Without de Mark Jackson
Parfois, "le destin est railleur" (comme dirait Cyrano). Parfois deux films sortis à quelques semaines d'intervalle et partageant aussi bien une certaine thématique (celle de la dépendance avec tout ce qui peut y être associé, y compris la violence mentale ou physique faite à une personne impuissante) qu'une certaine esthétique (un réalisme cru tempéré par des touches plus ou moins prononcées d'onirisme ou d'étrangeté) subissent deux sorts radicalement opposés : une Palme d'Or (méritée) à Cannes et une diffusion massive pour l'un (Amour de Michael Haneke) ; une sortie dans seulement deux salles parisiennes pour l'autre (Without de Mark Jackson). Et les critiques n'y sont pour rien : dans les deux cas, elles sont majoritairement louangeuses, à une ou deux exceptions près.
On pourrait toujours m'objecter (non sans raison) que ces ressemblances sont superficielles et que ces deux films sont en fait très différents l'un de l'autre - rien que leurs titres indiquent assez que leurs intentions ne sont pas les mêmes. Without se veut avant tout un film sur le manque, celui qui survient après la perte de l'amour : il commence donc là où Amour finit, et la dépendance physique n'est qu'un prétexte, un miroir d'une autre dépendance, entièrement mentale celle-là. L'enjeu pour le personnage principal (Joslyn) étant de mettre des mots sur ce manque, le film adopte une esthétique déroutante pour qui s'est habitué aux dialogues qui révèlent tout : il fait confiance à l'image pour nous montrer cette absence qui hante Joslyn (au risque de se faire traiter de "voyeur énamouré" par les critiques comme Julien Welter de L'Express).
Bien sûr, ce manque prendra une forme plus matérielle, que ce soit celle des images fantomatiques que Joslyn conserve pieusement dans son téléphone portable, ou celle de ce stigmate qui apparaît parfois dans son dos, comme pour symboliser cette fêlure qu'elle refuse de s'avouer (devant autrui, elle n'est même pas prête à admettre qu'elle a connu celle qu'elle a perdu). Et comme par hasard, le téléphone portable (qui semble animé d'une vie propre) est, avec le stigmate, un des principaux motifs d'étrangeté (pour ne pas dire de fantastique) récurrents dans le film.
Des phénomènes déroutants qui font écho aux cicatrices les plus invisibles d'un personnage, c'est l'ADN d'un récit fantastique, d'après Joël Malrieu. Dès le début du film, tous les ingrédients du genre sont d'ailleurs réunis : un personnage (Joslyn) se retrouve en situation d'isolement géographique (elle débarque sur une île) et social (elle ne connaît personne et elle n'a plus accès ni à Internet ni au réseau téléphonique), ces diverses solitudes n'étant que le reflet d'un isolement bien plus fondamental (Joslyn est comme coupée d'elle-même, l'enjeu pour elle va être de se retrouver). Mais si des phénomènes étranges se produisent par la suite, ils ne s'amplifient pas de manière inexorable au point de bouleverser complètement la vie du personnage (il va très bien s'en charger tout seul), ce qui peut dérouter quelqu'un qui s'arrêterait à l'aspect superficiel des récits fantastiques et s'attendrait donc à une manière d'apocalypse finale.
C'est qu'en fait Without s'attache à l'esprit plus qu'à la lettre du fantastique. Il ne s'agit pas pour Mark Jackson de chercher systématiquement à décevoir nos attentes (comme le suggère Jean-François Rauger dans Le Monde), mais d'exploiter à fond ce lien organique entre les phénomènes et le personnage, ce même lien qui dans beaucoup de récits nous fait nous demander si les phénomènes se produisent vraiment, ou si le personnage les rêve sous l'emprise de son dérèglement intérieur. Sauf qu'ici il n'y a pas d'hésitation entre ces deux explications, il n'y a tout simplement pas d'explication : on ne saura jamais le pourquoi du comment, mais là n'est pas l'important. L'important, c'est l'itinéraire de Joslyn, pour qui le manque s'incarnera enfin dans une phrase bien plus efficace que les litanies érotiques qu'elle prononce devant son ordinateur.
Evidemment, ce type de récit (le fantastique inexpliqué, pour aller vite) a de quoi agacer les critiques qui aiment les films verrouillés, comme Anaïs Berno de Critique Film. Mais ce manque structurel est on ne peut plus idéal pour parler du manque qui affecte Joslyn, et l'esthétique du film ne fait que renforcer cette cohérence. Les sautes de plan, l'omniprésence du flou dans le plan pour créer du hors-champ dans le champ (du vide là où il ne devrait pas y en avoir), ou même le refus très bergmanien de nous offrir le contre-champ que nous attendons (dans le plan où Joslyn doit subir un monologue interminable de la part d'un garçon qui ne l'intéresse visiblement pas, comme dans celui où elle parle à son ordinateur), toute la mise en scène nous crie que quelque chose manque quelque part - et ce n'est pas le talent.
Without, en bref, c'est l'histoire d'une fille qui retrouve quelque chose d'elle-même qu'elle avait perdu, et qui n'est peut-être tout simplement que sa capacité à s'émouvoir (une guérison qui n'est pas sans évoquer les meilleures nouvelles de Mélanie Fazi). C'est aussi un film qui, au bout du compte, soutient la comparaison avec Amour de Haneke - pas mal pour un premier film, non ?
vendredi 16 novembre 2012
mardi 23 octobre 2012
Les péchés de nos pères
Insensibles de Juan Carlos Medina
Encore un film passé par l'Etrange Festival 2012 (et un que je voulais voir, pour le coup), et encore un film à la sortie confidentielle (deux salles sur Paris), ce qui est dommage parce qu'il est vraiment intéressant. Le titre français et les premiers plans, manifestement situés dans un passé qu'une date viendra bientôt préciser, nous présentent d'emblée le phénomène extraordinaire au coeur du film : l'insensibilité d'un groupe d'enfants à la douleur, aussi bien la leur que, par ricochet, celle des autres. Jean-François Rauger dans Le Monde trouve ce lien entre physique et moral un peu artificiel, et pourtant il ne l'est pas tant que ça, à bien y réfléchir : si l'on considère que le fondement de la morale consiste à ne pas faire à autrui ce qu'on ne voudrait pas qu'il nous fasse, on comprend bien pourquoi ces enfants ont du mal à accéder aux formes les plus élémentaires d'empathie. Notez d'ailleurs que cette insensibilité se double d'un autre trait marquant, l'insuffisance lacrymale, qui jouera un rôle central par la suite, puisque c'est par là qu'au moins un enfant accédera au respect d'autrui.
Après cette séquence d'introduction, le film retourne aussitôt dans le présent (lançant ainsi le parallélisme qui structurera tout le film) pour nous présenter David, un brillant chirurgien bientôt papa, mais qui va, en quelques minutes, subir une version extrême de la loi de Murphy en perdant sa femme, Anaïs, et en apprenant qu'il a un cancer. Seule une greffe pourrait le sauver et fournir un père à son enfant prématuré, mais l'ennui est que ses parents l'ont adopté et qu'il ne le savait pas. Commence alors une quête de sa "vraie" famille, qui va le mener très vite sur les pas des enfants insensibles et de la terrible prison de Canfranc, théâtre de quelques-unes des pages les plus noires du franquisme...
Le film se retrouve ainsi à vérifier les thèses de Joël Malrieu, pour qui la problématique de l'identité est au coeur du récit fantastique. Avant de commencer sa quête, David n'est rien de plus que le stéréotype du médecin si brillant qu'il est surchargé de travail et ne peut guère accorder de place à sa femme : seule son enquête pourra lui révéler qui il est vraiment, et surtout quel père il veut prendre pour modèle, celui qui l'a élevé ou celui qui l'a engendré, le monstre par choix ou le monstre par nature. Il mettra d'ailleurs explicitement ses pas dans ceux de ce dernier, puisqu'il refera le chemin qui lui a permis de s'évader de Canfranc, au cours de la séquence magistrale qui clôt le film. Et à ramper ainsi sur les traces de son "vrai" père, David semble véritablement subir une initiation antique, une sorte d'accouchement symbolique.
C'est qu'en fait Insensibles est un film sur la paternité, un film qui s'articule véritablement autour des trois pères que j'ai évoqué (auquel on peut ajouter le professeur allemand qui s'occupe un temps des enfants insensibles) : les femmes, dont le rôle est pourtant souvent décisif, qu'elles donnent la vie ou enseignent l'amour, ont une espérance de vie des plus courtes dans le film, que les temps soient troublés ou non. Il ne faut pas y voir là une forme de misogynie, mais plutôt une interrogation sur les choix que nous faisons quand personne n'est là pour nous rappeler que la douceur aussi existe. Car Insensibles est aussi, comme beaucoup de récits fantastiques, un film sur le mal, et la place que nous choisissons de lui accorder dans nos vies.
Ces thématiques ambitieuses sont servies par une mise en scène intelligente, foisonnant de trouvailles plus ou moins originales. C'est par exemple cette transition (remarquée par Nicolas Gilli sur Filmosphère) entre un plan d'un doigt traçant un sillon dans une flaque de sang et un plan d'une route, comme si le passé appelait le présent. Un autre plan est un exemple parfait de ce que Michel Chion appelle le "déjà-là" : un objet, présent dès le début du plan (ici, un sous-vêtement féminin) acquiert tout à coup un sens quand le personnage au centre du plan le remarque enfin. Mentionnons aussi le début de la confrontation finale entre David et Berkano, son "vrai" père, qui atterrit derrière lui, mais dans le flou du plan, si bien qu'on peut croire un instant qu'il n'a pas vieilli depuis tout ce temps (ce que la suite du plan dément aussitôt, bien sûr). L'absence d'étanchéité entre le passé et le présent trouve ainsi, une fois de plus, une illustration originale.
Je viens de parler de "confrontation finale", mais en fait Insensibles est construit de telle façon que cette notion même se trouve désamorcée, à la façon dont Neil Gaiman et Dave McKean avaient procédé dans leur comics Black Orchid (une révolution visuelle aussi bien que narrative). Un peu avant, la confrontation entre David et son père adoptif avait tourné court dans une scène évoquant irrésistiblement la fin de Los Sin nombre de Jaume Balaguero. De façon similaire encore, quand David se retrouvera face à une des victimes de ses pères, nous ne verrons jamais l'état dans lequel elle est vraiment : une façon classique de faire travailler l'imagination, certes, mais aussi une manifestation de plus de cette esthétique de l'évitement des passages obligés, qui permet au film de ne jamais sombrer dans la facilité du gore.
Un film dur (ce n'est pas pour rien qu'il est interdit au moins de 16 ans) mais jamais complaisant, "habilement mené" (pour reprendre les mots de Jean-François Rauger) mais jamais maniéré : on peut dire sans trop se tromper que Juan Carlos Medina fait honneur à la "tradition" horrifique espagnole.
