mercredi 6 janvier 2021

Point de jour, juste du sombre

La ballade de Gin et Bobby et autres récits de Point-du-jour de Léo Henry (et Stéphane Perger)


Comme l'a si bien dit avant moi Hugues de la librairie Charybde, "Léo Henry compte à coup sûr parmi les plus brillants stylistes de la littérature contemporaine, tous genres confondus" ; en revanche, pour pouvoir bénéficier de ce style "rythmé, sonore, d'une grande puissance expressive" (dixit Anne C), il faut de préférence aller voir du côté des nouvelles plutôt que des romans…


Ce n'est pas que les romans de Léo Henry soient mauvais, bien au contraire : un space-opera à la sauce pulp comme Le Casse du continuum ferait figure de chef d'œuvre dans la bibliographie de n'importe quel tâcheron des littératures de l'imaginaire ; simplement, comparé au niveau d'excellence langagière auquel ses nouvelles nous ont habitué, ce roman, certes plaisant, n'est guère représentatif du talent de son auteur (je le dis d'autant plus facilement que, de toute façon, les critiques, Léo en rit, c'est bien connu).


Le vrai chef d'œuvre de Léo Henry, ou tout au moins un des sommets indépassables de son œuvre, c'est clairement le fix-up développant l'univers bluesy de Point-du-jour. Comme tous les chefs d'œuvre, il se mérite, ou plutôt il réclame une implication plus forte lors de la lecture, comparable, toutes proportions gardées, à celle d'un livre dont vous êtes le héros (on le verra, cette interaction est largement trans-disciplinaire, recourant aussi bien aux dessins de Stéphane Perger qu'à une bande-son à dominante folk).


Il me semble en effet qu'une bonne part de l'incompréhension ressenti par plusieurs blogueurs, dont Nebal ou TMB, se dissipe dès qu'on entreprend de lire le recueil dans l'ordre chronologique de la narration (gracieusement indiqué page 174), et non dans l'ordre de la table des matières (pour lire dans cet ordre, il est préférable, à mon sens, de garder la chronologie que je vais exposer en tête). De même, une attention soutenue aux dessins de Stéphane Perger ou à la bande-son (indiquée page 175) livre d'intéressantes indications complémentaires sur le monde mélancolique de Point-du-jour (la musique n'est pas qu'un accessit, elle est à la source même du projet, on le verra).


Certes, comme le dit Nebal, Léo Henry "fait dans le poème en prose", rejoignant (comme beaucoup des meilleures nouvellistes de la génération Oxymore) la narration symboliste du XIXe siècle (Schwob, Régnier), mais il n'en essaie pas moins pour autant de constituer "un tout parfaitement intégré, travaillé, au sein duquel les nouvelles font sens" (dixit Anne C) ; dit autrement, suivant les termes d'un vieux débat esthétique, la composante "visible" (ou plutôt audible) du texte, son "architexture", masque par moments sa composante lisible, sa linéarité, mais elle ne l'abolit pas, on va le voir.


En fait, prises dans l'ordre de la narration, les 10 nouvelles qui composent le recueil se laissent aisément diviser en 3 parties, de respectivement 3, 4 et 3 nouvelles (difficile de faire plus équilibré !) : une première partie pour planter le décor et introduire les personnages secondaires les plus récurrents (l'ex rat-pêcheur Ishmaël et la future factrice Marie-Jeanne) ; une partie centrale mettant en scène, ensemble ou toutes seules, les héroïnes éponymes, Gin et Bobi ; une dernière partie, enfin, pour congédier l'univers de Point-du-jour (on verra comment).


La première partie nous introduit dans un univers post-apocalyptique (de type englouti) où une partie de l'humanité est retournée au totémisme, s'organisant en "tribus d'hommes-bêtes aux mœurs peu amènes" (dixit Anouchka). Comme un dessin de Stéphane Perger (page 33) vient opportunément nous le montrer, les hommes n'ont pas vraiment muté, mais entrepris d'adopter des mœurs animales, quitte à vivre le ventre de l'un contre le dos de l'autre pour former une araignée (et éventuellement faire fantasmer le lecteur le plus déluré).


