Banana split de Krel
Sur certaines cases (probablement issues de son imagination), le personnage principal interagit avec un animal se tenant sur deux pattes ; sur d'autres (probablement la réalité), il trimbale avec lui une peluche.
Vous pensez à Calvin & Hobbes ? Vous avez raison, mais Bill Watterson n'a pas l'exclusivité de ce dispositif graphique (lointain cousin du split-screen à la De Palma, mais surtout, comme l'éditeur de Banana split le fait d'ailleurs remarquer, du Fight Club de David Fincher d'après Chuck Palahniuk).
De fait, Krel reprend ce procédé dans Banana split (ouvrage lu dans le cadre d'une opération Masse critique de Babélio), à cette différence près qu'un saurien fait à partir d'une chaussette (Dick Raptor, "le dernier dinosaure vivant de la planète") remplace le tigre, qu'un homme nanisé en pyjama ursin (Philtrus corps d'enfant) remplace le garçon, et que le ton est résolument adulte (et science-fictif) :
"– Il va de soi que le premier branlos qui touche à mes affaires ne parlera plus jamais italien...
– Itaquoi ?!"
Disparue aussi, la ligne très claire de Bill Watterson : à la place, Krel emploie ce style de dessin à la Reiser ou Robert Crumb, que je baptiserai volontiers "ligne crade" si les Japonais ne l'avaient pas déjà appelé heta-uma (et indéfectiblement associé à la contre-culture, notamment punk – un lien qui vaut aussi pour la version américaine du truc).
L'aspect rugueux du dessin est souligne par une mise en couleurs qu'on pourrait qualifier de psychédélique (du violet et du bleu pour les ambiances nocturnes, de l'orange et du vert pour les ambiances diurnes, pour le dire vite ; on n'est pas si loin que ça du travail d'Hugues Micol sur Agughia).
A cette distanciation graphique s'ajoute une distanciation narrative : le gros de l'histoire (en cases aux bords ondulés) est constitué du récit que Philtrus et Dick font de leurs aventures à Brochette Jack, le troubadour de l'apocalypse ; l'histoire est une manière de récompense pour son aide après la fusillade initiale, raison pour laquelle sans doute ce début m'évoque "Au carrefour agenouillé", une des nouvelles que Léo Henry a consacré à son monde bluesy de Point-de-jour (les deux univers ne sont pas sans rapport, en raison notamment d'une commune déliquescence).
"Apocalypse", le grand mot est lâché ; Banana split se déroule dans le monde post-apocalyptique d'après "la grande lumière" (événement mentionné autant dans la bande dessinée que dans la planche volante l'accompagnant, qui décrit les origines de Dick Raptor), un désert s'étendant autour du Dernier Bar du Monde, tenu par un robot – la seule chose qu'il reste aux survivants est la boisson, mais aussi la religion, cet opium du peuple :
"Tu te déconcentres et tu fuis mon ami. Je te propose et vivre par-delà les étoiles et tu regardes le fond d'ton verre."
Sur les conseils de Di Mambro (un des siamois, l'autre étant la toujours shootée Sheela, sans que la lucidité de Di Mambro n'en soit impactée, au mépris – délibéré – de la biologie), Philtrus se lance donc dans la quête (absurde ?) du Temple du Rêve Lucide, croisant autant la Gardienne d'un pont (digne à mon avis de la célèbre chenille de Lewis Carroll) que le capitaine d'un navire échoué au milieu de nulle part ; mentionnons aussi deux pillards dans une scène où Dick Raptor se révèle l'égal du Magicien d'Oz (Bill Watterson est donc loin d'être le seul auteur "jeunesse" distordu par Krel).
Tout du long de ce périple insensé à la Moebius, des scènes de prédation animale se déroulent dans les coins des cases, un peu comme dans La Ballade de Narayama de Shôhei Imamura, et avec sans doute le même but, mettre en lumière la cruauté inhérente à la nature (post-apocalyptique ou pas) ; l'histoire toute entière semble ainsi converger vers ce dialogue désenchanté :
"– Pourquoi le monde il est comme ça ?...
– Peut-être parce que sinon, on aurait rien à se raconter ?"
Un peu ce coup-ci comme le Léo Henry de Tresses, Krel semble suggérer qu'à la fin, seules demeureront les histoires : même s'il est "raconté par un homme simple, plein de bruit et de fureur, d'explosions et de couleurs, ne signifiant pas grand chose, que dalle" (comme le suggère la quatrième de couverture, inspirée de Faulkner), un conte est probablement mieux armé que nous pour survivre à l'apocalypse...
Quoi qu'il en soit, cette version irradiée de Calvin & Hobbes qu'est Banana split n'est probablement pas à mettre entre toutes les mains ; mais les amateurs et amatrices de bizarre y trouveront leur compte – à moins qu'ils ou elles ne s'écrient, avec Dick, et sans voir que c'est fait exprès :
"C'est vraiment cata' comme tu racontes tes histoires. On dirait un enfant d'5 ans."
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