Encore un film passé par l'Etrange Festival 2012 (et un que je voulais voir, pour le coup), et encore un film à la sortie confidentielle (deux salles sur Paris), ce qui est dommage parce qu'il est vraiment intéressant. Le titre français et les premiers plans, manifestement situés dans un passé qu'une date viendra bientôt préciser, nous présentent d'emblée le phénomène extraordinaire au coeur du film : l'insensibilité d'un groupe d'enfants à la douleur, aussi bien la leur que, par ricochet, celle des autres. Jean-François Rauger dans Le Monde trouve ce lien entre physique et moral un peu artificiel, et pourtant il ne l'est pas tant que ça, à bien y réfléchir : si l'on considère que le fondement de la morale consiste à ne pas faire à autrui ce qu'on ne voudrait pas qu'il nous fasse, on comprend bien pourquoi ces enfants ont du mal à accéder aux formes les plus élémentaires d'empathie. Notez d'ailleurs que cette insensibilité se double d'un autre trait marquant, l'insuffisance lacrymale, qui jouera un rôle central par la suite, puisque c'est par là qu'au moins un enfant accédera au respect d'autrui.
Après cette séquence d'introduction, le film retourne aussitôt dans le présent (lançant ainsi le parallélisme qui structurera tout le film) pour nous présenter David, un brillant chirurgien bientôt papa, mais qui va, en quelques minutes, subir une version extrême de la loi de Murphy en perdant sa femme, Anaïs, et en apprenant qu'il a un cancer. Seule une greffe pourrait le sauver et fournir un père à son enfant prématuré, mais l'ennui est que ses parents l'ont adopté et qu'il ne le savait pas. Commence alors une quête de sa "vraie" famille, qui va le mener très vite sur les pas des enfants insensibles et de la terrible prison de Canfranc, théâtre de quelques-unes des pages les plus noires du franquisme...
Le film se retrouve ainsi à vérifier les thèses de Joël Malrieu, pour qui la problématique de l'identité est au coeur du récit fantastique. Avant de commencer sa quête, David n'est rien de plus que le stéréotype du médecin si brillant qu'il est surchargé de travail et ne peut guère accorder de place à sa femme : seule son enquête pourra lui révéler qui il est vraiment, et surtout quel père il veut prendre pour modèle, celui qui l'a élevé ou celui qui l'a engendré, le monstre par choix ou le monstre par nature. Il mettra d'ailleurs explicitement ses pas dans ceux de ce dernier, puisqu'il refera le chemin qui lui a permis de s'évader de Canfranc, au cours de la séquence magistrale qui clôt le film. Et à ramper ainsi sur les traces de son "vrai" père, David semble véritablement subir une initiation antique, une sorte d'accouchement symbolique.
C'est qu'en fait Insensibles est un film sur la paternité, un film qui s'articule véritablement autour des trois pères que j'ai évoqué (auquel on peut ajouter le professeur allemand qui s'occupe un temps des enfants insensibles) : les femmes, dont le rôle est pourtant souvent décisif, qu'elles donnent la vie ou enseignent l'amour, ont une espérance de vie des plus courtes dans le film, que les temps soient troublés ou non. Il ne faut pas y voir là une forme de misogynie, mais plutôt une interrogation sur les choix que nous faisons quand personne n'est là pour nous rappeler que la douceur aussi existe. Car Insensibles est aussi, comme beaucoup de récits fantastiques, un film sur le mal, et la place que nous choisissons de lui accorder dans nos vies.
Ces thématiques ambitieuses sont servies par une mise en scène intelligente, foisonnant de trouvailles plus ou moins originales. C'est par exemple cette transition (remarquée par Nicolas Gilli sur Filmosphère) entre un plan d'un doigt traçant un sillon dans une flaque de sang et un plan d'une route, comme si le passé appelait le présent. Un autre plan est un exemple parfait de ce que Michel Chion appelle le "déjà-là" : un objet, présent dès le début du plan (ici, un sous-vêtement féminin) acquiert tout à coup un sens quand le personnage au centre du plan le remarque enfin. Mentionnons aussi le début de la confrontation finale entre David et Berkano, son "vrai" père, qui atterrit derrière lui, mais dans le flou du plan, si bien qu'on peut croire un instant qu'il n'a pas vieilli depuis tout ce temps (ce que la suite du plan dément aussitôt, bien sûr). L'absence d'étanchéité entre le passé et le présent trouve ainsi, une fois de plus, une illustration originale.
Je viens de parler de "confrontation finale", mais en fait Insensibles est construit de telle façon que cette notion même se trouve désamorcée, à la façon dont Neil Gaiman et Dave McKean avaient procédé dans leur comics Black Orchid (une révolution visuelle aussi bien que narrative). Un peu avant, la confrontation entre David et son père adoptif avait tourné court dans une scène évoquant irrésistiblement la fin de Los Sin nombre de Jaume Balaguero. De façon similaire encore, quand David se retrouvera face à une des victimes de ses pères, nous ne verrons jamais l'état dans lequel elle est vraiment : une façon classique de faire travailler l'imagination, certes, mais aussi une manifestation de plus de cette esthétique de l'évitement des passages obligés, qui permet au film de ne jamais sombrer dans la facilité du gore.
Un film dur (ce n'est pas pour rien qu'il est interdit au moins de 16 ans) mais jamais complaisant, "habilement mené" (pour reprendre les mots de Jean-François Rauger) mais jamais maniéré : on peut dire sans trop se tromper que Juan Carlos Medina fait honneur à la "tradition" horrifique espagnole.
Dieu bénisse l'anarchisme !
God Bless America de Bobcat Goldthwait
Après l'intéressant Compliance, transposition dans un fast-food de la fameuse expérience de Stanley Milgram, le cinéma américain nous offre un autre film critique sur les rapports humains, à la différence près qu'ici la critique est explicitée verbalement et qu'elle porte sur un aspect moins intemporel, à savoir l'usage que nous faisons des nouvelles technologies. Pour tempérer tout ce que cette description peut avoir d'aride, je rappellerai juste que le film est (curieusement) estampillé "comédie" ("satire" serait plus juste), ce qui me l'avait fait d'entrée écarter de ma liste de films à voir lors de l'Etrange Festival 2012, à tort je l'avoue.
Le film n'a en effet aucun des défauts qui caractérisent une comédie ordinaire (et qui me font généralement détester ce "genre"). Il ne consiste pas en une suite de gags alignés les uns à la suite des autres sans autre lien qu'une ligne narrative des plus ténues, non : il est parfaitement construit - une bonne partie des scènes qu'on ne pensait tout d'abord ne servir à rien d'autre qu'à caractériser les personnages trouvent leur écho, pour ne pas dire leur résolution, beaucoup plus loin dans le film. J'ai parlé de "caractériser les personnages", et justement, le film évite ainsi un autre des défauts typiques d'une comédie, à savoir bâcler les caractères : le cinéaste prend le temps de développer les motivations des personnages principaux, qui ne sont pas de simples marionnettes tout juste bonnes à figurer dans un gag (d'où sans doute la longueur du film, et de la mise en place de l'intrigue). Enfin (et surtout), l'humour à l'oeuvre dans ce film ne fait qu'affleurer ça et là par petites touches légères (verbales ou situationnelles), et il n'a rien de la vulgarité potache qui est si souvent la norme en la matière - il est noir, très noir.
"Humour noir" est une expression forgée par le pape du surréalisme, André Breton, et surréaliste, ce film l'est assurément, si l'on considère avec le fondateur du mouvement que "l'acte surréaliste le plus simple consiste à descendre dans la rue, revolver au poing, et à tirer au hasard, tant qu'on peut, dans la foule". Certes, les deux "héros" du film prennent pour cible des gens qu'ils estiment devoir mériter la mort pour leur bêtise, mais le "hasard objectif" joue un grand rôle dans le déclenchement de leurs fusillades. Du coup, le film s'approche presque de la perfection d'irrévérence constituée par le comics déjanté de Grant Morrison, Kill your boyfriend - il en diffère juste par les personnages et ce qui les anime.
En effet, le garçon du duo de tueurs (Frank) est ici beaucoup plus âgé que sa compagne (Roxy), qu'il ne parvient d'ailleurs pas à voir autrement que comme une partenaire de tuerie. Ce qui ne l'empêche nullement de nouer avec elle une relation toute en gentillesse, parfois irrévérencieuse, mais toujours authentique - différente donc des rapports sociaux agressifs qui pullulent autour d'eux. L'étonnement d'une des victimes de Frank à constater qu'elle ne meurt que parce qu'il ne la trouve pas assez gentille est de fait la clé du film : Frank est foncièrement gentil, et il voudrait que tout le monde le soit. Et comme c'est difficile, pour ne pas dire impossible, dans un monde où une gamine fait un caprice parce qu'elle n'a pas reçu de ses parents le cadeau qu'elle attendait, il prend les armes, tel le Christ s'armant d'un fouet pour chasser les marchands du temple.
On retrouve ainsi un thème classique du film noir, le couple de fugitifs qui ne parvient pas à trouver sa place dans une société qu'ils ne comprennent pas (par exemple, tous deux disent aimer les livres - encore qu'on ne les voie jamais lire dans le film). Les personnages font d'ailleurs explicitement référence à Bonnie and Clyde, auquel le film emprunte également une certaine esthétique du ralenti, revue cent fois depuis dans les films d'action, mais qui est vraiment à sa place ici, peut-être en raison des angles de caméra parfois inhabituels qui l'accompagnent, ou bien tout simplement parce qu'elle arrive vraiment à des moments-clés du film (comme la décision finale de Frank), et pas juste pour faire joli.
Côté esthétique, il faut également reconnaître à ce film un vrai travail de représentation de la violence à l'écran. Si les jets de sang sont utilisés comme fluides baptismaux dans une ou deux scènes-choc bien choisies, une autre scène de meurtre joue habilement sur deux idées chères à Alfred Hitchcock dernière période : l'usage du hors-champ (et des sons, voire des objets, qui en proviennent) et la difficulté qu'il y a à tuer quelqu'un. La référence à Hitchcock (autre grand fan d'humour noir que j'ai peut-être tendance à voir partout, j'avoue) me semble d'autant plus s'imposer qu'une autre scène du film s'inspire à l'évidence de celle de Psycho où Janet Leigh se fait contrôler par un policier en lunettes noires.
Ainsi décrit, le film me semble devoir échapper à la critique (secondaire, certes) que lui adresse Sandrine Marques dans Le Monde, à savoir qu'il ne ferait que remplacer une morale critiquable (celle de la télé-réalité pour aller vite) par une autre. Certes, Frank s'adresse finalement à nous face caméra comme Charlie Chaplin dans Le Dictateur, mais le message qu'il délivre est aussitôt parasité par le personnage qu'il entendait défendre, et qui se révèle tout aussi corrompu par le désir de s'exhiber que les autres. Visiblement, Bobcat Goldthwait ne cherche pas à nous faire adhérer à un quelconque message, juste à nous raconter l'histoire de deux êtres pour lesquels il éprouve à l'évidence une certaine sympathie (parfois irrévérencieuse, mais toujours authentique là encore).
