The Grandmaster de Wong Kar-Wai
Wong Kar-Wai s'est fait connaître des cinéphiles avec des films intimistes empreints d'une esthétique particulière : des plans courts, bien composés, aux couleurs délavées ou saturées, au piqué variable, accompagnés d'une musique aidant à faire circuler l'émotion d'un plan à l'autre. Le talent du réalisateur était indéniable, mais les sujets choisis peut-être pas assez originaux pour rendre ses films vraiment mémorables, malgré leur ambiance indubitablement marquante.
Ayant peut-être pris conscience que les situations extrêmes mettent au mieux en lumière les sentiments, Wong Kar-Wai a décidé d'appliquer son style au film de kungfu, un genre auquel il se révèle admirablement adapté. Ainsi, les plans courts sont idéaux pour les scènes de combat, et leur usage dans les scènes plus calmes donne une vraie unité stylistique au film. Et, bien sûr, le soin apporté à composer l'image ne peut que renforcer la grâce des mouvements qui s'y déroulent. Quant au jeu sur les textures d'image, il prend tout son sens dans la perspective historique adoptée par Wong Kar-Wai : la vidéo est réservée aux événements historiques, et l'image passe progressivement au noir et blanc quand les personnages posent pour une des nombreuses photos qui vont jalonner leur parcours.
L'ambition de Wong Kar-Wai est bien en effet de retracer tout un pan de l'histoire du kungfu, à travers les destins croisés de quatre personnages au milieu du vingtième siècle : Ip Man, maître du style Wing-Chun ; Gong Er, formée par son père Baosen au dangereux style Ba Gua ; Ma San, formé par Baosen au style Xingyi : "la Lame", maître du style Baji. Bien que le générique de fin revendique fièrement le caractère fictionnel du film, celui-ci reste quand même très fidèle à la réalité historique, que ce soit dans l'esprit ou dans la lettre (voir par exemple l'opposition classique entre styles du Nord et du Sud, que la chorégraphie du film rend du reste très bien - excellent travail, comme toujours, de Yuen Woo-Ping, qui est intervenu sur Matrix, rappelons-le).
Si le film reprend la plupart des codes en usage dans les films d'arts martiaux chinois (comme le personnage de la femme forte, le thème des querelles de succession, la scène obligée du combat dans une auberge - ici une maison close), il en détourne aussi une bonne partie. Ainsi, l'affrontement annoncé entre Ip Man et Baosen est finalement désamorcé, se changeant un combat plus intellectuel que physique ; l'affrontement entre Gong Er et Ma San, qu'on croit d'abord éludé, nous est présenté un peu plus loin, mais sous forme de flash-back, si bien qu'on sait d'avance qui va gagner. Côté coups extraordinaires, la tradition secrète des 64 Mains maîtrisée par Gong Er ne sera finalement transmise à personne. Quant au fameux coup de poing sans recul qui a fait la renommée du Wing-Chun, il nous est présenté très tard dans le film, dans une scène très drôle où Ip Man cherche à convaincre qu'il ferait un bon professeur...
Le film convoque par ailleurs les codes d'autres catégories de film, à commencer par le western : comme l'affiche le rappelle, Wong Kar-Wai avait d'abord songé à appeler son film Il était une fois le kung-fu. Et l'ombre de Sergio Leone plane en effet sur le film, que ce soit par l'emprunt de musiques à Ennio Morricone ou le clin d'oeil à la scène de combat à la descente du train qui ouvre Il était une fois dans l'ouest lors du combat entre Gong Er et Ma San, sans doute une des plus belles scènes du film (peut-être parce que le temps de l'affrontement trouve sa matérialisation dans le défilement du train qui repart).
Les codes du film noir sont aussi présents, aussi bien thématiquement (combats de rue, démesure qui mène les personnages à leur perte, mélancolie) que stylistiquement (éclairages nocturnes, voix-off et flash-back) - et c'est peut-être au bout du compte eux les plus pertinents pour rendre compte du propos du film, qui s'attache beaucoup aux sentiments, parce qu'il entend montrer que le kungfu est tout autant un état d'esprit qu'une technique : un art, quoi. Est-ce vraiment un hasard si le style de kungfu d'Ip Man, le grand maître du titre, se caractérise notoirement par des gestes courts mais efficaces, analogues au style cinématographique adopté par Wong Kar-Wai ? La nécessité pour un grand maître de savoir regarder en arrière pour mieux aller de l'avant n'est-elle pas aussi au coeur du projet artistique de Wong Kar-Wai ?
En tout cas, une chose est sûre : film d'auteur, film intimiste, film de kungfu, western, film noir, The Grandmaster est un film complet, et pas à la manière des tâcherons hollywoodien qui croient qu'une pincée de ci et une pincée de ça suffit à assurer le succès d'un film. C'est aussi, tout simplement, un film, et pas une succession de scènes chocs reliées par une trame narrative lâche, comme le sujet aurait pu le faire craindre. Les amateurs de film d'action seront peut-être déçus (j'ai vu des gens quitter la salle), les autres y trouveront certainement leur compte.
