Babycall de Pal Sletaune
Avec un pitch comme celui de ce film (une femme, Anna, surveillant son enfant, Anders, grâce à un "babycall" y capte d'inquiétantes conversations), le spectateur pourrait s'attendre à une intrigue astucieuse, mais sacrifiant tellement les personnages à ses fins qu'ils ne sont plus que des marionnettes désincarnées... Et il aurait tort ! L'engin en question n'est rien d'autre qu'un accessoire parmi d'autres, et comme eux entièrement au service d'un film dont le vrai sujet est la maltraitance familiale (le vécu commun des deux personnages principaux du film, Anna et Helge), traité il est vrai sous un angle fantastique. Mais comme le faisait remarquer Harlan Ellison, les choses sont tellement plus claires sous la lumière du surnaturel...
Erich Vogel a donc parfaitement raison d'écrire dans Elegy que Babycall s'inscrit dans une lignée de "ghost stories" remontant au moins à Henry James et son fameux Turn of Screw (adapté au cinéma par Jack Clayton sous le titre The Innocents et à l'opéra par Benjamin Britten), qui nous présentait déjà une femme en prise avec des enfants et des fantômes. En revanche, il a tort quand il sous-entend que le film n'est rien d'autre qu'une énième variation sur des figures éculées, parce que son intrigue se résout d'une façon que je ne me souviens pas d'avoir déjà vu quelque part.
Chacun sait (ou devrait savoir) que les récits fantastiques offrent souvent deux explications aux phénomènes qu'ils décrivent : l'une rationnelle (les personnages sont fous ou rêvent), l'autre irrationnelle (les fantômes sont vraiment là). Parfois, l'hésitation entre les deux se maintient jusqu'à la fin de l'oeuvre (au point que Todorov a voulu en faire, à tort, la définition du fantastique), mais le plus souvent l'une des deux est privilégiée, que ce soit ouvertement (Mark of the Vampire de Tod Browning et son célèbre basculement de l'intrigue dans le film policier) ou plus subtilement (comme dans le cas que Jacques Finné appelle la "fausse double explication", où la solution rationnelle est discrètement assassinée dans un coin de l'oeuvre). Mais jamais les deux explications ne se révèlent toutes les deux vraies, comme c'est le cas dans Babycall, d'une façon que je n'expliciterai pas pour ne pas trop déflorer le film.
L'attention portée par Pal Sletaune à la construction de son film ne s'arrête pas là : de façon assez systématique mais très habile, tout objet apparaissant à un moment ou à un autre du film se retrouve employé dans une autre scène, que ce soient de simples ciseaux ou le dessin d'Anders qui va servir à Anna de plan pour retrouver l'appartement d'où viennent les cris. Plus qu'une application du célèbre principe du fusil de Tchékhov, j'y vois une volonté de faire résonner les scènes entre elles pour donner de l'unité au film, en faisant comme si la première appelait la seconde, d'une façon plus magique que logique (un procédé théorisé par Jorge Luis Borges).
Mentionnons également, au rang des accessoires, cet appareil photo qui, puisqu'il faut bien que l'image s'ajoute au son, va servir à Helge à observer l'enfant qu'Anna entend crier. On retrouve là une thématique classique des récits qui mettent en scène des êtres imaginaires (comme dans Fight Club de David Fincher, où les images des caméras de surveillance nous montrent ce qui se passe vraiment dans le parking), celle de l'objectivité supposée des appareils qui prolongent nos sens. Un des enjeux du film, pour le spectateur, est justement de savoir s'il peut s'y fier ou non pour comprendre ce qui se passe vraiment (la réponse est certes classique, mais elle sert l'intrigue qui, elle, est originale, je l'ai dit).
Une autre astuce du réalisateur est la première image du film (le visage ensanglanté d'Anna à qui une voix dure demande "Où est Anders ?"), qu'on croit tout naturellement être un échantillon de ce qu'elle a subi avant de déménager, mais qui se révèle finalement être un flash-forward (je conseille aux gens qui ne veulent pas trop en apprendre sur le film avant de le voir de ne pas chercher à approfondir la signification de ce terme s'ils l'ignorent). De façon générale, ce film oblige presque sans cesse le spectateur à reconsidérer sa position (classique me direz-vous, mais ce n'est pas souvent qu'un cinéaste y réussit aussi bien).
Ainsi plongés dans un état permanent de doute, nous nous retrouvons au diapason d'Anna et de Helge, qui errent dans les débris de leurs vies comme nous dans les pièces du puzzle conçu par Pal Sletaune. Du coup, l'intrigue, qui aurait pu phagocyter la vie intérieure des personnages, contribue au contraire à nous en donner une idée fidèle, et le film nous touche vraiment, au lieu de simplement nous distraire.