Evidemment, pour trouver lui aussi ces personnages sympathiques, le spectateur a intérêt à partager un peu leurs sentiments. Si donc vous détestez lire, si vous êtes plus accro à votre téléphone portable qu'un nourrisson au sein de sa mère, si vous ne pouvez pas vivre un jour sans avoir pris connaissance de la dernière vidéo qui fait le buzz sur Internet, ou si vous estimez qu'un film ne saurait se regarder autrement qu'en papotant et envoyant du pop-corn sur la tête des spectateurs devant vous, ne courez surtout pas voir ce film, vous allez le détester.
Après l'intéressant Compliance, transposition dans un fast-food de la fameuse expérience de Stanley Milgram, le cinéma américain nous offre un autre film critique sur les rapports humains, à la différence près qu'ici la critique est explicitée verbalement et qu'elle porte sur un aspect moins intemporel, à savoir l'usage que nous faisons des nouvelles technologies. Pour tempérer tout ce que cette description peut avoir d'aride, je rappellerai juste que le film est (curieusement) estampillé "comédie" ("satire" serait plus juste), ce qui me l'avait fait d'entrée écarter de ma liste de films à voir lors de l'Etrange Festival 2012, à tort je l'avoue.
Le film n'a en effet aucun des défauts qui caractérisent une comédie ordinaire (et qui me font généralement détester ce "genre"). Il ne consiste pas en une suite de gags alignés les uns à la suite des autres sans autre lien qu'une ligne narrative des plus ténues, non : il est parfaitement construit - une bonne partie des scènes qu'on ne pensait tout d'abord ne servir à rien d'autre qu'à caractériser les personnages trouvent leur écho, pour ne pas dire leur résolution, beaucoup plus loin dans le film. J'ai parlé de "caractériser les personnages", et justement, le film évite ainsi un autre des défauts typiques d'une comédie, à savoir bâcler les caractères : le cinéaste prend le temps de développer les motivations des personnages principaux, qui ne sont pas de simples marionnettes tout juste bonnes à figurer dans un gag (d'où sans doute la longueur du film, et de la mise en place de l'intrigue). Enfin (et surtout), l'humour à l'oeuvre dans ce film ne fait qu'affleurer ça et là par petites touches légères (verbales ou situationnelles), et il n'a rien de la vulgarité potache qui est si souvent la norme en la matière - il est noir, très noir.
"Humour noir" est une expression forgée par le pape du surréalisme, André Breton, et surréaliste, ce film l'est assurément, si l'on considère avec le fondateur du mouvement que "l'acte surréaliste le plus simple consiste à descendre dans la rue, revolver au poing, et à tirer au hasard, tant qu'on peut, dans la foule". Certes, les deux "héros" du film prennent pour cible des gens qu'ils estiment devoir mériter la mort pour leur bêtise, mais le "hasard objectif" joue un grand rôle dans le déclenchement de leurs fusillades. Du coup, le film s'approche presque de la perfection d'irrévérence constituée par le comics déjanté de Grant Morrison, Kill your boyfriend - il en diffère juste par les personnages et ce qui les anime.
En effet, le garçon du duo de tueurs (Frank) est ici beaucoup plus âgé que sa compagne (Roxy), qu'il ne parvient d'ailleurs pas à voir autrement que comme une partenaire de tuerie. Ce qui ne l'empêche nullement de nouer avec elle une relation toute en gentillesse, parfois irrévérencieuse, mais toujours authentique - différente donc des rapports sociaux agressifs qui pullulent autour d'eux. L'étonnement d'une des victimes de Frank à constater qu'elle ne meurt que parce qu'il ne la trouve pas assez gentille est de fait la clé du film : Frank est foncièrement gentil, et il voudrait que tout le monde le soit. Et comme c'est difficile, pour ne pas dire impossible, dans un monde où une gamine fait un caprice parce qu'elle n'a pas reçu de ses parents le cadeau qu'elle attendait, il prend les armes, tel le Christ s'armant d'un fouet pour chasser les marchands du temple.
On retrouve ainsi un thème classique du film noir, le couple de fugitifs qui ne parvient pas à trouver sa place dans une société qu'ils ne comprennent pas (par exemple, tous deux disent aimer les livres - encore qu'on ne les voie jamais lire dans le film). Les personnages font d'ailleurs explicitement référence à Bonnie and Clyde, auquel le film emprunte également une certaine esthétique du ralenti, revue cent fois depuis dans les films d'action, mais qui est vraiment à sa place ici, peut-être en raison des angles de caméra parfois inhabituels qui l'accompagnent, ou bien tout simplement parce qu'elle arrive vraiment à des moments-clés du film (comme la décision finale de Frank), et pas juste pour faire joli.
Côté esthétique, il faut également reconnaître à ce film un vrai travail de représentation de la violence à l'écran. Si les jets de sang sont utilisés comme fluides baptismaux dans une ou deux scènes-choc bien choisies, une autre scène de meurtre joue habilement sur deux idées chères à Alfred Hitchcock dernière période : l'usage du hors-champ (et des sons, voire des objets, qui en proviennent) et la difficulté qu'il y a à tuer quelqu'un. La référence à Hitchcock (autre grand fan d'humour noir que j'ai peut-être tendance à voir partout, j'avoue) me semble d'autant plus s'imposer qu'une autre scène du film s'inspire à l'évidence de celle de Psycho où Janet Leigh se fait contrôler par un policier en lunettes noires.
Ainsi décrit, le film me semble devoir échapper à la critique (secondaire, certes) que lui adresse Sandrine Marques dans Le Monde, à savoir qu'il ne ferait que remplacer une morale critiquable (celle de la télé-réalité pour aller vite) par une autre. Certes, Frank s'adresse finalement à nous face caméra comme Charlie Chaplin dans Le Dictateur, mais le message qu'il délivre est aussitôt parasité par le personnage qu'il entendait défendre, et qui se révèle tout aussi corrompu par le désir de s'exhiber que les autres. Visiblement, Bobcat Goldthwait ne cherche pas à nous faire adhérer à un quelconque message, juste à nous raconter l'histoire de deux êtres pour lesquels il éprouve à l'évidence une certaine sympathie (parfois irrévérencieuse, mais toujours authentique là encore).
Evidemment, pour trouver lui aussi ces personnages sympathiques, le spectateur a intérêt à partager un peu leurs sentiments. Si donc vous détestez lire, si vous êtes plus accro à votre téléphone portable qu'un nourrisson au sein de sa mère, si vous ne pouvez pas vivre un jour sans avoir pris connaissance de la dernière vidéo qui fait le buzz sur Internet, ou si vous estimez qu'un film ne saurait se regarder autrement qu'en papotant et envoyant du pop-corn sur la tête des spectateurs devant vous, ne courez surtout pas voir ce film, vous allez le détester.
mercredi 5 septembre 2012
Exorcismes mutuels
Tokyo Park de Shinji Aoyama
Le retour à la réalisation de celui qui fut assistant du grand Kiyoshi Kurosawa ne semble pas être aussi fracassant qu'on aurait pu s'y attendre, du moins à en juger par les critiques. Même les plus positives font état d'une ou deux réserves, lesquelles ne me semblent pas toutes fondées, surtout si on les met en rapport avec l'économie générale du film, ce que je vais tenter de faire ici.
La plupart des critiques semblent penser que ce film est une rupture dans la filmographie de Shinji Aoyama. Pour ma part, j'ai plutôt été sensible à une certaine continuité avec La Forêt sans nom : par exemple, Shinji Aoyama filme toujours des tables de pique-nique sous des arbres, et c'est moins anecdotique qu'il n'y paraît, le rapport des personnages (tous citadins) à la nature jouant un rôle dans les deux films. De la même manière, le début du film est sensiblement le même : un client confie une mission à un détective, lequel n'est pas plus surdoué dans un film que dans l'autre (Kôji n'est pas un professionnel, et le Mike Hammer japonais de La Forêt sans nom, s'il en est un, n'est pas d'une efficacité aussi radicale que son modèle américain). Et dans les deux films, le polar n'est qu'un prétexte pour se lancer dans une exploration des rapports complexes qui unissent les êtres humains.
Très vite, on se rend compte en effet que le client de Kôji est tout aussi hanté que lui, et bien moins manipulateur que celui de Scottie dans Vertigo d'Hitchcock, auquel ce film pourrait faire penser, surtout si l'on songe que Kôji manque de tomber amoureux de la femme qu'il est chargé de filer. Néanmoins, ce thème du détective qui perd tout professionnalisme est une figure classique du film noir, alors le rattachement à Vertigo est peut-être arbitraire (encore que le motif de la spirale joue un grand rôle dans les deux films). De toute façon, la trame policière n'est, je l'ai dit, qu'un prétexte (tout comme la trame horrifique qui pointe le bout de son nez par-ci par-là).
La vraie trame du film est sentimentale, et ne pourra que rappeler aux connaisseurs le manga Sing Yesterday for Me de Kei Toume : on y retrouve l'apprenti-photographe hésitant (Kôji), la jeune fille excentrique (Mizu) et la jeune femme plus âgée et plus sérieuse (Misaki), avec quelques différences notables : par exemple, ici, c'est l'excentrique qui est amoureuse d'un mort, ce qui suffit à modifier complètement la donne. Néanmoins, plus qu'à l'amour en soi, le film, à la différence du manga, s'attache à la façon dont le passé influe sur nos relations présentes.
Tokyo Park se révèle du coup être un film sur les fantômes, pas toujours matériels, qui hantent les gens : la jalousie, la nécrophilie, l'inceste. Tous les personnages sur lesquels le cinéaste s'attarde ont une "casserole" de ce genre, et tous vont, à un moment ou un autre, se servir d'exorcistes les uns aux autres pour essayer de se libérer du poids de leur passé et d'aller de l'avant. Et quand le dernier exorcisme s'achève, le film prend fin lui aussi.
Cet échange de rôles permanent est très bien marqué par la mise en scène, qui nous présente souvent l'exorciste immobile au centre de l'image, pendant que l'exorcisé fait les cent pas autour du lui, comme en proie aux convulsions censées accompagner la possession diabolique. Je suppose que c'est ce type de mise en scène très théâtrale en plan fixe qui a poussé Claude Rieffel sur Avoir à lire ou Margot Delaunay dans Première à trouver le jeu des acteurs outré, ce qui me semble excessif : on reste tout de même très loin de l'esthétique de la caricature promue par un Claude Chabrol ou un Brian De Palma.
