'Isserley-X, justement).
En ce sens, plus que d'une adaptation, il faudrait parler d'une distillation - le résultat étant d'ailleurs d'une pureté visuelle telle qu'elle saoulera les spectateurs déshabitués de voir des images signifier par elles-mêmes...
Les critiques (presque tous enthousiastes, pour une fois) semblent avoir dit tout ce qu'il y avait à dire sur le film de Jonathan Glazer, et notamment qu'il est dans la droite lignée de Her (et plus généralement de la "science-fiction" qui ne rime pas avec "action") par sa façon de réduire une icône hollywoodienne (Scarlett Johansson) à sa pure matérialité (sa voix pour Her ou son corps pour Under the Skin) ou sa manière d'utiliser une esthétique audiovisuelle issue du clip pour figurer l'irreprésentable (une intelligence artificielle désincarnée et pourtant désirante dans Her, une forme de vie irrémédiablement autre dans Under the Skin).
En revanche, personne n'a semble-t-il pensé à comparer le film au livre de Michel Faber dont il est issu, une comparaison qui en dit pourtant long sur les intentions poursuivies par les deux auteurs, comme on va le voir.
La première différence, c'est que le personnage joué par Scarlett Johannsson, anonyme dans le film (baptisons-là X), a un nom dans le livre : Isserley.
Evidemment, Michel Faber pouvait difficilement écrire 281 pages sans donner ne serait-ce qu'un surnom à sa créature (et donc l'humaniser un peu), mais Jonathan Glazer était libre de laisser ce point-là dans le flou pour mieux la dépersonnaliser, et il ne s'en est pas privé.
De la même manière, alors que le rôle d'Isserley est clairement expliqué en détails dans le livre (elle capture des hommes qui seront ensuite engraissés et tués pour leur viande), nous ne saurons jamais à quoi servent les victimes de X, et leur destin ne sera évoqué que dans des images très stylisées qui tranchent avec la crudité dont fait preuve le livre de Michel Faber.
En effet, alors que les victimes de X sombrent dans un lac noir qu'on devinera, au détour d'une scène poétique, composé de sucs digestifs, celles d'Issserley suivent un trajet comparable à celui d'un boeuf à l'abattoir, et aucun détail de leur transformation ne nous est épargné : Isserley est certes aussi solitaire dans son travail que X, mais elle avant tout le rouage central d'un impitoyable système.
La différence entre les deux personnages n'est pas que fonctionnelle, elle est également physique.
Isserley est en effet une extraterrestre qui a subi une opération de chirurgie esthétique pour la rapprocher au maximum des (repoussantes) créatures qu'elle traque, alors que X n'a eu qu'à se glisser, littéralement, dans la peau d'une femme (celle de Scarlett Johansson en l'occurrence) : le titre Under the Skin n'est pas aussi métaphorique qu'il l'était dans le livre...
Et si le cheminement mental des deux personnages va être comparable (une prise de conscience lente mais sûre de la cruauté de leur rôle), il n'a ni les mêmes causes ni la même rapidité.
Dans le livre en effet, c'est la visite du fils de son employeur, un idéaliste révolté à l'idée de voir une espèce pensante en dévorer une autre, qui va être la cause principale du changement d'Isserley, même si des rencontres avec des auto-stoppeurs particuliers vont jouer un rôle de catalyseur.
Dans le film, au contraire, X va changer presque d'elle-même, sous l'influence d'une rencontre avec un homme presque aussi marginalisé qu'elle peut l'être, dans une scène originale qui est certainement le point culminant du film.
La fugue que X commet alors, Isserley la fait aussi, mais à la toute fin du livre (son évolution est donc plus lente), quoique avec sensiblement le même résultat, parce que, comme elle le dit plus tôt dans le livre, son travail la prédisposait à être "une tragédie en attente de son dénouement".
Ces quelques changements suffisent à orienter les deux oeuvres dans des directions différentes.
Comme l'indique gentiment la quatrième de couverture, Michel Faber entend en effet dénoncer l'aliénation que la loi de l'offre et la demande fait subir au travailleur qu'est Isserley, chez qui toute réflexion éthique est abolie dès lors qu'il y a un client pour cautionner ses actes : en sus de nous donner un cours de relativisme culturel (et si nous n'étions que de la chair à pâté pour une autre espèce pensante ?), Michel Faber effleure la question de la banalité du mal (est-ce un hasard si dans Isserley il y a SS ? ou si en allumant sa télévision elle tombe sur un jeu où les participants doivent deviner le mot INIQUITY ?)
En revanche, dans le film, s'il y a bien aliénation de X, elle n'est pas liée à son statut de chasseresse, mais bel et bien au corps féminin dans lequel elle s'est incarnée, et qu'elle a tant de peine à maitriser : le relativisme de Glazer est donc un féminisme (et si nous étions né dans un autre sexe ?)
En témoigne, du reste, la scène de la tentative de viol, qui a une tout autre portée dans le film que dans le livre, parce qu'elle n'a pas les mêmes implications (les risques du métier pour Isserley, la fatalité pour X).
Au final, on peut donc dire que Jonathan Glazer s'est parfaitement approprié l'histoire de Michel Faber : il lui a donné une inflexion différente (toute personnelle), mais il a aussi réussi à en tirer toute la quintessence sur le plan esthétique, ne gardant du livre que ce qui pourrait frapper l'oeil (à commencer par les yeux d'Isserley-X, justement).
En ce sens, plus que d'une adaptation, il faudrait parler d'une distillation - le résultat étant d'ailleurs d'une pureté visuelle telle qu'elle saoulera les spectateurs déshabitués de voir des images signifier par elles-mêmes...