Avec un pitch comme celui de ce film (une femme, Anna, surveillant son enfant, Anders, grâce à un "babycall" y capte d'inquiétantes conversations), le spectateur pourrait s'attendre à une intrigue astucieuse, mais sacrifiant tellement les personnages à ses fins qu'ils ne sont plus que des marionnettes désincarnées... Et il aurait tort ! L'engin en question n'est rien d'autre qu'un accessoire parmi d'autres, et comme eux entièrement au service d'un film dont le vrai sujet est la maltraitance familiale (le vécu commun des deux personnages principaux du film, Anna et Helge), traité il est vrai sous un angle fantastique. Mais comme le faisait remarquer Harlan Ellison, les choses sont tellement plus claires sous la lumière du surnaturel...
Erich Vogel a donc parfaitement raison d'écrire dans Elegy que Babycall s'inscrit dans une lignée de "ghost stories" remontant au moins à Henry James et son fameux Turn of Screw (adapté au cinéma par Jack Clayton sous le titre The Innocents et à l'opéra par Benjamin Britten), qui nous présentait déjà une femme en prise avec des enfants et des fantômes. En revanche, il a tort quand il sous-entend que le film n'est rien d'autre qu'une énième variation sur des figures éculées, parce que son intrigue se résout d'une façon que je ne me souviens pas d'avoir déjà vu quelque part.
Chacun sait (ou devrait savoir) que les récits fantastiques offrent souvent deux explications aux phénomènes qu'ils décrivent : l'une rationnelle (les personnages sont fous ou rêvent), l'autre irrationnelle (les fantômes sont vraiment là). Parfois, l'hésitation entre les deux se maintient jusqu'à la fin de l'oeuvre (au point que Todorov a voulu en faire, à tort, la définition du fantastique), mais le plus souvent l'une des deux est privilégiée, que ce soit ouvertement (Mark of the Vampire de Tod Browning et son célèbre basculement de l'intrigue dans le film policier) ou plus subtilement (comme dans le cas que Jacques Finné appelle la "fausse double explication", où la solution rationnelle est discrètement assassinée dans un coin de l'oeuvre). Mais jamais les deux explications ne se révèlent toutes les deux vraies, comme c'est le cas dans Babycall, d'une façon que je n'expliciterai pas pour ne pas trop déflorer le film.
L'attention portée par Pal Sletaune à la construction de son film ne s'arrête pas là : de façon assez systématique mais très habile, tout objet apparaissant à un moment ou à un autre du film se retrouve employé dans une autre scène, que ce soient de simples ciseaux ou le dessin d'Anders qui va servir à Anna de plan pour retrouver l'appartement d'où viennent les cris. Plus qu'une application du célèbre principe du fusil de Tchékhov, j'y vois une volonté de faire résonner les scènes entre elles pour donner de l'unité au film, en faisant comme si la première appelait la seconde, d'une façon plus magique que logique (un procédé théorisé par Jorge Luis Borges).
Mentionnons également, au rang des accessoires, cet appareil photo qui, puisqu'il faut bien que l'image s'ajoute au son, va servir à Helge à observer l'enfant qu'Anna entend crier. On retrouve là une thématique classique des récits qui mettent en scène des êtres imaginaires (comme dans Fight Club de David Fincher, où les images des caméras de surveillance nous montrent ce qui se passe vraiment dans le parking), celle de l'objectivité supposée des appareils qui prolongent nos sens. Un des enjeux du film, pour le spectateur, est justement de savoir s'il peut s'y fier ou non pour comprendre ce qui se passe vraiment (la réponse est certes classique, mais elle sert l'intrigue qui, elle, est originale, je l'ai dit).
Une autre astuce du réalisateur est la première image du film (le visage ensanglanté d'Anna à qui une voix dure demande "Où est Anders ?"), qu'on croit tout naturellement être un échantillon de ce qu'elle a subi avant de déménager, mais qui se révèle finalement être un flash-forward (je conseille aux gens qui ne veulent pas trop en apprendre sur le film avant de le voir de ne pas chercher à approfondir la signification de ce terme s'ils l'ignorent). De façon générale, ce film oblige presque sans cesse le spectateur à reconsidérer sa position (classique me direz-vous, mais ce n'est pas souvent qu'un cinéaste y réussit aussi bien).
Ainsi plongés dans un état permanent de doute, nous nous retrouvons au diapason d'Anna et de Helge, qui errent dans les débris de leurs vies comme nous dans les pièces du puzzle conçu par Pal Sletaune. Du coup, l'intrigue, qui aurait pu phagocyter la vie intérieure des personnages, contribue au contraire à nous en donner une idée fidèle, et le film nous touche vraiment, au lieu de simplement nous distraire.
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