Wong Kar-Wai s'est fait connaître des cinéphiles avec des films intimistes empreints d'une esthétique particulière : des plans courts, bien composés, aux couleurs délavées ou saturées, au piqué variable, accompagnés d'une musique aidant à faire circuler l'émotion d'un plan à l'autre. Le talent du réalisateur était indéniable, mais les sujets choisis peut-être pas assez originaux pour rendre ses films vraiment mémorables, malgré leur ambiance indubitablement marquante.
Ayant peut-être pris conscience que les situations extrêmes mettent au mieux en lumière les sentiments, Wong Kar-Wai a décidé d'appliquer son style au film de kungfu, un genre auquel il se révèle admirablement adapté. Ainsi, les plans courts sont idéaux pour les scènes de combat, et leur usage dans les scènes plus calmes donne une vraie unité stylistique au film. Et, bien sûr, le soin apporté à composer l'image ne peut que renforcer la grâce des mouvements qui s'y déroulent. Quant au jeu sur les textures d'image, il prend tout son sens dans la perspective historique adoptée par Wong Kar-Wai : la vidéo est réservée aux événements historiques, et l'image passe progressivement au noir et blanc quand les personnages posent pour une des nombreuses photos qui vont jalonner leur parcours.
L'ambition de Wong Kar-Wai est bien en effet de retracer tout un pan de l'histoire du kungfu, à travers les destins croisés de quatre personnages au milieu du vingtième siècle : Ip Man, maître du style Wing-Chun ; Gong Er, formée par son père Baosen au dangereux style Ba Gua ; Ma San, formé par Baosen au style Xingyi : "la Lame", maître du style Baji. Bien que le générique de fin revendique fièrement le caractère fictionnel du film, celui-ci reste quand même très fidèle à la réalité historique, que ce soit dans l'esprit ou dans la lettre (voir par exemple l'opposition classique entre styles du Nord et du Sud, que la chorégraphie du film rend du reste très bien - excellent travail, comme toujours, de Yuen Woo-Ping, qui est intervenu sur Matrix, rappelons-le).
Si le film reprend la plupart des codes en usage dans les films d'arts martiaux chinois (comme le personnage de la femme forte, le thème des querelles de succession, la scène obligée du combat dans une auberge - ici une maison close), il en détourne aussi une bonne partie. Ainsi, l'affrontement annoncé entre Ip Man et Baosen est finalement désamorcé, se changeant un combat plus intellectuel que physique ; l'affrontement entre Gong Er et Ma San, qu'on croit d'abord éludé, nous est présenté un peu plus loin, mais sous forme de flash-back, si bien qu'on sait d'avance qui va gagner. Côté coups extraordinaires, la tradition secrète des 64 Mains maîtrisée par Gong Er ne sera finalement transmise à personne. Quant au fameux coup de poing sans recul qui a fait la renommée du Wing-Chun, il nous est présenté très tard dans le film, dans une scène très drôle où Ip Man cherche à convaincre qu'il ferait un bon professeur...
Le film convoque par ailleurs les codes d'autres catégories de film, à commencer par le western : comme l'affiche le rappelle, Wong Kar-Wai avait d'abord songé à appeler son film Il était une fois le kung-fu. Et l'ombre de Sergio Leone plane en effet sur le film, que ce soit par l'emprunt de musiques à Ennio Morricone ou le clin d'oeil à la scène de combat à la descente du train qui ouvre Il était une fois dans l'ouest lors du combat entre Gong Er et Ma San, sans doute une des plus belles scènes du film (peut-être parce que le temps de l'affrontement trouve sa matérialisation dans le défilement du train qui repart).
Les codes du film noir sont aussi présents, aussi bien thématiquement (combats de rue, démesure qui mène les personnages à leur perte, mélancolie) que stylistiquement (éclairages nocturnes, voix-off et flash-back) - et c'est peut-être au bout du compte eux les plus pertinents pour rendre compte du propos du film, qui s'attache beaucoup aux sentiments, parce qu'il entend montrer que le kungfu est tout autant un état d'esprit qu'une technique : un art, quoi. Est-ce vraiment un hasard si le style de kungfu d'Ip Man, le grand maître du titre, se caractérise notoirement par des gestes courts mais efficaces, analogues au style cinématographique adopté par Wong Kar-Wai ? La nécessité pour un grand maître de savoir regarder en arrière pour mieux aller de l'avant n'est-elle pas aussi au coeur du projet artistique de Wong Kar-Wai ?
En tout cas, une chose est sûre : film d'auteur, film intimiste, film de kungfu, western, film noir, The Grandmaster est un film complet, et pas à la manière des tâcherons hollywoodien qui croient qu'une pincée de ci et une pincée de ça suffit à assurer le succès d'un film. C'est aussi, tout simplement, un film, et pas une succession de scènes chocs reliées par une trame narrative lâche, comme le sujet aurait pu le faire craindre. Les amateurs de film d'action seront peut-être déçus (j'ai vu des gens quitter la salle), les autres y trouveront certainement leur compte.
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