Léo Henry choisit de baptiser ce monde Point-du-jour, tout comme il y a, quelque part au Brésil, une cité baptisée Alvorada, qui est aussi une chanson de Cartola figurant dans la bande-son… Les rapports entre humains (et parfois même la narration elle-même) vont effet s'organiser suivant des modèles pris dans des airs de blues ou assimilé (des histoires de perditions, de rencontres d'un jour, de morts violentes, etc.)


Au début, cela semble imperceptible : la Marie-Jeanne de la première nouvelle ("Alvorada", justement), si elle sert d'égérie aux musiciens de la ville, ne fait guère que porter la veste rose de la chanson "Paradis perdu" de Christophe… mais la nouvelle, et le recueil avec lui, se termine quand même (page 170) par la question "Qui donc à Point-du-jour peut se permettre encore de ne pas croire aux histoires ?" (NB : il s'agit clairement des histoires véhiculées par les chansons.)


Très vite, cependant, cette inspiration musicale se confirme : la troisième nouvelle, "Le Bon Dieu n'est pas gentil", a pour titre le refrain d'une chanson peu connue de Georges Brassens, "Jean rentre au village" (cité sous un autre titre par Léo Henry, peut-être parce qu'il travaillait de mémoire), et elle adopte une semblable structure de course d'un point à un autre, une structure (jusqu'à la pierre – jusqu'à la rivière – jusqu'au diable) qui est exactement celle d'une autre chanson de la bande-son, "Sinnerman" de Nina Simone (où il est question d'un pécheur plutôt que d'un pêcheur).


A la fin de cette nouvelle (page 139), donc de la première partie, le pêcheur (et pécheur ?) anonyme que nous avons suivi le long de 2 nouvelles se voit demander, par la gynoïde noire qu'il vient de découvrir, "comment je dois t'appeler ?" Cette question trouvera une réponse dans la partie centrale, où le narrateur de « La Ballade de Gin & Bobi" demande à son auditoire de baleines "J'aimerais que vous m'appeliez Ishmaël", double clin d'œil à Moby Dick de Melville (comme le note Hugues, il y a beaucoup d'autres petites allusions comme cela, notamment "une discrète et jouissive parodie de la positronique sagesse asimovienne", mais elles sont beaucoup moins structurantes, à mon sens, que la bande-son) ; la gynoïde qu'il découvre est, bien entendu, Bobi…


Il n'est donc pas surprenant de retrouver, dès "Au carrefour agenouillé", la deuxième nouvelle de la deuxième partie (la première introduit la lombric Gin et sa tendance à flasher sur des "Jersey Girl"), ce même couple Ishmaël / Bobi, visiblement uni par une relation de dépendance qui inverse les sexes des protagonistes de la chanson "Me and Bobby McGee" de Janis Joplin ("Libre, c'est juste une façon de dire qu'on a tout perdu" page 17). 


L'histoire, elle, suit de près, du moins au début, la chanson de Johnny Cash "Give My Love To Rose" (si le nom de Cash vous fait, comme Nebal, sauter au plafond, c'est probablement que vous ne l'avez jamais écouté, surtout dans sa dernière période, celle privilégiée ici par Léo Henry). Notez au passage que c'est aussi cette nouvelle qui ouvre (en beauté) le recueil (page 7) : "J'ai commencé à rêver de Rose plusieurs jours en amont, ronde, blanche, et douce avec, en lieu de visage, un bulbe de cristal craquetant d'étincelles."


Après avoir consacré une nouvelle à l'une, Gin, puis une nouvelle à l'autre, Bobi, Léo Henry réunit enfin ses deux héroïnes dans la novella qui sert de plaque tournante au recueil (et ce quel que soit l'ordre de lecture qu'on adopte) : "La Ballade de Gin et Bobi" (qui intègre une contrainte de signes, mais comme Nebal, j'avoue humblement n'avoir pas compté).


