jeudi 13 mars 2014

Hommes perdus et femmes fatales

L'Etrange couleur des larmes de ton corps d'Hélène Cattet et Bruno Forzani

Il semble que tous les ans la sélection du festival de Gérardmer comprenne au moins un film réunissant trois critères : flirter avec l'expérimental, faire un vrai travail sur le son et rendre hommage au giallo.
L'an passé, c'était à Peter Strickland (à qui d'ailleurs Cattet et Forzani rendent hommage dans le générique de leur film) de s'y coller avec Berberian Sound Studio, cette année c'est le tour de L'Etrange couleur des larmes de ton corps de dérouter les critiques paresseux.
Et pourtant, contrairement à son illustre devancier (qui dynamitait le principe même de la narration en créant une structure circulaire, dans laquelle un preneur de son anglais revivait son séjour dans un studio italien comme s'il était devenu un natif du coin), le film de Cattet et Forzani déroule une narration parfaitement linéaire (quoique post-godardienne) sur un thème des plus classiques (la maison hantée, j'y reviendrai).

L'originalité du film réside donc dans la manière de filmer cette intrigue, qui fait appel à une esthétique qu'on a pu voir dans certains films expérimentaux ou même tout simplement dans les films muets.
Quand on n'a pas de son, on est en effet obligé de faire des gros plans sur des objets (un verre qui se brise, par exemple) pour signaler un bruit jouant un rôle dans l'intrigue : Cattet et Forzani retiennent le principe, mais en associant ces fugitifs gros plans avec le son qui va avec, dans l'idée de restituer une certaine subjectivité des personnages, d'être au plus près de leurs impressions (on n'est pas loin de l'usage que fait Robert Bresson du son, pour faire exister un espace imaginaire, dans le prolongement de ce que le gros plan nous donne à voir).
Dans le même style, une énigmatique cassette audio que la voisine sadique du héros du film (Dan) lui fait écouter par téléphone se retrouve matérialisée en images en noir et blanc, qu'on devine nées à l'audition de ces sons.

Cette séquence (qui reviendra périodiquement jusqu'à que ce qu'en on comprenne le sens) n'est que la première d'une série de récits enchâssés dans la narration principale, qui vont venir en perturber la linéarité (et perdre le spectateur inattentif, d'où l'intérêt à mon avis d'en parler, parce que L'Etrange couleur des larmes de ton corps est le genre de films qui supporte facilement un visionnage averti).
La deuxième est le récit que fait à Dan une voisine (folle ?) de la disparition de son mari Paul quelques années plus tôt, la troisième le récit que fait à Dan le policier enquêtant sur la disparition de sa femme (un récit qui sert à justifier la cicatrice qu'il a au cou, mais qui n'est peut-être pas sans rapport avec la voisine sadique de Dan), la quatrième un rêve que fait Dan après une séance SM avec sa voisine et dans lequel il se retrouve confronté à ses doubles (une séquence qui est d'autant moins gratuite que les réalisateurs ont visiblement voulu que tous leurs acteurs masculins se ressemblent un peu, non pour nous égarer comme le pense Quentin Grosset dans Trois couleurs, mais pour indiquer qu'ils auront toujours le même rôle, celui de victime pour aller vite) et la cinquième un diaporama en noir et blanc (qui rend visible le journal intime de la mystérieuse Laura que feuillette le propriétaire de l'immeuble art nouveau où vit Dan).

Cette dernière séquence est capitale pour comprendre (à demi-mot) ce qui se passe dans le film.
Comme je l'ai déjà dit, il s'agit tout simplement d'une histoire de maison hantée, voire de maison déglinguée à la Jean Ray (une référence qui vient toujours à l'esprit quand on parle de fantastique belge, mais ici elle est plus que pertinente et Jean-François Rauger dans Le Monde a bien raison de le rappeler : même s'il n'y a pas de dieux grecs, la maison ressemble fort à Malpertuis).
On pense également au Lovecraft des Rats dans les murs (pour les passages dans les murs où les personnages peuvent circuler, dont le mystérieux barbu qui fera à Dan tout plein de révélations en partie masquées par le son, comme dans Week-end - quand je disais que Cattet et Forzani louchaient vers Godard), mais aussi et surtout à Notre vénérée chérie de Robert Marasco (adapté au cinéma par Dan Curtis sous le titre Burnt offerings) et aux oeuvres que ce roman hélas méconnu a inspiré, à savoir Christine et Shining de Stephen King (et de Stanley Kubrick) par ricochet).

Il y a en effet dans cette maison une "red rum" analogue à celle de Shining, dans laquelle réside l'entité qui fut jadis Laura (comme l'indique le 7 à l'envers sur la porte, qui est aussi bien la lettre L).
Comme nous l'apprend son journal, Laura a jadis réussi à donner corps à ses fantasmes et à matérialiser un homme en imperméable et chapeau qui tue ses victimes en leur laissant une blessure en forme de sexe de femme.
C'est dire le caractère fondamentalement féminin de cette entité, laquelle va également prendre possession de toutes les femmes habitant l'immeuble (d'où leur ressemblance de visage, à l'instar des acteurs masculins).
Une fois pris en compte ce noyau dur de fantastique, le reste de l'intrigue principale (que je ne détaillerai pas pour ne pas trop la déflorer) est parfaitement clair à mon sens (mais il n'est pas exclu que j'ai compris de travers).

Comme on le voit, L'Etrange couleur des larmes de ton corps est un film ambitieux, aussi bien par sa façon de raconter que par les références qu'il convoque (ce qui justifie pleinement sa sélection à Gérardmer).
Il ravira donc les spectateurs ambitieux (ceux qui ne croient pas que la seule expérience de cinéma possible consiste à se laisser prendre par la main par un blockbuster et guider par un chemin si balisé qu'il en devient ennuyeux).

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