Insensibles de Juan Carlos Medina
Encore un film passé par l'Etrange Festival 2012 (et un que je voulais voir, pour le coup), et encore un film à la sortie confidentielle (deux salles sur Paris), ce qui est dommage parce qu'il est vraiment intéressant. Le titre français et les premiers plans, manifestement situés dans un passé qu'une date viendra bientôt préciser, nous présentent d'emblée le phénomène extraordinaire au coeur du film : l'insensibilité d'un groupe d'enfants à la douleur, aussi bien la leur que, par ricochet, celle des autres. Jean-François Rauger dans Le Monde trouve ce lien entre physique et moral un peu artificiel, et pourtant il ne l'est pas tant que ça, à bien y réfléchir : si l'on considère que le fondement de la morale consiste à ne pas faire à autrui ce qu'on ne voudrait pas qu'il nous fasse, on comprend bien pourquoi ces enfants ont du mal à accéder aux formes les plus élémentaires d'empathie. Notez d'ailleurs que cette insensibilité se double d'un autre trait marquant, l'insuffisance lacrymale, qui jouera un rôle central par la suite, puisque c'est par là qu'au moins un enfant accédera au respect d'autrui.
Après cette séquence d'introduction, le film retourne aussitôt dans le présent (lançant ainsi le parallélisme qui structurera tout le film) pour nous présenter David, un brillant chirurgien bientôt papa, mais qui va, en quelques minutes, subir une version extrême de la loi de Murphy en perdant sa femme, Anaïs, et en apprenant qu'il a un cancer. Seule une greffe pourrait le sauver et fournir un père à son enfant prématuré, mais l'ennui est que ses parents l'ont adopté et qu'il ne le savait pas. Commence alors une quête de sa "vraie" famille, qui va le mener très vite sur les pas des enfants insensibles et de la terrible prison de Canfranc, théâtre de quelques-unes des pages les plus noires du franquisme...
Le film se retrouve ainsi à vérifier les thèses de Joël Malrieu, pour qui la problématique de l'identité est au coeur du récit fantastique. Avant de commencer sa quête, David n'est rien de plus que le stéréotype du médecin si brillant qu'il est surchargé de travail et ne peut guère accorder de place à sa femme : seule son enquête pourra lui révéler qui il est vraiment, et surtout quel père il veut prendre pour modèle, celui qui l'a élevé ou celui qui l'a engendré, le monstre par choix ou le monstre par nature. Il mettra d'ailleurs explicitement ses pas dans ceux de ce dernier, puisqu'il refera le chemin qui lui a permis de s'évader de Canfranc, au cours de la séquence magistrale qui clôt le film. Et à ramper ainsi sur les traces de son "vrai" père, David semble véritablement subir une initiation antique, une sorte d'accouchement symbolique.
C'est qu'en fait Insensibles est un film sur la paternité, un film qui s'articule véritablement autour des trois pères que j'ai évoqué (auquel on peut ajouter le professeur allemand qui s'occupe un temps des enfants insensibles) : les femmes, dont le rôle est pourtant souvent décisif, qu'elles donnent la vie ou enseignent l'amour, ont une espérance de vie des plus courtes dans le film, que les temps soient troublés ou non. Il ne faut pas y voir là une forme de misogynie, mais plutôt une interrogation sur les choix que nous faisons quand personne n'est là pour nous rappeler que la douceur aussi existe. Car Insensibles est aussi, comme beaucoup de récits fantastiques, un film sur le mal, et la place que nous choisissons de lui accorder dans nos vies.
Ces thématiques ambitieuses sont servies par une mise en scène intelligente, foisonnant de trouvailles plus ou moins originales. C'est par exemple cette transition (remarquée par Nicolas Gilli sur Filmosphère) entre un plan d'un doigt traçant un sillon dans une flaque de sang et un plan d'une route, comme si le passé appelait le présent. Un autre plan est un exemple parfait de ce que Michel Chion appelle le "déjà-là" : un objet, présent dès le début du plan (ici, un sous-vêtement féminin) acquiert tout à coup un sens quand le personnage au centre du plan le remarque enfin. Mentionnons aussi le début de la confrontation finale entre David et Berkano, son "vrai" père, qui atterrit derrière lui, mais dans le flou du plan, si bien qu'on peut croire un instant qu'il n'a pas vieilli depuis tout ce temps (ce que la suite du plan dément aussitôt, bien sûr). L'absence d'étanchéité entre le passé et le présent trouve ainsi, une fois de plus, une illustration originale.
Je viens de parler de "confrontation finale", mais en fait Insensibles est construit de telle façon que cette notion même se trouve désamorcée, à la façon dont Neil Gaiman et Dave McKean avaient procédé dans leur comics Black Orchid (une révolution visuelle aussi bien que narrative). Un peu avant, la confrontation entre David et son père adoptif avait tourné court dans une scène évoquant irrésistiblement la fin de Los Sin nombre de Jaume Balaguero. De façon similaire encore, quand David se retrouvera face à une des victimes de ses pères, nous ne verrons jamais l'état dans lequel elle est vraiment : une façon classique de faire travailler l'imagination, certes, mais aussi une manifestation de plus de cette esthétique de l'évitement des passages obligés, qui permet au film de ne jamais sombrer dans la facilité du gore.
Un film dur (ce n'est pas pour rien qu'il est interdit au moins de 16 ans) mais jamais complaisant, "habilement mené" (pour reprendre les mots de Jean-François Rauger) mais jamais maniéré : on peut dire sans trop se tromper que Juan Carlos Medina fait honneur à la "tradition" horrifique espagnole.
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