Evidemment, une des conséquences de cette attention portée aux séances d'exorcisme est aussi d'accorder une certaine place aux dialogues, et de prêter le flanc à des accusations de lourdeur, comme celles portées par Claude Rieffel. Là aussi, cela me semble faire bon marché de l'économie générale du film : si, par exemple, Kôji met des mots sur la scène, très belle et quasi-silencieuse, qu'il vient de vivre avec Misaki, ce n'est pas pour aider le spectateur inattentif à comprendre ce qui vient de se passer, mais bien pour permettre à son client de se libérer de son fantôme à lui. Du reste, Shinji Aoyama n'hésite pas à sucrer certains dialogues qu'un autre cinéaste nous aurait imposés (le refus de Kôji de prendre un bonus pour s'acheter un appareil numérique, par exemple).
Ceci dit, l'exorcisme ne passe que secondairement par les dialogues : malgré l'allusion de Mizu à cette pseudo-thérapie par la parole qu'est la psychanalyse, l'essentiel de la compréhension se fait par l'image, que ce soit par les photos que prend Kôji ou (accessoirement) les vidéos d'horreur que Mizu se projette. L'idée qu'un appareil se substituant à notre vue puisse nous permettre d'accéder à une réalité sinon plus objective du moins différente n'est pas neuve, bien entendu, mais elle est plutôt bien utilisée dans ce film, et jamais de façon pesante.
La légèreté, c'est du reste ce qui me semble, en dernier ressort, qualifier ce film - avec la fraîcheur. Tout ce qu'il pourrait avoir de convenu (ou de classique, comme le dit Claude Rieffel) se trouve désamorcé à un moment ou un autre du film : on croit par exemple que les images d'animaux exotiques que nous montre Shinji Aoyama ne sont qu'une façon somme toute assez banale de nous présenter le décor où évoluent les personnages de la scène qui suit, du moins jusqu'à ce que Mizu déclare avoir été un jour écrasé par un éléphant... En établissant ce type de relations à distance entre scènes, Shinji Aoyama montre qu'il est en pleine possession de son métier de cinéaste.
Le retour à la réalisation de celui qui fut assistant du grand Kiyoshi Kurosawa ne semble pas être aussi fracassant qu'on aurait pu s'y attendre, du moins à en juger par les critiques. Même les plus positives font état d'une ou deux réserves, lesquelles ne me semblent pas toutes fondées, surtout si on les met en rapport avec l'économie générale du film, ce que je vais tenter de faire ici.
La plupart des critiques semblent penser que ce film est une rupture dans la filmographie de Shinji Aoyama. Pour ma part, j'ai plutôt été sensible à une certaine continuité avec La Forêt sans nom : par exemple, Shinji Aoyama filme toujours des tables de pique-nique sous des arbres, et c'est moins anecdotique qu'il n'y paraît, le rapport des personnages (tous citadins) à la nature jouant un rôle dans les deux films. De la même manière, le début du film est sensiblement le même : un client confie une mission à un détective, lequel n'est pas plus surdoué dans un film que dans l'autre (Kôji n'est pas un professionnel, et le Mike Hammer japonais de La Forêt sans nom, s'il en est un, n'est pas d'une efficacité aussi radicale que son modèle américain). Et dans les deux films, le polar n'est qu'un prétexte pour se lancer dans une exploration des rapports complexes qui unissent les êtres humains.
Très vite, on se rend compte en effet que le client de Kôji est tout aussi hanté que lui, et bien moins manipulateur que celui de Scottie dans Vertigo d'Hitchcock, auquel ce film pourrait faire penser, surtout si l'on songe que Kôji manque de tomber amoureux de la femme qu'il est chargé de filer. Néanmoins, ce thème du détective qui perd tout professionnalisme est une figure classique du film noir, alors le rattachement à Vertigo est peut-être arbitraire (encore que le motif de la spirale joue un grand rôle dans les deux films). De toute façon, la trame policière n'est, je l'ai dit, qu'un prétexte (tout comme la trame horrifique qui pointe le bout de son nez par-ci par-là).
La vraie trame du film est sentimentale, et ne pourra que rappeler aux connaisseurs le manga Sing Yesterday for Me de Kei Toume : on y retrouve l'apprenti-photographe hésitant (Kôji), la jeune fille excentrique (Mizu) et la jeune femme plus âgée et plus sérieuse (Misaki), avec quelques différences notables : par exemple, ici, c'est l'excentrique qui est amoureuse d'un mort, ce qui suffit à modifier complètement la donne. Néanmoins, plus qu'à l'amour en soi, le film, à la différence du manga, s'attache à la façon dont le passé influe sur nos relations présentes.
Tokyo Park se révèle du coup être un film sur les fantômes, pas toujours matériels, qui hantent les gens : la jalousie, la nécrophilie, l'inceste. Tous les personnages sur lesquels le cinéaste s'attarde ont une "casserole" de ce genre, et tous vont, à un moment ou un autre, se servir d'exorcistes les uns aux autres pour essayer de se libérer du poids de leur passé et d'aller de l'avant. Et quand le dernier exorcisme s'achève, le film prend fin lui aussi.
Cet échange de rôles permanent est très bien marqué par la mise en scène, qui nous présente souvent l'exorciste immobile au centre de l'image, pendant que l'exorcisé fait les cent pas autour du lui, comme en proie aux convulsions censées accompagner la possession diabolique. Je suppose que c'est ce type de mise en scène très théâtrale en plan fixe qui a poussé Claude Rieffel sur Avoir à lire ou Margot Delaunay dans Première à trouver le jeu des acteurs outré, ce qui me semble excessif : on reste tout de même très loin de l'esthétique de la caricature promue par un Claude Chabrol ou un Brian De Palma.
Evidemment, une des conséquences de cette attention portée aux séances d'exorcisme est aussi d'accorder une certaine place aux dialogues, et de prêter le flanc à des accusations de lourdeur, comme celles portées par Claude Rieffel. Là aussi, cela me semble faire bon marché de l'économie générale du film : si, par exemple, Kôji met des mots sur la scène, très belle et quasi-silencieuse, qu'il vient de vivre avec Misaki, ce n'est pas pour aider le spectateur inattentif à comprendre ce qui vient de se passer, mais bien pour permettre à son client de se libérer de son fantôme à lui. Du reste, Shinji Aoyama n'hésite pas à sucrer certains dialogues qu'un autre cinéaste nous aurait imposés (le refus de Kôji de prendre un bonus pour s'acheter un appareil numérique, par exemple).
Ceci dit, l'exorcisme ne passe que secondairement par les dialogues : malgré l'allusion de Mizu à cette pseudo-thérapie par la parole qu'est la psychanalyse, l'essentiel de la compréhension se fait par l'image, que ce soit par les photos que prend Kôji ou (accessoirement) les vidéos d'horreur que Mizu se projette. L'idée qu'un appareil se substituant à notre vue puisse nous permettre d'accéder à une réalité sinon plus objective du moins différente n'est pas neuve, bien entendu, mais elle est plutôt bien utilisée dans ce film, et jamais de façon pesante.
La légèreté, c'est du reste ce qui me semble, en dernier ressort, qualifier ce film - avec la fraîcheur. Tout ce qu'il pourrait avoir de convenu (ou de classique, comme le dit Claude Rieffel) se trouve désamorcé à un moment ou un autre du film : on croit par exemple que les images d'animaux exotiques que nous montre Shinji Aoyama ne sont qu'une façon somme toute assez banale de nous présenter le décor où évoluent les personnages de la scène qui suit, du moins jusqu'à ce que Mizu déclare avoir été un jour écrasé par un éléphant... En établissant ce type de relations à distance entre scènes, Shinji Aoyama montre qu'il est en pleine possession de son métier de cinéaste.
Rouge est la couleur des fantômes
After.Life d'Agniezska Wojtowicz-Vosloo
Point n'est besoin d'être grand clerc pour prédire qu'un film qui sort en France dans une seule salle, laquelle ne le projette qu'une fois par jour (et en début d'après-midi encore), aura une carrière commerciale des plus brèves (et ce même s'il a fait parler de lui en bien sur les sites spécialisés lors de sa sortie en DVD). Dans ces conditions, je comprends mal ce qui peut pousser Noémie Luciani à se livrer à une démolition en règle du film dans Le Monde (sinon peut-être le plaisir pervers d'achever un film à terre) : quel intérêt ? Du coup, étant moi aussi quelque peu pervers, j'en ai d'autant plus envie de le défendre, surtout que le film possède de vraies qualités, susceptibles de faire passer un bon moment à n'importe quel hitchcockien convaincu.
La seule chose que semble avoir remarqué Noémie Luciani dans ce film, et qui constitue du reste l'essentiel de sa critique, c'est le jeu des acteurs, et elle raille par exemple l'automatisme de Liam Neeson ou l'inexpressivité de Justin Long. Une remarque amusante pour le cinéphile qui se souvient de ce qu'Humphrey Bogart, grand acteur s'il en est, disait à Nicholas Ray, à savoir que, comme Peter Lorre, il ne disposait que de cinq expressions. Est-ce une raison suffisante pour condamner Casablanca ? Je ne crois pas. De toute façon, Agniezska Wojtowicz-Vosloo se place clairement dans une perspective hitchcockienne, et l'on sait que le maître du suspense aimait l'underplay, parce qu'il ne risquait pas de parasiter son montage, et qu'il faisait beaucoup confiance au typage (je ne serais d'ailleurs pas surpris si Agniezska Wojtowicz-Vosloo déclarait avoir pensé à Farley Granger pour construire le rôle de Paul Coleman).
Plus généralement, Noémie Luciani ne paraît pas avoir jugé digne d'intérêt les multiples emprunts à l'esthétique hitchcockienne, qui font le sel du film. Elle ne dit pas un mot sur la scène d'ouverture, qui condense manifestement les moments-clés de Psycho : deux amants (ici Paul et Anna) au lit en train de discuter, une femme (Anna) sous la douche, du sang coulant dans la bonde (un saignement de nez qui est la première annonce de ce qui va se passer, l'autre étant une scène dans l'école où travaille Anna). Sans doute a-t-elle considéré que le clin d'oeil (si elle l'a perçu, ce dont on peut douter) était vain, alors même qu'il est justifié formellement par deux autres scènes du film qui y font écho (sans parler des deux autres scènes où l'on voit des cheveux mouillés, analogues à la scène de décoloration de Marnie).
Les clins d'oeil à Hitchcock ne s'arrêtent pas là. On retrouve, dans la mère d'Anna, l'archétype de la mère abusive chère au maître du suspense, aussi rigide d'esprit (elle voudra régenter la vie de sa fille jusque dans sa mort) qu'elle est fragile de corps (elle est en fauteuil roulant, aussi impotente que la mère de Norman dans Psycho). Et je ne parle pas de la mère d'Elliot (le thanatopracteur), seulement évoquée dans le film, mais dont on devine à quel point elle l'a marqué (elle a été sa première cliente), ni de celle de Jack (un élève d'Anna), laquelle reste tellement figée devant sa télévision qu'on la croirait empaillée comme la mère de Norman. Ce n'est donc pas un hasard si Jack va finir par devenir l'élève d'Elliot (ils ont très probablement un vécu commun).