Ce récit, conté par Ishmaël, introduit ce qui semble être un nouveau personnage, Double-Brasse, mais si l'on se fie à l'illustration réalisée par Stéphane Perger pour l'autre nouvelle du recueil mettant en scène Double-Brasse (pages 20-21), il s'agit en fait d'Ishmaël lui-même (ce qui a le mérite d'expliquer comment il peut connaître certains événements) ! L'hypothèse semble d'ailleurs confirmée par l'ordre choisi pour le recueil, qui fait se succéder la dernière nouvelle consacrée à Double-Brasse avec la première consacrée à Ishmaël, quand il n'était encore que rat et pêcheur.


Comme le souligne Nebal, Léo Henry effectue avec cette novella une mise en abyme ironique de sa relation conflictuelle avec ses éventuels lecteurs, sans parler du rapport texte / image qu'il entretient avec son complice Stéphane Perger ("Dessiner Point-du-jour, c'est choisir un détail et s'imposer une discipline" page 75) ; il pousse même le vice jusqu'à faire raconter par Gin (pages 117-118) certaines des histoires du recueil, et d'autres qu'il écrira peut-être un jour (par exemple sur la "Black Girl" de Leadbelly, reprise en son temps par Nirvana, une chanson absente de la bande-son, pour une fois).


Sans déflorer ce texte central, peut-être un peu moins sombre que les autres (quoique, ça se discute), disons que Léo Henry le termine avec une autre chanson, inexplicablement absente de la bande-son : "Ode to Billy Joe" de Bobbie Gentry (en VF "Marie-Jeanne", d'où le nom de ce personnage secondaire). Il en profite pour suggérer une énième interprétation des événements décrits dans la chanson, en les réintégrant dans la novella…


Pour clore la deuxième partie du recueil (toujours chronologiquement parlant), Léo Henry démarque une autre chanson de Johnny Cash, "Delia's Gone". C'est la dernière apparition de Bobi, et avec elle prend fin ce qui est peut-être la thématique principale de cette partie centrale : la condition féminine, pour le dire vite (un thème déjà amorcé avec le destin de la femme du pêcheur). Je ne me suis pas attardé sur "Jersey Girl" (honte à moi), mais cette nouvelle contient une scène qui est sans doute une des plus emblématiques (et des poignantes) de ce point de vue-là…


Vient ensuite la troisième partie, où Léo Henry va nous montrer comment son univers, privé de ses héroïnes, s'effondre sur lui-même : le totémisme est détourné de son usage premier (une forme de structuration collective, si imparfaite soit-elle) par des individus âpres au gain (le chasseur de "Dark Was The Night" ou le parasite de "All Of Me", qui n'a jamais dû écouter Billie Holliday) ; les tricksters, ces personnages de filous sympathiques, comme Ishmaël ou Double-Brasse (peut-être le même individu, rappelons-le), ne parviennent plus à s'en sortir – qui sait s'ils n'ont pas essayé, eux aussi, la chasse ou le parasitage ?


Au terme de ce parcours chronologique à travers le recueil (et la bande-son bluesy qui l'accompagne), il ne devrait plus subsister, me semble-t-il, d'incompréhension aucune quant à cet univers atypique : tout au plus pourrait-on se demander ce qu'est devenu tel ou tel personnage après les "émeutes de la fin" (page 19), ou ce que cachent les initiales SLC de la même page 19 (le vrai nom de Double-Brasse, si l'on se fie à la chanson des Stanley Brothers), mais aussi, et surtout, comment diable Léo Henry arrive-t-il à écrire aussi bien ?


Une dernière phrase pour la route (page 62) ? "C'est comme ça que ça doit se passer, comme ça qu'on débarque tous, ahuris et nus, fragiles, tremblant hors de notre œuf, de nos cocons de chair, avec comme seule frontière pour nous séparer du dehors cette membrane de peau délicate qui palpite sur nos jeunes cervelles."



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