jeudi 30 mai 2013

Les sentiers de la pénitence

Shokuzai 1/2 de Kiyoshi Kurosawa

Lors de la soirée d'ouverture de la rétrospective que la Cinémathèque Française lui a consacré récemment (sous l'impulsion de Jean-François Rauger, fan de la première heure), Kiyoshi Kurosawa a modestement comparé l'immersion dans sa filmographie à une promenade dans les rues de Paris : si l'on peut y faire de belles rencontres, on peut également y glisser sur une crotte de chien... C'était drôle, mais quelque peu inexact, tant son cinéma se révèle film après film d'une même (et grande) qualité, et ce n'est pas le premier volet de Shokuzai qui viendra contredire cette règle.

D'un film tourné à l'origine pour la télévision, on aurait pu s'attendre à un relâchement stylistique, au profit de l'esthétique en vogue sur le petit écran (un plan pour planter le décor de la scène, suivi d'une alternance mécanique et parfois épileptique de champs-contrechamps). Sauf que Kiyoshi Kurosawa, comme il l'a confié à Isabelle Régnier du Monde, n'a jamais vu aucune série télévisée dans sa vie (à part Twin Peaks il y a longtemps). Dès lors, à part un petit surplus de dialogues (un peu plus explicatifs que d'ordinaire, mais guère), Kiyoshi Kurosawa a tourné cette série comme un de ses films.

On y retrouve donc toutes les caractéristiques de son cinéma, que ce soit sur le plan stylistique ou thématique. Côté style, ce sont toujours les mêmes plans longs, souvent larges, parfois accompagnés de mouvements de caméras (jamais gratuits), et donc la même volonté de se tenir à une certaine distance des affects de ses personnages - tout en parvenant, en raison peut-être de cette distance, à nous les restituer avec force (ceux qui ont vu License to live devraient comprendre de quoi je parle). C'est toujours la même façon de jouer avec l'espace, que ce soit par le biais des reflets dans les miroirs des personnages ou par le surgissement dans le champ de quelque chose que quelqu'un de moins habitué au cinéma de Kurosawa n'attendrait pas. C'est, enfin, le refus de tomber dans le cliché visuel, en évitant par exemple de donner une robe blanche à un personnage qui va se mettre à saigner.

Quant à l'histoire, elle appartient par bien des aspects au genre favori du cinéaste, le fantastique (au sens de Joël Malrieu, qui en fait la rencontre entre un personnage solitaire et un phénomène déstabilisant), avec cette particularité qu'ici la cause de l'aliénation du personnage nous est clairement donné dès le départ, dans un prologue qui nous fait assister au meurtre d'Emili et à la promesse que sa mère Asako arrache au quatre fillettes témoins du drame, et pourtant incapables de se souvenir du visage du meurtrier. Toujours vêtue au cours du film dans des dominantes de noir et apparaissant comme par magie à des moments-clés, Asako est le diable avec lequel ces quatre fillettes, devenues femmes, ont passé un pacte qui va véritablement engager leur âme, les privant de quelque chose d'essentiel qu'elles devront récupérer (ou non) - et qui n'est bien sûr pas le même de l'une à l'autre.

La première amie d'Emili, Saé, s'est réfugiée dans une insensibilité psychique qui fait d'elle une véritable poupée vivante, capable de traverser le monde sans que rien ne l'affecte. Il faudra la rencontre avec un homme étrange, Takahiro Ôtsuki, pour qu'elle en prenne conscience, suivant un mécanisme classique du fantastique, celui où un personnage-phénomène
 se fait peu à peu le reflet de la part d'ombre du personnage principal. Peu à peu contaminée par cette relation qui la change littéralement en fantôme, Saé finira pourtant, comme souvent dans un récit fantastique, par  se libérer du poids du passé, non sans le payer cher.

C'est un peu le même parcours qui attend Maki Orihara, la deuxième amie d'Emili, avec cette différence qu'ici les personnages-miroirs (un agresseur anonyme et un de ses collègues enseignants) la représentent à deux stades différents de son évolution : après le meurtre d'Emili (qui l'a rendue plus incisive avec le monde, au contraire de Saé) et avant (où la peur régissait sa vie). Si ses difficultés pour interagir avec son environnement de façon "normale" sont réelles, elles sont également amplifiées par le contexte très bureaucratique dans lequel elle évolue, ce qui donne une petite touche kafkaïenne à ce deuxième chapitre, un peu moins intériorisée que le premier - sans doute parce que son héroïne est plus consciente de ce qu'elle traverse.

On peut supposer que les deux chapitres suivants continueront dans cette veine (le fantastique psychologique, pour aller vite), et on les attend avec d'autant plus d'impatience qu'ils verront l'enquête menée par Asako (qui progresse en marge du récit de la pénitence des deux premières amies d'Emili) arriver enfin à son terme...

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