vendredi 12 juillet 2024

Le fantastique édifice d’une théocratie

Le Chemin de l'espace de Robert Silverberg


La simple présence du Chemin de l'espace (fix-up lu en service de presse) dans la collection Pulps du Bélial' suffit sans doute à établir, comme le dit fort justement Stéphanie Chaptal, que nous sommes face à "un récit de Robert Silverberg qui n'est certes pas un essentiel de sa bibliographie, mais reste un très bon texte de SF à l'ancienne rempli d'évasion et de sens du merveilleux".


Ceci étant dit, une bonne part du plaisir qu'on prend à la lecture de ce fix-up tient sans doute à la façon dont Robert Silverberg, qui entendait avec cette oeuvre revenir à "des textes plus ambitieux" (page 14, préface), à la fois reconduit et subvertit "tous les ingrédients familiers de la pulp science fiction : beaucoup d'action, de jolies femmes, des extraterrestres aux yeux globuleux et une orientation politique qui ne trompe pas" (dixit Aaron Santesso dans un article sur les tropes fascistes en SF, à mettre en relation avec les réflexions d'Istvan Csicsery-Ronay sur l'impérialisme consubstantiel à la SF).


Dans Le Chemin de l'espace, les motifs pulp ne manquent pas en effet :

– la construction même, "une série de cinq novelettes" formant "un "roman" assez lâche" (mais très cohérent, page 15, préface), évoque le feuilleton, la parution épisode par épisode ;

– les descriptions rangent très clairement le texte dans ce qu'une de mes amies appelle une "esthétique de gant Mappa", voir par exemple la "tunique grise collante, avec un foulard vert, des bottes de cuir bleu, des gants de maille d'or scintillants" dont est vêtu Reynolds Kirby page 31 ;

– l'intrigue procède d'une vision naïve de la maîtrise technologique croissante de l'homme sur à la fois le temps (allonger sa durée de vie) et l'espace (coloniser les étoiles vu le manque de place sur Terre), qui ignore superbement toute préoccupation écologique (la nature est vue comme fondamentalement hostile, voir les descriptions de Vénus, dont je donne un exemple à la fin de cette chronique) ;

– comme l'a fort justement remarqué là encore Stéphanie Chaptal, la technologie y est entendue au sens large, et l'intrigue n'hésite pas à recourir à des facilités pulp, à commencer par l'usage des pouvoirs psy "comme des réponses instantanées aux problèmes tels que comment dépasser la vitesse de la lumière" (même si, comme l'a remarqué SFF180, c'est surtout un prétexte pour introduire des considérations génétiques très hard SF) ; voir aussi la présence d'une faune endogène sur Vénus (improbable même en 1967) ;

– cette (irrésistible) conquête spatio-temporelle se fait sous la direction d'un homme providentiel, Noel Vorst, le fondateur d'une "croyance nouvelle, électrique, synthétique, qui rejetterait le mysticisme des anciennes religions en le remplaçant par un autre type de mysticisme, scientifique celui-là" (page 142) ;

– elle mobilise essentiellement des personnages masculins, revenant d'une novelette à l'autre (Noel Vorst, David Lazare, Reynolds Kirby, Christopher Mondschein, Nicholas Martell, Nathaniel Weiner, pour ne citer que les plus essentiels), les personnages féminins étant réduits à la portion congrue (seuls deux reçoivent un nom, Vanna Marshak dans la première histoire et Delphine dans la dernière, et seule Vanna revient, peut-être, dans la deuxième histoire, où elle n'est pas nommée, mais son apparence physique suffit à la faire remarquer).


C'est justement sur ce dernier point, le traitement des personnages féminins, que le détournement du pulp est peut-être le plus visible, les femmes étant explicitement rejetées, comme la faune de Vénus, du côté du monstrueux, donc du "grotesque" (le terme figure explicitement pages 64, 82, 159, 216) ; on peut n'y voir qu'un effet secondaire du virilisme inhérent au pulp, mais Robert Silverberg s'en sert aussi pour dialoguer avec le sublime religieux qui est au coeur de son texte, voir page 47 :

"Une femme de diamants et d'émeraudes surgit dans le cerveau de Kirby.

Les chirurgiens avaient ôté jusqu'à la plus infime parcelle de chair vive de son corps. Ses yeux avaient l'éclat froid des gemmes, ses seins étaient des globes d'onyx blanc aux pointes de rubis. Ses lèvres étaient des plaques d'albâtre et sa chevelure des brins d'or. Une flamme bleue dansait autour d'elle. Le feu vorster, aux crépitements étranges."


Cette hallucination, dans laquelle la déshumanisation de Vanna est poussée jusqu'à la minéralisation, et le grotesque, presque jusqu'au sublime, c'est avant tout la marque, comme souvent dans le texte, qu'un changement est en train de s'opérer chez Kirby ; en fait, c'est dans ce type de changement psychologique, menant tout droit à la "conversion" (pages 95, 150, 162, 175, 242) ou à la "catéchèse" (page 128) que gît le véritable suspense du roman – bien plus que dans, par exemple, l'"espionnage" des pages 110 ou 162.


Certes, cette progression inexorable de la religion dans les coeurs (les apparences grotesques dévoilant une harmonie sublime) découle de la thématique pulp de l'instauration d'une société futuriste supérieure ("le fantastique édifice d'une théocratie", page 241) ; mais elle est traitée à hauteur d'homme, d'une façon qui n'idéalise aucun de ses acteurs (y compris Noel Vorst lui-même) – Silverberg souligne fréquemment en tout cas combien telle ou telle décision cruciale est prise par pur pragmatisme (page 270) :

"Ses motivations n'étaient pas essentielles, mais elles étaient humaines, au moins. Oui, Mondschein était humain, même avec sa peau bleue et ses branchies."


Le Chemin de l'espace en vient ainsi à offrir par la bande une réflexion (peut-être motivée par les controverses autour de la scientologie) sur le lien entre science et croyance ou sur la place de la religion dans la société (Peter Watts s'en souviendra peut-être dans Echopraxie) : pas mal pour un texte mineur (mais ambitieux, dirait Hilaire Alrune), qui présente en outre une grande clarté, même dans ses passages les plus pulp (page 134, la dernière citation pour la route) :

"C'était une marche solitaire. La muraille de la végétation ne laissait voir aucune habitation. Pas le moindre véhicule ne circulait. Les arbres bleuâtres, sombres, sinistres, dressés de chaque côté de la route formaient une voûte maléfique. Leurs feuilles lancéolées luisaient doucement dans la clarté diffuse. Un bruissement s'élevait parfois, comme si des bêtes cheminaient dans les fourrés."




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