mardi 26 novembre 2013

Laissons entrer les ténèbres...

Borgman d'Alex Van Warmerdan

A l'heure où la rétrospective Pasolini vit ses derniers instants à la Cinémathèque (une de mes raisons pour ignorer les sorties de films), sort un film que tous les critiques n'ont pas manqué de comparer à Théorème - ce qui est peut-être d'ailleurs la raison pour laquelle ils ont parfois du mal avec lui.

Le film de Pasolini, sorti en pleines années marxistes, nous montrait une maisonnée bourgeoise perturbée par la visite d'un jeune homme mystérieux : depuis la cuisinière jusqu'au père de famille, chacun de ses membres, homme ou femme, finissait par succomber à la tentation, quitte à ne plus savoir comment vivre une fois cet "ange" parti et devenir autre chose : une sainte, une folle, un peintre, une libertine, un ascète.

Le film de Van Warmerdan nous présente également une maisonnée bourgeoise (à cette seule différence que les bourgeois d'aujourd'hui ne sont pas ceux de Pasolini), mais il n'y a guère que la mère de famille à subir l'attraction du mystérieux visiteur, qui n'est plus tout jeune.
Qui plus est, même s'il n'agit qu'à la demande expresse de cette dernière, l'intrus, baptisé Camiel, déploie tout un arsenal de techniques (la sarbacane, le poison) et utilise tout un attirail de complices (Ludwig, Pascal, Brenda, Ilonka, plus quelques figurants) pour parvenir à ses fins, lesquelles ne sont pas de changer les êtres, comme chez Pasolini, mais de les séparer en deux groupes, les morts en puissance et les autres.

Evidemment, même si Alex Van Warmerdan se défend d'avoir voulu signifier telle ou telle chose, il est tentant d'utiliser une grille de lecture religieuse, et de voir dans Camiel l'ange de la mort, de la vengeance ou même le démon - ce qui expliquerait pourquoi un prêtre le poursuit au début du film, ou pourquoi il a sur le dos une cicatrice (les ailes perdues d'un ange déchu).
Sauf que Camael, dans la mythologie ésotérique, c'est plutôt l'ange de l'amour physique.
Sauf que la scène de communion du prêtre sert surtout à suggérer que le liquide rouge clair que les complices de Camiel font boire à ceux qui vont survivre n'est pas du poison, mais le composant nécessaire de quelque mystérieux rite initiatique.
Sauf que la cicatrice de Camiel est analogue à celle que ses complices incisent sur le dos des survivants (alors qu'ils tatouent une croix au mari, qui lui va mourir), et sert donc bien plus à indiquer que le film que nous voyons est en fait un éternel recommencement.

De façon semblable, la grille de lecture marxiste ne semble pas plus pertinente : d'accord, la maîtresse de maison est parfois odieuse avec son employée ; d'accord, le père de famille fait preuve de racisme ordinaire dans le choix de son jardinier ; mais jamais, au grand jamais, on ne nous dit que ce sont ces petits défauts qui vont les perdre, au contraire : Marina va même jusqu'à déclarer à son mari qu'ils sont trop heureux, et qu'ils vont donc fatalement attirer la malchance sur eux.

En fait, tel qu'il s'offre à nous, Borgman est plus un film sur l'absurdité de l'existence, montrant, comme le faisait Kafka en sont temps, que la frontière entre la réalité et le cauchemar est parfois très poreuse.
Du reste, la seule chose à laquelle Alex Van Warmerdan (qui est peintre, ne l'oublions pas) se réfère vraiment dans ce film, c'est à la fameuse peinture de Füssli, dans laquelle on voit un singe faire pression sur la poitrine d'une dormeuse pour l'oppresser : c'est exactement la façon dont Camiel s'y prend pour instiller des cauchemars dans l'esprit de Marina.

Borgman est donc avant tout une initiation à l'absurde, menée avec une rigueur implacable qui ne pourra que perturber ceux qui croient que ce monde est autre chose qu'un chaos sans nom - et c'est au bout du compte le genre de film qu'on est heureux d'avoir choisi de préférence au dernier blockbust(i)er...

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