Et bien sûr, on retrouve cette façon particulière d'envisager la mort chère à Hitchcock. Certes, la thanatopraxie remplace la taxidermie de Psycho, mais la nécrophilie est bien là à travers notamment le personnage de Paul, écho de celui de Scottie dans Vertigo (avec cette différence que son problème à lui serait plutôt la violence que le vertige). Ceux qui ont vu la bande-annonce du film savent en effet que le coeur de son intrigue réside dans le réveil d'Anna à la morgue après un accident. Elle croit être vivante et prisonnière d'un fou ; Elliot lui soutient qu'elle est morte, et qu'il est le seul à pouvoir lui parler et la voir. Qui a raison ? On reconnait là le mécanisme de la double explication (rationnelle ou surnaturelle) présente dans beaucoup de récits fantastiques, avec la particularité qu'ici c'est l'explication rationnelle qui me semble devoir s'imposer (par des détails si infimes cependant qu'ils peuvent laisser place au doute). Le film n'en demeure pas moins authentiquement fantastique, ne serait-ce que par la place importante qu'il fait aux cauchemars des personnages (très différents de ceux parfois filmés par Hitchcock), mais aussi et surtout par la réflexion qu'il mène sur la frontière entre la vie et la mort, avec beaucoup plus de subtilité que Here After de Clint Eastwood (un film incontestablement mineur, malgré quelques belles scènes dignes du grand réalisateur qu'est Eastwood).
Ce côté onirique n'empêche pas Agniezska Wojtowicz-Vosloo de tirer tout le parti qu'elle peut d'une pareille situation en matière de suspense. Comme elle a visiblement retenu la leçon magistrale de Vertigo (le fameux passage de la lettre de Judy), elle n'hésite pas à changer de point de vue pour relancer l'intérêt de l'histoire, notamment quand Anna accepte enfin son supposé état de morte : c'est alors Paul et Jack qui prennent le relais face à Elliot. Un changement dans l'intrigue qui a d'ailleurs, là aussi comme chez Hitchock, des répercussions sur le plan visuel, puisque Anne troque la robe rouge et les cheveux roux qu'elle portait depuis son arrivée à la morgue une robe noire et des cheveux bruns. Le seul élément de rouge qu'elle conserve encore sera apposé sur ses lèvres par Elliot, et comme par hasard ce sera grâce à sa bouche qu'elle comprendra qu'elle est bien en vie au bout du compte... A ceux à qui cette symbolique (qui inverse celle des films japonais et de ses fantômes en robe rouge) paraîtrait facile (comme Noémie Luciani, sans doute), je rétorquerai qu'il est d'autant plus justifié que ladite robe rouge a un vrai rôle dans l'intrigue (tout comme les cheveux roux du reste).
Ajoutez à cela un usage de la musique analogue à celui du maître du suspense (la séquence en montage parallèle très rapide où Elliot se dépêche de retourner chez lui pendant qu'Anna cherche à fuir se fait sur une musique qui s'interrompt d'un coup quand Elliot claque enfin la porte de chez lui, tout comme dans Marnie la musique qui accompagnait la folle course de l'héroïne sur son cheval s'interrompait quand elle achevait d'un coup de feu son cheval blessé) et il devrait vous apparaître comme une évidence qu'Agniezska Wojtowicz-Vosloo est une digne héritière d'Hitchcock. Et elle l'est d'autant plus qu'elle ne se laisse pas écraser par lui, contrairement par exemple à un De Palma qui, à l'exception notable d'Obsession (remake intéressant de Vertigo), se croit obligé de recourir à la caricature pour se détacher de son encombrant modèle (je pense à Dressed to kill où il prend systématiquement le contre-pied de Psycho, ridiculisant son héroïne pour mieux l'exécuter avec sadisme, si bien qu'on se désintéresse complètement de la quête de l'assassin qu'entreprend ensuite son fils).
Un film qui sait s'inspirer d'un grand maître du cinéma mieux que ne l'a fait un illustre devancier, tout en conservant une touche personnelle, on a vu pire comme premier long métrage, non ?
Point n'est besoin d'être grand clerc pour prédire qu'un film qui sort en France dans une seule salle, laquelle ne le projette qu'une fois par jour (et en début d'après-midi encore), aura une carrière commerciale des plus brèves (et ce même s'il a fait parler de lui en bien sur les sites spécialisés lors de sa sortie en DVD). Dans ces conditions, je comprends mal ce qui peut pousser Noémie Luciani à se livrer à une démolition en règle du film dans Le Monde (sinon peut-être le plaisir pervers d'achever un film à terre) : quel intérêt ? Du coup, étant moi aussi quelque peu pervers, j'en ai d'autant plus envie de le défendre, surtout que le film possède de vraies qualités, susceptibles de faire passer un bon moment à n'importe quel hitchcockien convaincu.
La seule chose que semble avoir remarqué Noémie Luciani dans ce film, et qui constitue du reste l'essentiel de sa critique, c'est le jeu des acteurs, et elle raille par exemple l'automatisme de Liam Neeson ou l'inexpressivité de Justin Long. Une remarque amusante pour le cinéphile qui se souvient de ce qu'Humphrey Bogart, grand acteur s'il en est, disait à Nicholas Ray, à savoir que, comme Peter Lorre, il ne disposait que de cinq expressions. Est-ce une raison suffisante pour condamner Casablanca ? Je ne crois pas. De toute façon, Agniezska Wojtowicz-Vosloo se place clairement dans une perspective hitchcockienne, et l'on sait que le maître du suspense aimait l'underplay, parce qu'il ne risquait pas de parasiter son montage, et qu'il faisait beaucoup confiance au typage (je ne serais d'ailleurs pas surpris si Agniezska Wojtowicz-Vosloo déclarait avoir pensé à Farley Granger pour construire le rôle de Paul Coleman).
Plus généralement, Noémie Luciani ne paraît pas avoir jugé digne d'intérêt les multiples emprunts à l'esthétique hitchcockienne, qui font le sel du film. Elle ne dit pas un mot sur la scène d'ouverture, qui condense manifestement les moments-clés de Psycho : deux amants (ici Paul et Anna) au lit en train de discuter, une femme (Anna) sous la douche, du sang coulant dans la bonde (un saignement de nez qui est la première annonce de ce qui va se passer, l'autre étant une scène dans l'école où travaille Anna). Sans doute a-t-elle considéré que le clin d'oeil (si elle l'a perçu, ce dont on peut douter) était vain, alors même qu'il est justifié formellement par deux autres scènes du film qui y font écho (sans parler des deux autres scènes où l'on voit des cheveux mouillés, analogues à la scène de décoloration de Marnie).
Les clins d'oeil à Hitchcock ne s'arrêtent pas là. On retrouve, dans la mère d'Anna, l'archétype de la mère abusive chère au maître du suspense, aussi rigide d'esprit (elle voudra régenter la vie de sa fille jusque dans sa mort) qu'elle est fragile de corps (elle est en fauteuil roulant, aussi impotente que la mère de Norman dans Psycho). Et je ne parle pas de la mère d'Elliot (le thanatopracteur), seulement évoquée dans le film, mais dont on devine à quel point elle l'a marqué (elle a été sa première cliente), ni de celle de Jack (un élève d'Anna), laquelle reste tellement figée devant sa télévision qu'on la croirait empaillée comme la mère de Norman. Ce n'est donc pas un hasard si Jack va finir par devenir l'élève d'Elliot (ils ont très probablement un vécu commun).
Et bien sûr, on retrouve cette façon particulière d'envisager la mort chère à Hitchcock. Certes, la thanatopraxie remplace la taxidermie de Psycho, mais la nécrophilie est bien là à travers notamment le personnage de Paul, écho de celui de Scottie dans Vertigo (avec cette différence que son problème à lui serait plutôt la violence que le vertige). Ceux qui ont vu la bande-annonce du film savent en effet que le coeur de son intrigue réside dans le réveil d'Anna à la morgue après un accident. Elle croit être vivante et prisonnière d'un fou ; Elliot lui soutient qu'elle est morte, et qu'il est le seul à pouvoir lui parler et la voir. Qui a raison ? On reconnait là le mécanisme de la double explication (rationnelle ou surnaturelle) présente dans beaucoup de récits fantastiques, avec la particularité qu'ici c'est l'explication rationnelle qui me semble devoir s'imposer (par des détails si infimes cependant qu'ils peuvent laisser place au doute). Le film n'en demeure pas moins authentiquement fantastique, ne serait-ce que par la place importante qu'il fait aux cauchemars des personnages (très différents de ceux parfois filmés par Hitchcock), mais aussi et surtout par la réflexion qu'il mène sur la frontière entre la vie et la mort, avec beaucoup plus de subtilité que Here After de Clint Eastwood (un film incontestablement mineur, malgré quelques belles scènes dignes du grand réalisateur qu'est Eastwood).
Ce côté onirique n'empêche pas Agniezska Wojtowicz-Vosloo de tirer tout le parti qu'elle peut d'une pareille situation en matière de suspense. Comme elle a visiblement retenu la leçon magistrale de Vertigo (le fameux passage de la lettre de Judy), elle n'hésite pas à changer de point de vue pour relancer l'intérêt de l'histoire, notamment quand Anna accepte enfin son supposé état de morte : c'est alors Paul et Jack qui prennent le relais face à Elliot. Un changement dans l'intrigue qui a d'ailleurs, là aussi comme chez Hitchock, des répercussions sur le plan visuel, puisque Anne troque la robe rouge et les cheveux roux qu'elle portait depuis son arrivée à la morgue une robe noire et des cheveux bruns. Le seul élément de rouge qu'elle conserve encore sera apposé sur ses lèvres par Elliot, et comme par hasard ce sera grâce à sa bouche qu'elle comprendra qu'elle est bien en vie au bout du compte... A ceux à qui cette symbolique (qui inverse celle des films japonais et de ses fantômes en robe rouge) paraîtrait facile (comme Noémie Luciani, sans doute), je rétorquerai qu'il est d'autant plus justifié que ladite robe rouge a un vrai rôle dans l'intrigue (tout comme les cheveux roux du reste).
