samedi 18 mars 2023

La peur du Dehors

Tresses – Souvenirs du narratocène de Léo Henry (& Denis Vierge d'après Hervé Le Guyader)


A temps nouveaux, formes nouvelles : c'est le credo post-rimbaldien d'Antoine Volodine (les narrats, les romances), que Léo Henry fait ici sien, afin d'imaginer le monde qui succédera "aux bouleversements climatiques, à l'augmentation de la concentration de gaz carbonique et de méthane dans l'atmosphère, aux catastrophes naturelles et humaines, à l'effondrement des populations animales, aux virus recombinés et à ceux ressortis des glaces fondues des pergélisols, aux guerres pour les terres arables, pour l'accès à l'eau douce, pour le contrôle des bases militaires, des centres de savoir, des lieux symboliques" (page 58).


Cette nouvelle forme, la tresse, est "dite par trois personnes différentes au minimum, c'est-à-dire d'autant de voix, depuis autant de points de vue" (page 33), chacune des voix servant à l'évidence à lier les deux autres, pour leur éviter de devenir "deux monologues" (page 43).


Les 5 tresses contenues dans ces Souvenirs du narratocène sont suivies d'un "Conte sans tresse" conclusif, et précédées d'un avertissement, ainsi que d'un récit en 5 chapitres contant dans quelles circonstances une exploratrice anonyme les a recueillies – et combien cela a modifié sa vision du monde. (Notez qu'au moins une autre tresse, parlant précisément "de l'organisation du monde", est évoquée page 36, mais non détaillée par l'exploratrice, en raison peut-être de ce bouleversement.)


A première vue, Tresses a donc l'air d'un récit classique de découverte d'une contrée insulaire oubliée, voire d'un conte sociologique (comme le remarque Hilaire Alrune, on n'est pas loin des "déboires de certains ethnographes partis à la recherche d'étrangers sans avoir compris que là où ils se rendaient les étrangers n'étaient autres qu'eux-mêmes").


Le récit de l'exploratrice est d'ailleurs au passé simple, temps classique s'il en est, mais symptomatiquement, elle utilise le passé composé dans la totalité du chapitre 4, qui est consacré précisément aux tresses, et fugitivement au début du chapitre 1, page 15, pour signifier son malaise :

"L'air même dans lequel j'évoluais passait sur ma peau comme une vilaine caresse. 'Ce monde pue', ai-je pensé, quelques instants seulement après avoir mis pied à terre."


De fait, confrontée à ce nouveau monde, ce "chaos sans commencement ni fin" (page 22) qu'est le Dehors (on pense, fugitivement, à Alain Damasio et, surtout, à sa source théorique, Michel Foucault parlant de Maurice Blanchot), notre exploratrice, sortie de son cocon, ressent, pour la première fois, une "sensation d'immensité et de danger" et une "impression de nudité, de solitude et de fragilité" (page 48) – autrement dit, ce sentiment de sublime qui est un des deux piliers du sense of wonder d'après Itsvan Csicsery-Ronay.


C'est dans la première tresse, parlant "du proche et du lointain", qu'elle exprime ce sentiment ; en retour, les autochtones lui répondent en prêtant leurs voix à un volcan (qui sert aussi à symboliser le développement de l'espèce humaine, mue comme lui par une "force colérique, indifférente aux circonstances", page 52) puis à une cellule (reflétant elle aussi, d'une certaine manière, la volonté expansionniste de l'humanité) – autrement dit, en la resituant entre macrocosme et microcosme, lui offrant ainsi "un changement de regard, une nouvelle échelle, un pas de recul" (page 55).


On le comprend d'entrée avec cette première tresse, il ne s'agit pas pour un brin de contredire les autres ; mais du simple fait de s'entrelacer avec eux, il fera ressortir, par contraste, ce que leur contenu a de pertinent ou, au contraire, d'intenable (la tresse est donc avant tout une pratique de montage similaire à celles employées, par exemple, par Bertold Brecht).


