mardi 23 octobre 2012

Dieu bénisse l'anarchisme !

God Bless America de Bobcat Goldthwait

Après l'intéressant Compliance, transposition dans un fast-food de la fameuse expérience de Stanley Milgram, le cinéma américain nous offre un autre film critique sur les rapports humains, à la différence près qu'ici la critique est explicitée verbalement et qu'elle porte sur un aspect moins intemporel, à savoir l'usage que nous faisons des nouvelles technologies. Pour tempérer tout ce que cette description peut avoir d'aride, je rappellerai juste que le film est (curieusement) estampillé "comédie" ("satire" serait plus juste), ce qui me l'avait fait d'entrée écarter de ma liste de films à voir lors de l'Etrange Festival 2012, à tort je l'avoue.

Le film n'a en effet aucun des défauts qui caractérisent une comédie ordinaire (et qui me font généralement détester ce "genre"). Il ne consiste pas en une suite de gags alignés  les uns à la suite des autres sans autre lien qu'une ligne narrative des plus ténues, non : il est parfaitement construit - une bonne partie des scènes qu'on ne pensait tout d'abord ne servir à rien d'autre qu'à caractériser les personnages trouvent leur écho, pour ne pas dire leur résolution, beaucoup plus loin dans le film. J'ai parlé de "caractériser les personnages", et justement, le film évite ainsi un autre des défauts typiques d'une comédie, à savoir bâcler les caractères : le cinéaste prend le temps de développer les motivations des personnages principaux, qui ne sont pas de simples marionnettes tout juste bonnes à figurer dans un gag (d'où sans doute la longueur du film, et de la mise en place de l'intrigue). Enfin (et surtout), l'humour à l'oeuvre dans ce film ne fait qu'affleurer ça et là par petites touches légères (verbales ou situationnelles), et il n'a rien de la vulgarité potache qui est si souvent la norme en la matière - il est noir, très noir.

"Humour noir" est une expression forgée par le pape du surréalisme, André Breton, et surréaliste, ce film l'est assurément, si l'on considère avec le fondateur du mouvement que "l'acte surréaliste le plus simple consiste à descendre dans la rue, revolver au poing, et à tirer au hasard, tant qu'on peut, dans la foule". Certes, les  deux "héros" du film prennent pour cible des gens qu'ils estiment devoir mériter la mort pour leur bêtise, mais le "hasard objectif" joue un grand rôle dans le déclenchement de leurs fusillades. Du coup, le film s'approche presque de la perfection d'irrévérence constituée par le comics déjanté de Grant Morrison, Kill your boyfriend - il en diffère juste par les personnages et ce qui les anime.

En effet, le garçon du duo de tueurs (Frank) est ici beaucoup plus âgé que sa compagne (Roxy), qu'il ne parvient d'ailleurs pas à voir autrement que comme une partenaire de tuerie. Ce qui ne l'empêche nullement de nouer avec elle une relation toute en gentillesse, parfois irrévérencieuse, mais toujours authentique - différente donc des rapports sociaux agressifs qui pullulent autour d'eux. L'étonnement d'une des victimes de Frank à constater qu'elle ne meurt que parce qu'il ne la trouve pas assez gentille est de fait la clé du film : Frank est foncièrement gentil, et il voudrait que tout le monde le soit. Et comme c'est difficile, pour ne pas dire impossible, dans un monde où une gamine fait un caprice parce qu'elle n'a pas reçu de ses parents le cadeau qu'elle attendait, il prend les armes, tel le Christ s'armant d'un fouet pour chasser les marchands du temple.

On retrouve ainsi un thème classique du film noir, le couple de fugitifs qui ne parvient pas à trouver sa place dans une société qu'ils ne comprennent pas (par exemple, tous deux disent aimer les livres - encore qu'on ne les voie jamais lire dans le film). Les personnages font d'ailleurs explicitement référence à Bonnie and Clyde, auquel le film emprunte également une certaine esthétique du ralenti, revue cent fois depuis dans les films d'action, mais qui est vraiment à sa place ici, peut-être en raison des angles de caméra parfois inhabituels qui l'accompagnent, ou bien tout simplement parce qu'elle arrive vraiment à des moments-clés du film (comme la décision finale de Frank), et pas juste pour faire joli.

Côté esthétique, il faut également reconnaître à ce film un vrai travail de représentation de la violence à l'écran. Si les jets de sang sont utilisés comme fluides baptismaux dans une ou deux scènes-choc bien choisies, une autre scène de meurtre joue habilement sur deux idées chères à Alfred Hitchcock dernière période : l'usage du hors-champ (et des sons, voire des objets, qui en proviennent) et la difficulté qu'il y a à tuer quelqu'un. La référence à Hitchcock (autre grand fan d'humour noir que j'ai peut-être tendance à voir partout, j'avoue) me semble d'autant plus s'imposer qu'une autre scène du film s'inspire à l'évidence de celle de Psycho où Janet Leigh se fait contrôler par un policier en lunettes noires.

Ainsi décrit, le film me semble devoir échapper à la critique (secondaire, certes) que lui adresse Sandrine Marques dans Le Monde, à savoir qu'il ne ferait que remplacer une morale critiquable (celle de la télé-réalité pour aller vite) par une autre. Certes, Frank s'adresse finalement à nous face caméra comme Charlie Chaplin dans Le Dictateur, mais le message qu'il délivre est aussitôt parasité par le personnage qu'il entendait défendre, et qui se révèle tout aussi corrompu par le désir de s'exhiber que les autres. Visiblement, Bobcat Goldthwait ne cherche pas à nous faire adhérer à un quelconque message, juste à nous raconter l'histoire de deux êtres pour lesquels il éprouve à l'évidence une certaine sympathie (parfois irrévérencieuse, mais toujours authentique là encore).

Evidemment, pour trouver lui aussi ces personnages sympathiques, le spectateur a intérêt à partager un peu leurs sentiments. Si donc vous détestez lire, si vous êtes plus accro à votre téléphone portable qu'un nourrisson au sein de sa mère, si vous ne pouvez pas vivre un jour sans avoir pris connaissance de la dernière vidéo qui fait le buzz sur Internet, ou si vous estimez qu'un film ne saurait se regarder autrement qu'en papotant et envoyant du pop-corn sur la tête des spectateurs devant vous, ne courez surtout pas voir ce film, vous allez le détester.

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