Ajoutez à cela un usage de la musique analogue à celui du maître du suspense (la séquence en montage parallèle très rapide où Elliot se dépêche de retourner chez lui pendant qu'Anna cherche à fuir se fait sur une musique qui s'interrompt d'un coup quand Elliot claque enfin la porte de chez lui, tout comme dans Marnie la musique qui accompagnait la folle course de l'héroïne sur son cheval s'interrompait quand elle achevait d'un coup de feu son cheval blessé) et il devrait vous apparaître comme une évidence qu'Agniezska Wojtowicz-Vosloo est une digne héritière d'Hitchcock. Et elle l'est d'autant plus qu'elle ne se laisse pas écraser par lui, contrairement par exemple à un De Palma qui, à l'exception notable d'Obsession (remake intéressant de Vertigo), se croit obligé de recourir à la caricature pour se détacher de son encombrant modèle (je pense à Dressed to kill où il prend systématiquement le contre-pied de Psycho, ridiculisant son héroïne pour mieux l'exécuter avec sadisme, si bien qu'on se désintéresse complètement de la quête de l'assassin qu'entreprend ensuite son fils).
Un film qui sait s'inspirer d'un grand maître du cinéma mieux que ne l'a fait un illustre devancier, tout en conservant une touche personnelle, on a vu pire comme premier long métrage, non ?
Immobile dans tes larmes
Guilty of Romance de Sono Sion
Une larme immobilisée sur une joue juste avant de s'écraser au sol, c'est peut-être la description la plus exacte du film baroque de Sono Sion, suspendu comme par magie entre l'endroit où l'émotion nait et celui où elle meurt, tuée par trop d'outrance. J'ai toujours pensé qu'un cinéaste pouvait aller très loin dans l'excès à condition de savoir où il va, et qu'à un moment ou à un autre du film il vienne lisser d'une main douce les mèches dans lesquelles il s'est efforcé de mettre un savant désordre (avec dans ce cas précis, il est vrai, l'aide de la musique, omniprésente mais employée à bon escient). Quoi qu'en dise des critiques qui ne lui ont manifestement accordé qu'une attention distraite (comme Laura Tuillier dans Trois couleurs, qui a oublié qui évoquait Ibsen dans le film), Sono Sion fait bien partie de ces cinéastes qui, libres de tout montrer depuis la libération cinématographique des années 70, choisissent pourtant de mener une vraie réflexion sur ce qu'il est possible de représenter, ou pas.
Ce n'est du reste pas un hasard si le film se déploie suivant une double ligne narrative : celle d'une policière (Yoshida) enquêtant sur le meurtre et le démembrement d'une femme non identifiée (parce que non identifiable, sa tête ayant disparue), et celle d'une épouse modèle, Izumi, qui, délaissée par son mari, va peu à peu basculer dans la prostitution, sous l'égide d'une enseignante mystérieuse, Mitsuko. Très vite, on comprend que la deuxième ligne est le passé de la première, et l'on se surprend à chercher les éléments communs susceptibles d'expliquer le drame (la mention du Château, la peinture rose). Par ce biais, il se crée non seulement un suspense qui tire le film vers la tragédie (nous savons que quelque chose va mal se finir dans la deuxième ligne, mais nous ne savons pas comment ni pourquoi), mais aussi un véritable jeu de miroir entre les scènes des deux lignes (qui prolonge les échos entre scènes d'une même ligne), par quoi un certain sens se glisse. (Par exemple, la rencontre entre Izumi, un maquereau, Mitsuko et sa mère se passe dans la même pièce que la rencontre entre Yoshida et la mère de Mitsuko, qui vont justement parler de la dernière fois où les quatre premiers personnages se sont retrouvés, si bien que trois scènes du film entrent en résonance les unes avec les autres.)
Le film trouve ainsi dans ces échos troublants son sens, alors même qu'il nous montre des personnages qui n'en voient nulle part dans leur existence. Epouse modèle, actrice de porno soft ou prostituée, Izumi ne fait que répéter des cérémonials strictement codifiés (comme placer les chaussures de son mari à l'endroit exact où il pourra les enfiler en rentrant), une absurdité que Mitsuko espère lui faire sentir dans sa chair, le corps seul étant selon elle capable de réussir là où les mots échouent. La tragédie grecque tourne ainsi au drame kafkaïen, les personnages s'efforçant en vain d'entrer dans un Château dont les portes ne s'ouvriront peut-être qu'à leur mort.
Kafka et Ibsen, cités dans le film par les personnages (qui ont manifestement besoin des réflexions d'autrui pour penser leur vie), ne sont pas les seules références qu'il convoque. Bien sûr, avec une intrigue pareille, le film ne peut manquer d'évoquer Belle de jour de Luis Buñuel, Izumi ne parvenant pas plus que Séverine à cacher sa double vie à son mari (et de Yal Sadat dans Trois couleurs à dans Romain Le Vern sur Excessif), les critiques ne se sont pas privés de le souligner, à juste titre). Mais les formes des deux films (chacun des réussites à leurs manières) sont radicalement différentes, Buñuel utilisant une narration assez classique et une esthétique gothique, là où Sono Sion prend ouvertement le parti de la modernité, que ce soit dans le décor (les love hotels tokyoites) ou la narration (qui, outre la gémellité déjà évoquée, affectionne le flash-back, sans parler de son exposition originale, qui inverse ce qui aurait été, pour un tout autre cinéaste, l'ordre logique des scènes décrivant la vie initiale d'Izumi).
Plus pertinent à mon sens, mais beaucoup moins évident, serait donc la référence à un autre film sur la prostitution, Vivre sa vie de Godard. Outre le découpage du films en chapitres (ou tableaux) ou les gros plans sur des visages féminins striés de larmes, les deux films convoquent l'art de la même façon troublante. Dans Vivre sa vie, Godard lui-même lit à sa muse Le Portrait ovale d'Edgar Allan Poe, l'histoire d'un peintre qui en peignant celle qu'elle aime lui ôte la vie. Et dans Guilty of romance, c'est le père de Mitsuko qui, en la peignant, lui a retiré quelque chose d'essentiel qu'elle cherche depuis à retrouver. Je conseille à ceux à qui cette comparaison paraîtrait tirée par les cheveux de remarquer qu'à l'évidence, Sono Sion, dans un passage de son film, cite la scène bien connue de Pierrot le fou dans laquelle Ferdinand Griffon lance une tarte à la crème au visage de son rival du moment, faisant ainsi voler les conventions sociales dans une gerbe de feu d'artifice.
Mettre à nu le théâtre où nous effectuons sans convictions les mille et un gestes qui composent notre existence, c'est bien là l'ambition de Mitsuko (pour qui rien n'a de réalité hormis les corps), et peut-être aussi celle de Sono Sion. Comme Izumi, le spectateur aura besoin du film entier pour apprendre cette simple leçon. Comme elle, il en sortira un peu hagard et très mélancolique, mais sans nul doute convaincu d'avoir vraiment appris quelque chose, ne serait-ce qu'un simple poème : "je n'aurais jamais dû apprendre le sens des mots, mais comme j'ai appris le japonais, et quelques rudiments de langues étrangères, je m'immobilise dans tes larmes".
Une larme immobilisée sur une joue juste avant de s'écraser au sol, c'est peut-être la description la plus exacte du film baroque de Sono Sion, suspendu comme par magie entre l'endroit où l'émotion nait et celui où elle meurt, tuée par trop d'outrance. J'ai toujours pensé qu'un cinéaste pouvait aller très loin dans l'excès à condition de savoir où il va, et qu'à un moment ou à un autre du film il vienne lisser d'une main douce les mèches dans lesquelles il s'est efforcé de mettre un savant désordre (avec dans ce cas précis, il est vrai, l'aide de la musique, omniprésente mais employée à bon escient). Quoi qu'en dise des critiques qui ne lui ont manifestement accordé qu'une attention distraite (comme Laura Tuillier dans Trois couleurs, qui a oublié qui évoquait Ibsen dans le film), Sono Sion fait bien partie de ces cinéastes qui, libres de tout montrer depuis la libération cinématographique des années 70, choisissent pourtant de mener une vraie réflexion sur ce qu'il est possible de représenter, ou pas.
Ce n'est du reste pas un hasard si le film se déploie suivant une double ligne narrative : celle d'une policière (Yoshida) enquêtant sur le meurtre et le démembrement d'une femme non identifiée (parce que non identifiable, sa tête ayant disparue), et celle d'une épouse modèle, Izumi, qui, délaissée par son mari, va peu à peu basculer dans la prostitution, sous l'égide d'une enseignante mystérieuse, Mitsuko. Très vite, on comprend que la deuxième ligne est le passé de la première, et l'on se surprend à chercher les éléments communs susceptibles d'expliquer le drame (la mention du Château, la peinture rose). Par ce biais, il se crée non seulement un suspense qui tire le film vers la tragédie (nous savons que quelque chose va mal se finir dans la deuxième ligne, mais nous ne savons pas comment ni pourquoi), mais aussi un véritable jeu de miroir entre les scènes des deux lignes (qui prolonge les échos entre scènes d'une même ligne), par quoi un certain sens se glisse. (Par exemple, la rencontre entre Izumi, un maquereau, Mitsuko et sa mère se passe dans la même pièce que la rencontre entre Yoshida et la mère de Mitsuko, qui vont justement parler de la dernière fois où les quatre premiers personnages se sont retrouvés, si bien que trois scènes du film entrent en résonance les unes avec les autres.)
Le film trouve ainsi dans ces échos troublants son sens, alors même qu'il nous montre des personnages qui n'en voient nulle part dans leur existence. Epouse modèle, actrice de porno soft ou prostituée, Izumi ne fait que répéter des cérémonials strictement codifiés (comme placer les chaussures de son mari à l'endroit exact où il pourra les enfiler en rentrant), une absurdité que Mitsuko espère lui faire sentir dans sa chair, le corps seul étant selon elle capable de réussir là où les mots échouent. La tragédie grecque tourne ainsi au drame kafkaïen, les personnages s'efforçant en vain d'entrer dans un Château dont les portes ne s'ouvriront peut-être qu'à leur mort.
Kafka et Ibsen, cités dans le film par les personnages (qui ont manifestement besoin des réflexions d'autrui pour penser leur vie), ne sont pas les seules références qu'il convoque. Bien sûr, avec une intrigue pareille, le film ne peut manquer d'évoquer Belle de jour de Luis Buñuel, Izumi ne parvenant pas plus que Séverine à cacher sa double vie à son mari (et de Yal Sadat dans Trois couleurs à dans Romain Le Vern sur Excessif), les critiques ne se sont pas privés de le souligner, à juste titre). Mais les formes des deux films (chacun des réussites à leurs manières) sont radicalement différentes, Buñuel utilisant une narration assez classique et une esthétique gothique, là où Sono Sion prend ouvertement le parti de la modernité, que ce soit dans le décor (les love hotels tokyoites) ou la narration (qui, outre la gémellité déjà évoquée, affectionne le flash-back, sans parler de son exposition originale, qui inverse ce qui aurait été, pour un tout autre cinéaste, l'ordre logique des scènes décrivant la vie initiale d'Izumi).