C'est particulièrement vrai dans les tresses 2 et 5, parlant "des formes de l'humanité" et "de toutes les immortalités", dont chaque voix est celle d'une des trois catégories de survivants (notez que cette tripartition de l'humanité annonce celle de L'Enigmaire de Pierre Cendors, roman également polyphonique, mais il est vrai que, comme le rappelle Victor Montag, "la ramification de la race humaine en plusieurs branches" est "un thème classique de la SF") :

– les habitants des Serres (d'où vient l'exploratrice), dômes abritant (métaphoriquement parlant) "les graines immortelles de la connaissance, bien à l'abri dans [leurs] cosses, attendant d'être replantées, de pousser, de croître et de fleurir à nouveau sur toute la surface de la Terre" (page 99) ;

– les Nora monoclonales de la Station orbitant autour de la Terre, "la super-humanité sans défaut, libre de toute tare et de toute faiblesse, celle qui a exclu de son sein les asthmatiques, les diabétiques, les myopes, les obèses, les hésitantes, les hypertendues, les schizophrènes, les malades chroniques, héréditaires ou seulement potentielles, les fragiles avérées, celles qui risquent de le devenir" (page 11) ;

– les "habitants des Hauts" (page 64), des sortes de zadistes descendant à l'évidence des "laissés pour compte" (page 59) exclus des Serres, devenus hors d'elles "les humains du narratocène, lents impuissants, fragiles, reliés entre eux et à tout ce qui prolifère autour" (page 105).


Comme dans Cité d'ivoire de Jean Krug, dont je parlerai prochainement, et avec un imaginaire zadiste et un substrat idéologique similaire (les théories de Philippe Descola, pour le dire vite), Léo Henry va s'attacher à décrire deux manières différentes d'habiter la Terre (les Nora, l'ayant fuie, sont hors jeu sur ce coup-là) :

– l'une, celle des Serres, valorise, à la suite "des philosophes antiques, des savants arabes, des moines européens, des encyclopédistes, des positivistes" (page 99), la "capacité d'organisation" (page 98), autrement dit la domination (verticale) de l'environnement (c'est le naturalisme de Philippe Descola) ;

– l'autre, celle des Hauts, valorise la "capacité d'attention" (pages 42, 64) et son corollaire, la "capacité à raconter" (pages 65, 105), autrement dit l'interaction (horizontale) avec l'environnement (c'est peu ou prou l'analogisme de Philippe Descola).


(Au passage, notez que pour une troisième manière d'habiter la Terre après la catastrophe, il faut aller voir du côté d'un autre excellent livre de Léo Henry, La Ballade de Gin et Bobby, qui explore le totémisme ; quant à la quatrième cosmologie, l'animisme, elle est sans doute utilisée quelque part dans l'oeuvre protéiforme de Léo Henry, mais j'avoue ne pas voir où pour l'instant.)


La tresse 4, parlant "du sauvage et du domestique" comme cet article de Philippe Descola, souligne précisément combien la façon de faire des Serres, qui repose sur ce type de distinctions binaires, est par nature douteuse, dans la mesure où l'apprivoisement se fait dans les deux sens (Léo Henry s'inspire ici de cet article d'Hervé Le Guyader, lui-même inspiré par les travaux de Jean Guilaine) : le loup a autant changé l'homme qu'il n'a changé lui-même en devenant chien ; le riz a autant fait évoluer l'homme qu'il n'a évolué lui-même pour les nécessités de l'agriculture ; les histoires...


La tresse 3, parlant "du savoir et de l'ignorance", souligne que la quête effrénée de savoir (technique) des Serres est vaine, mais aussi que la paresse des Hauts est viable (j'emploie bien sûr le terme "paresse" au sens de Paul Lafargue, promoteur d'une société organisée pour libérer le maximum de temps libre à ses membres) ; comme le dit le moulin à eau, seule source d'électricité, page 73 :

"Je demeure unique dans mon village, parce que je sers à peu de chose. Quels besoins y aurait-il de plus d'énergie domestique ?"


Le "Conte sans tresse" qui clôt l'ouvrage va dans le même sens, en décrivant, de façon métaphorique, comment la montée de la high tech au détriment de la low tech peut faire perdre en puissance d'agir du corps, pour reprendre une notion de Spinoza, utilisée aussi bien dans Scarlett & Novak d'Alain Damasio que dans Cité d'ivoire de Jean Krug (dont je parlerai bientôt ici, je me répète je sais).


Evidemment, surtout dans un format aussi court, Tresses – Souvenirs du narratocène ne peut guère qu'évoquer cette utopie au coeur des dystopies à venir qu'est le narratocène ; mais comme l'a aussi remarqué Lucien Raphmaj sur Diacritik, c'est fait si finement que l'humain de l'anthropocène y trouvera matière à réfléchir, à exorciser sa "peur du Dehors" (page 15) – et surtout à s'émouvoir, grâce à la langue (comme toujours) très maîtrisée de Léo Henry (page 92) :

"Lorsque cet âge a pris fin, quand nous avons enfin réalisé n'être pas des rois et pas même des mères bienveillantes, mais seulement une part minuscule de ce monde, alors nous avons admis que, dans notre langage, ce dont nous parlions nous parlait en retour."




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