mardi 11 juin 2013

Même le Diable a des remords

Shokuzai 2/2 de Kiyoshi Kurosawa

Et voici la deuxième partie du film-fleuve qui marque le retour de Kurosawa - hélas peu remarqué, si j'en juge par le nombre réduit de salles qui projettent cette suite. Elle comprend très logiquement deux chapitres qui nous présentent le destin des deux derniers membres du quatuor ayant rencontré le meurtrier d'Emili, ainsi qu'un chapitre conclusif centré sur Asako, le Diable avec qui les quatres jeunes femmes ont passé un pacte fatal - un Diable qui va se révéler plus humain qu'on n'aurait cru.

Mais procédons par ordre. Saé, le premier membre du quatuor, avait choisi le repli sur soi et n'en était pas vraiment consciente ; Maki, la deuxième, avait opté pour un volontarisme à tout crin dont elle était parfaitement consciente. Suivant un schéma parfait, Akiko, la troisième sera repliée sur soi et parfaitement consciente de son état, alors que Yuka, la quatrième, fera montre d'une volonté allant jusqu'à la manipulation pure et simple, sans être vraiment consciente de l'image qu'elle renvoie ainsi à son entourage. Ajoutez à ça le fait que la volonté de re-sauver Emili si possible est surtout présente chez Maki et AKiko, les deuxième et troisième, et vous aurez une bonne idée de la structure oppositive qui sous-tend l'ensemble du film.

La façon dont s'enclenche la mécanique fatale qui va mener chacune de ces femmes vers une libération intime mais un destin funeste (même si Yuka, la quatrième à le répéter, s'en tirera beaucoup mieux que les autres, sans doute parce qu'elle seule a réussi à devenir vraiment une mère) est elle étrangement similaire. Les deux premières jeunes femmes se trouvaient confrontées à des personnages qui leur renvoyaient une image fidèle d'elles-mêmes ; les deux dernières se voient elles sommées de se positionner par rapport à leur frère (hyperactif) pour Akiko ou leur soeur (stérile) pour Yuka.

C'est ainsi qu'Akiko, qui s'est persuadée que si elle sort de son rôle d'ours elle déclenchera une nouvelle catastrophe, sera pourtant amenée à sortir de son cocon par la fille adoptive de son frère. Une volonté de libération (qui la ménera paradoxalement en prison) emblématisée par un travelling magnifique, qui évoque tour à tour le Truffaut des Quatre cent coups pour la course haletante, puis le Bunuel d'El pour la course en zigzag symbolisant une certaine folie. La position fragile d'Akiko dans le monde est également parfaitement rendue par le décor très kurosawien du grand entrepôt où son frère a élu domicile, un espace large qui fait indubitablement écho à la salle de gym où Emili a trouvé la mort, aussi bien qu'au grand appartement où Saé est contrainte de vivre, ou qu'à la piscine ou la salle de kendo où le destin de Maki se joue. Est-ce vraiment un hasard si celle qui s'en sort le mieux des quatre, Yuka, se sera toujours contenté d'espaces plus étriqués malgré sa folie des grandeurs ?

Yuka, justement, est persuadé que seul un policier (l'époux de sa soeur, par exemple) pourra la protéger du monde et la rendre heureuse en comblant le vide son coeur (elle a au moins conscience de sa vacuité fondamentale, à défaut d'avoir celle de la portée de ses actes). Malgré le nom de la boutique où elle travaille ("Rosebud", un clien d'oeil à Citizen Kane), elle serait toute prête à oublier Emili, si le hasard ne la mettait pas en possession d'une information capitale pour la mère d'Asako. Elle va donc essayer, et ce sera la seule, non à respecter son contrat, mais à le rompre - elle va chercher à affronter le Diable, Asako.

Cette confrontation va être pour le spectateur l'occasion de commencer à soupçonner que ce Diable n'est pas si monolithique que ça, ce que le dernier chapitre viendra confirmer de façon éclatante. Si l'on y retrouve quelques-uns des attributs presque magiques qu'Asako a manifesté jusqu'ici (par exemple en semblant retourner contre lui la volonté de la tuer du meurtrier), on se rend peu à peu compte que ce Diable est tout autant prisonnier du contrat qu'il a imposé, tout aussi aliéné par lui que les quatre jeunes femmes. Asako, elle aussi, au fur et à mesure qu'elle découvre que les raisons du meurtre d'Emili sont liées à son passé trouble, prend conscience de ce qu'elle a sacrifié pour venger Emili, et en vient à douter d'elle-même. Une évolution qui se traduit symboliquement par un renoncement final au noir qui ornait toutes ses tenues jusqu'ici, ainsi que par un double travelling final, de face puis de dos, qui nous montre que la volonté qui l'anime est devenue au bout du compte beaucoup plus ténue que celle d'Akiko.

Ces cinq trajectoires de femmes hantées par la même idée fixe en viennent ainsi à esquisser les contours d'un monde où la moindre petite lâcheté a une répercussion profonde sur les autres et sur soi, par le biais de réactions en chaîne qui doivent tout autant à une implacable logique interne qu'aux hasards de l'existence. Ce tableau est servi par une esthétique résolument non-hollywoodienne qui fait de ce film bien plus qu'une série télé : un jalon incontournable dans la filmographie de Kurosawa.

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