Plus pertinent à mon sens, mais beaucoup moins évident, serait donc la référence à un autre film sur la prostitution, Vivre sa vie de Godard. Outre le découpage du films en chapitres (ou tableaux) ou les gros plans sur des visages féminins striés de larmes, les deux films convoquent l'art de la même façon troublante. Dans Vivre sa vie, Godard lui-même lit à sa muse Le Portrait ovale d'Edgar Allan Poe, l'histoire d'un peintre qui en peignant celle qu'elle aime lui ôte la vie. Et dans Guilty of romance, c'est le père de Mitsuko qui, en la peignant, lui a retiré quelque chose d'essentiel qu'elle cherche depuis à retrouver. Je conseille à ceux à qui cette comparaison paraîtrait tirée par les cheveux de remarquer qu'à l'évidence, Sono Sion, dans un passage de son film, cite la scène bien connue de Pierrot le fou dans laquelle Ferdinand Griffon lance une tarte à la crème au visage de son rival du moment, faisant ainsi voler les conventions sociales dans une gerbe de feu d'artifice.
Mettre à nu le théâtre où nous effectuons sans convictions les mille et un gestes qui composent notre existence, c'est bien là l'ambition de Mitsuko (pour qui rien n'a de réalité hormis les corps), et peut-être aussi celle de Sono Sion. Comme Izumi, le spectateur aura besoin du film entier pour apprendre cette simple leçon. Comme elle, il en sortira un peu hagard et très mélancolique, mais sans nul doute convaincu d'avoir vraiment appris quelque chose, ne serait-ce qu'un simple poème : "je n'aurais jamais dû apprendre le sens des mots, mais comme j'ai appris le japonais, et quelques rudiments de langues étrangères, je m'immobilise dans tes larmes".
dimanche 29 juillet 2012
La face cachée des femmes
La Cara oscura d'Andrés Baiz
Un film qui sort en France la même semaine que Holy motors de Léos Carax (grand film d'auteur post-godardien presque unanimement salué par la critique) est déjà mal parti, et il l'est plus encore s'il arrive précédé d'une bande-annonce traitresse et d'un titre français non moins traitre (enfin, si l'on peut parler de titre français, puisqu'il est en anglais). Le problème de la bande-annonce, c'est qu'elle est presque entièrement composée d'images prises dans la deuxième partie du film, ce qui peut gâcher au spectateur le plaisir des révélations qu'elle apporte, comme l'a fait remarquer Thomas Sion dans Libération. (Accessoirement, cela permet aussi de démasquer les critiques qui se sont contentés de voir la bande-annonce plutôt que le film.) Mais sa pire trahison tient dans sa volonté manifeste de ne montrer que des plans qui, sortis de leur contexte, peuvent paraître des plus conventionnels, ce qu'ils ne sont pas dans le film. Ajoutez à cela un titre "français" (Inside), qui n'est même pas une traduction du titre original espagnol, et vous êtes sûrs de faire fuir le chaland...
Pour ne pas être aussi traitre, je me contenterai d'évoquer la première partie, laquelle ressemble fort à Rebecca d'Hitchcock : une femme (Fabiana) vient vivre dans la maison d'un homme (Adrian) perturbé par la disparition de sa précédente compagne (Belen). Tout comme dans Rebecca, le passé ne tarde pas à refaire surface, par petite touches d'abord, puis sous forme d'un flash-back qui forme la deuxième partie du film, et qui, un peu comme dans Rebecca, nous fait voir les événements du début sous un autre angle. La différence avec Rebecca, c'est que le fantôme de la première femme s'avère beaucoup plus concret... Mais je n'en dirai pas plus. J'ajouterai juste que la troisième partie, comme de juste, reprend l'intrigue là où les deux parties précédentes s'étaient arrêtées, et la mène à son terme.
De cette construction narrative somme toute assez classique, on peut déduire assez facilement que les personnages féminins se taillent la part du lion. En fait, ils sont même si dominants que Jean-François Rauger a écrit dans Le Monde que le film ne peut fonctionner que si le spectateur accepte de considérer les femmes comme des créatures intrinsèquement cruelles. Une remarque intéressante, mais qui m'évoque les accusations de misogynie jadis essuyées par le tandem Boileau-Narcejac (auteur de D'entre les morts, le roman d'où Hitchcock tira Vertigo), qui adorait lui aussi montrer des hommes faibles tourmentés par des femmes fortes (une thématique héritée du roman noir). Il serait plus correct de dire qu'Andrés Baiz (comme Boileau-Narcejac ou Roald Dahl, que mentionne, non sans raison, Thomas Sion) a une vision sombre de l'humanité dans son ensemble (si tant est que les cas particuliers présentés dans le film soient généralisables).
Le parcours des trois protagonistes se révèle en effet étrangement similaire, si l'on y réfléchit bien : tout trois vont se retrouver confrontés à une tentation (le vrai sujet du film) et y succomber, avant d'être pris, mais trop tard, de remords. Le motif du pacte avec le Diable est d'ailleurs explicite dans la deuxième partie, où Belen se voit proposer une étrange idée par celle qui se révélera plus tard la femme d'un ancien officier nazi. La tentatrice d'Adrian est beaucoup plus anodine (une jolie violoniste), et celle de Fabiana (une de ses collègues) n'est qu'une incarnation de son démon intérieur, qui la pousse à préserver sa bonne situation à n'importe quel prix.
Le film en vient ainsi à montrer des personnages qui se côtoient sans vraiment se voir, tout absorbés qu'ils sont par leurs idées fixes, et la caméra d'Andrés Baiz s'attache à traduire visuellement cette incommunicabilité. En témoigne une idée de mise en scène qui revient deux fois dans le film : un plan nous montre un personnage (Adrian dans les deux cas), puis la mise au point change pour nous montrer un autre personnage en train de le contempler (Fabiana la première fois, Belen la deuxième). Ce n'est certes pas un procédé nouveau, mais il est employé à bon escient, et en écho avec toutes les scènes où les personnages sont littéralement filmés champ contre champ, parce qu'ils se tiennent chacun dans un espace à la fois très lointain et très proche. Le ping-pong visuel qui tient si souvent lieu de style aux tâcherons du grand écran fait ici totalement sens.
Et Andrés Baiz ne s'arrête pas là dans sa tentative d'infuser un peu de sang neuf à des figures filmiques fatiguées, puisque lui (ou son scénariste) a eu l'idée (simple mais efficace) de faire d'Adrian un chef d'orchestre, ce qui permet d'entretenir une confusion savante sur la musique qui accompagne l'action : est-elle celle que fait jouer Adrian (Rachmaninov ou Tchaïkovski) ou une illustration sonore de ce que vivent les personnages (l'un n'excluant pas l'autre, bien sûr) ? Accessoirement, cela donne lieu au début du film à une scène savoureuse où un Adrian ivre fait de grands gestes du bras en disant "je dirige", alors même qu'il perd tout contrôle de sa vie...
Le film d'Andrés Baiz, en revanche, est extrêmement maîtrisé, on l'aura compris (enfin, j'espère). Au point de soutenir la comparaison avec celui de Léos Carax ? La question, selon moi, n'a pas à être posée : les deux films ne jouent pas sur le même terrain, mais ils marquent tous les deux des buts, et c'est l'essentiel.
Un film qui sort en France la même semaine que Holy motors de Léos Carax (grand film d'auteur post-godardien presque unanimement salué par la critique) est déjà mal parti, et il l'est plus encore s'il arrive précédé d'une bande-annonce traitresse et d'un titre français non moins traitre (enfin, si l'on peut parler de titre français, puisqu'il est en anglais). Le problème de la bande-annonce, c'est qu'elle est presque entièrement composée d'images prises dans la deuxième partie du film, ce qui peut gâcher au spectateur le plaisir des révélations qu'elle apporte, comme l'a fait remarquer Thomas Sion dans Libération. (Accessoirement, cela permet aussi de démasquer les critiques qui se sont contentés de voir la bande-annonce plutôt que le film.) Mais sa pire trahison tient dans sa volonté manifeste de ne montrer que des plans qui, sortis de leur contexte, peuvent paraître des plus conventionnels, ce qu'ils ne sont pas dans le film. Ajoutez à cela un titre "français" (Inside), qui n'est même pas une traduction du titre original espagnol, et vous êtes sûrs de faire fuir le chaland...
Pour ne pas être aussi traitre, je me contenterai d'évoquer la première partie, laquelle ressemble fort à Rebecca d'Hitchcock : une femme (Fabiana) vient vivre dans la maison d'un homme (Adrian) perturbé par la disparition de sa précédente compagne (Belen). Tout comme dans Rebecca, le passé ne tarde pas à refaire surface, par petite touches d'abord, puis sous forme d'un flash-back qui forme la deuxième partie du film, et qui, un peu comme dans Rebecca, nous fait voir les événements du début sous un autre angle. La différence avec Rebecca, c'est que le fantôme de la première femme s'avère beaucoup plus concret... Mais je n'en dirai pas plus. J'ajouterai juste que la troisième partie, comme de juste, reprend l'intrigue là où les deux parties précédentes s'étaient arrêtées, et la mène à son terme.
De cette construction narrative somme toute assez classique, on peut déduire assez facilement que les personnages féminins se taillent la part du lion. En fait, ils sont même si dominants que Jean-François Rauger a écrit dans Le Monde que le film ne peut fonctionner que si le spectateur accepte de considérer les femmes comme des créatures intrinsèquement cruelles. Une remarque intéressante, mais qui m'évoque les accusations de misogynie jadis essuyées par le tandem Boileau-Narcejac (auteur de D'entre les morts, le roman d'où Hitchcock tira Vertigo), qui adorait lui aussi montrer des hommes faibles tourmentés par des femmes fortes (une thématique héritée du roman noir). Il serait plus correct de dire qu'Andrés Baiz (comme Boileau-Narcejac ou Roald Dahl, que mentionne, non sans raison, Thomas Sion) a une vision sombre de l'humanité dans son ensemble (si tant est que les cas particuliers présentés dans le film soient généralisables).
Le parcours des trois protagonistes se révèle en effet étrangement similaire, si l'on y réfléchit bien : tout trois vont se retrouver confrontés à une tentation (le vrai sujet du film) et y succomber, avant d'être pris, mais trop tard, de remords. Le motif du pacte avec le Diable est d'ailleurs explicite dans la deuxième partie, où Belen se voit proposer une étrange idée par celle qui se révélera plus tard la femme d'un ancien officier nazi. La tentatrice d'Adrian est beaucoup plus anodine (une jolie violoniste), et celle de Fabiana (une de ses collègues) n'est qu'une incarnation de son démon intérieur, qui la pousse à préserver sa bonne situation à n'importe quel prix.
Le film en vient ainsi à montrer des personnages qui se côtoient sans vraiment se voir, tout absorbés qu'ils sont par leurs idées fixes, et la caméra d'Andrés Baiz s'attache à traduire visuellement cette incommunicabilité. En témoigne une idée de mise en scène qui revient deux fois dans le film : un plan nous montre un personnage (Adrian dans les deux cas), puis la mise au point change pour nous montrer un autre personnage en train de le contempler (Fabiana la première fois, Belen la deuxième). Ce n'est certes pas un procédé nouveau, mais il est employé à bon escient, et en écho avec toutes les scènes où les personnages sont littéralement filmés champ contre champ, parce qu'ils se tiennent chacun dans un espace à la fois très lointain et très proche. Le ping-pong visuel qui tient si souvent lieu de style aux tâcherons du grand écran fait ici totalement sens.
Et Andrés Baiz ne s'arrête pas là dans sa tentative d'infuser un peu de sang neuf à des figures filmiques fatiguées, puisque lui (ou son scénariste) a eu l'idée (simple mais efficace) de faire d'Adrian un chef d'orchestre, ce qui permet d'entretenir une confusion savante sur la musique qui accompagne l'action : est-elle celle que fait jouer Adrian (Rachmaninov ou Tchaïkovski) ou une illustration sonore de ce que vivent les personnages (l'un n'excluant pas l'autre, bien sûr) ? Accessoirement, cela donne lieu au début du film à une scène savoureuse où un Adrian ivre fait de grands gestes du bras en disant "je dirige", alors même qu'il perd tout contrôle de sa vie...
Le film d'Andrés Baiz, en revanche, est extrêmement maîtrisé, on l'aura compris (enfin, j'espère). Au point de soutenir la comparaison avec celui de Léos Carax ? La question, selon moi, n'a pas à être posée : les deux films ne jouent pas sur le même terrain, mais ils marquent tous les deux des buts, et c'est l'essentiel.
Les cris des enfants perdus
Babycall de Pal Sletaune
Avec un pitch comme celui de ce film (une femme, Anna, surveillant son enfant, Anders, grâce à un "babycall" y capte d'inquiétantes conversations), le spectateur pourrait s'attendre à une intrigue astucieuse, mais sacrifiant tellement les personnages à ses fins qu'ils ne sont plus que des marionnettes désincarnées... Et il aurait tort ! L'engin en question n'est rien d'autre qu'un accessoire parmi d'autres, et comme eux entièrement au service d'un film dont le vrai sujet est la maltraitance familiale (le vécu commun des deux personnages principaux du film, Anna et Helge), traité il est vrai sous un angle fantastique. Mais comme le faisait remarquer Harlan Ellison, les choses sont tellement plus claires sous la lumière du surnaturel...
Erich Vogel a donc parfaitement raison d'écrire dans Elegy que Babycall s'inscrit dans une lignée de "ghost stories" remontant au moins à Henry James et son fameux Turn of Screw (adapté au cinéma par Jack Clayton sous le titre The Innocents et à l'opéra par Benjamin Britten), qui nous présentait déjà une femme en prise avec des enfants et des fantômes. En revanche, il a tort quand il sous-entend que le film n'est rien d'autre qu'une énième variation sur des figures éculées, parce que son intrigue se résout d'une façon que je ne me souviens pas d'avoir déjà vu quelque part.
Chacun sait (ou devrait savoir) que les récits fantastiques offrent souvent deux explications aux phénomènes qu'ils décrivent : l'une rationnelle (les personnages sont fous ou rêvent), l'autre irrationnelle (les fantômes sont vraiment là). Parfois, l'hésitation entre les deux se maintient jusqu'à la fin de l'oeuvre (au point que Todorov a voulu en faire, à tort, la définition du fantastique), mais le plus souvent l'une des deux est privilégiée, que ce soit ouvertement (Mark of the Vampire de Tod Browning et son célèbre basculement de l'intrigue dans le film policier) ou plus subtilement (comme dans le cas que Jacques Finné appelle la "fausse double explication", où la solution rationnelle est discrètement assassinée dans un coin de l'oeuvre). Mais jamais les deux explications ne se révèlent toutes les deux vraies, comme c'est le cas dans Babycall, d'une façon que je n'expliciterai pas pour ne pas trop déflorer le film.
L'attention portée par Pal Sletaune à la construction de son film ne s'arrête pas là : de façon assez systématique mais très habile, tout objet apparaissant à un moment ou à un autre du film se retrouve employé dans une autre scène, que ce soient de simples ciseaux ou le dessin d'Anders qui va servir à Anna de plan pour retrouver l'appartement d'où viennent les cris. Plus qu'une application du célèbre principe du fusil de Tchékhov, j'y vois une volonté de faire résonner les scènes entre elles pour donner de l'unité au film, en faisant comme si la première appelait la seconde, d'une façon plus magique que logique (un procédé théorisé par Jorge Luis Borges).
Mentionnons également, au rang des accessoires, cet appareil photo qui, puisqu'il faut bien que l'image s'ajoute au son, va servir à Helge à observer l'enfant qu'Anna entend crier. On retrouve là une thématique classique des récits qui mettent en scène des êtres imaginaires (comme dans Fight Club de David Fincher, où les images des caméras de surveillance nous montrent ce qui se passe vraiment dans le parking), celle de l'objectivité supposée des appareils qui prolongent nos sens. Un des enjeux du film, pour le spectateur, est justement de savoir s'il peut s'y fier ou non pour comprendre ce qui se passe vraiment (la réponse est certes classique, mais elle sert l'intrigue qui, elle, est originale, je l'ai dit).
Une autre astuce du réalisateur est la première image du film (le visage ensanglanté d'Anna à qui une voix dure demande "Où est Anders ?"), qu'on croit tout naturellement être un échantillon de ce qu'elle a subi avant de déménager, mais qui se révèle finalement être un flash-forward (je conseille aux gens qui ne veulent pas trop en apprendre sur le film avant de le voir de ne pas chercher à approfondir la signification de ce terme s'ils l'ignorent). De façon générale, ce film oblige presque sans cesse le spectateur à reconsidérer sa position (classique me direz-vous, mais ce n'est pas souvent qu'un cinéaste y réussit aussi bien).
Ainsi plongés dans un état permanent de doute, nous nous retrouvons au diapason d'Anna et de Helge, qui errent dans les débris de leurs vies comme nous dans les pièces du puzzle conçu par Pal Sletaune. Du coup, l'intrigue, qui aurait pu phagocyter la vie intérieure des personnages, contribue au contraire à nous en donner une idée fidèle, et le film nous touche vraiment, au lieu de simplement nous distraire.
Avec un pitch comme celui de ce film (une femme, Anna, surveillant son enfant, Anders, grâce à un "babycall" y capte d'inquiétantes conversations), le spectateur pourrait s'attendre à une intrigue astucieuse, mais sacrifiant tellement les personnages à ses fins qu'ils ne sont plus que des marionnettes désincarnées... Et il aurait tort ! L'engin en question n'est rien d'autre qu'un accessoire parmi d'autres, et comme eux entièrement au service d'un film dont le vrai sujet est la maltraitance familiale (le vécu commun des deux personnages principaux du film, Anna et Helge), traité il est vrai sous un angle fantastique. Mais comme le faisait remarquer Harlan Ellison, les choses sont tellement plus claires sous la lumière du surnaturel...
Erich Vogel a donc parfaitement raison d'écrire dans Elegy que Babycall s'inscrit dans une lignée de "ghost stories" remontant au moins à Henry James et son fameux Turn of Screw (adapté au cinéma par Jack Clayton sous le titre The Innocents et à l'opéra par Benjamin Britten), qui nous présentait déjà une femme en prise avec des enfants et des fantômes. En revanche, il a tort quand il sous-entend que le film n'est rien d'autre qu'une énième variation sur des figures éculées, parce que son intrigue se résout d'une façon que je ne me souviens pas d'avoir déjà vu quelque part.
Chacun sait (ou devrait savoir) que les récits fantastiques offrent souvent deux explications aux phénomènes qu'ils décrivent : l'une rationnelle (les personnages sont fous ou rêvent), l'autre irrationnelle (les fantômes sont vraiment là). Parfois, l'hésitation entre les deux se maintient jusqu'à la fin de l'oeuvre (au point que Todorov a voulu en faire, à tort, la définition du fantastique), mais le plus souvent l'une des deux est privilégiée, que ce soit ouvertement (Mark of the Vampire de Tod Browning et son célèbre basculement de l'intrigue dans le film policier) ou plus subtilement (comme dans le cas que Jacques Finné appelle la "fausse double explication", où la solution rationnelle est discrètement assassinée dans un coin de l'oeuvre). Mais jamais les deux explications ne se révèlent toutes les deux vraies, comme c'est le cas dans Babycall, d'une façon que je n'expliciterai pas pour ne pas trop déflorer le film.
L'attention portée par Pal Sletaune à la construction de son film ne s'arrête pas là : de façon assez systématique mais très habile, tout objet apparaissant à un moment ou à un autre du film se retrouve employé dans une autre scène, que ce soient de simples ciseaux ou le dessin d'Anders qui va servir à Anna de plan pour retrouver l'appartement d'où viennent les cris. Plus qu'une application du célèbre principe du fusil de Tchékhov, j'y vois une volonté de faire résonner les scènes entre elles pour donner de l'unité au film, en faisant comme si la première appelait la seconde, d'une façon plus magique que logique (un procédé théorisé par Jorge Luis Borges).
Mentionnons également, au rang des accessoires, cet appareil photo qui, puisqu'il faut bien que l'image s'ajoute au son, va servir à Helge à observer l'enfant qu'Anna entend crier. On retrouve là une thématique classique des récits qui mettent en scène des êtres imaginaires (comme dans Fight Club de David Fincher, où les images des caméras de surveillance nous montrent ce qui se passe vraiment dans le parking), celle de l'objectivité supposée des appareils qui prolongent nos sens. Un des enjeux du film, pour le spectateur, est justement de savoir s'il peut s'y fier ou non pour comprendre ce qui se passe vraiment (la réponse est certes classique, mais elle sert l'intrigue qui, elle, est originale, je l'ai dit).
Une autre astuce du réalisateur est la première image du film (le visage ensanglanté d'Anna à qui une voix dure demande "Où est Anders ?"), qu'on croit tout naturellement être un échantillon de ce qu'elle a subi avant de déménager, mais qui se révèle finalement être un flash-forward (je conseille aux gens qui ne veulent pas trop en apprendre sur le film avant de le voir de ne pas chercher à approfondir la signification de ce terme s'ils l'ignorent). De façon générale, ce film oblige presque sans cesse le spectateur à reconsidérer sa position (classique me direz-vous, mais ce n'est pas souvent qu'un cinéaste y réussit aussi bien).
Ainsi plongés dans un état permanent de doute, nous nous retrouvons au diapason d'Anna et de Helge, qui errent dans les débris de leurs vies comme nous dans les pièces du puzzle conçu par Pal Sletaune. Du coup, l'intrigue, qui aurait pu phagocyter la vie intérieure des personnages, contribue au contraire à nous en donner une idée fidèle, et le film nous touche vraiment, au lieu de simplement nous distraire.
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