A Touch of Sin de Jia Zhang-Ke
Confronté à l'interdiction au moins de 18 ans de son film Masculin Féminin, dédié aux "enfants de Marx et de Coca-Cola", Jean-Luc Godard choisit d'en faire la promotion sous le slogan : "un film interdit au moins de 18 ans, parce qu'il parle d'eux".
On pourrait, de même, dire de A Touch of Sin qu'il est "un film interdit aux Chinois, parce qu'il parle d'eux", mais il serait réducteur de ne voir dans ce film qu'une critique de la société des "enfants de Mao et de Foxconn".
Certes, Jia Zhang-Ke est parti de quatre faits divers authentiques, ces tufa shijian ou "incidents violents" - comprenez ces "pétages de plomb" qui mettent en lumière tout ce que la société a d'aliénant pour l'individu, qui n'a parfois pas d'autres recours que la violence pour conserver son individualité vacillante.
Mais il a su leur donner une dimension universelle, notamment en filmant longuement l'avant du passage à l'acte (voire l'après), histoire de nous faire comprendre comment les choses ont pu en arriver là.
Comprendre n'étant pas justifier, Jia Zhang-Ke se garde bien toutefois de légitimer cette violence : c'est du moins comme ça que j'interprète cette insistance à s'attarder parfois sur les blessures causées par les protagonistes de son film, histoire de nous rappeler qu'on n'est pas dans un film de sabre où l'on abat du méchant à la pelle, mais dans un monde où l'on détruit des vies, si malfaisantes soient-elles.
(C'est pourquoi du reste je suis aussi sceptique devant les critiques qui rebaptisent ce film Il était une fois en Chine comme Guillaume Loison du Nouvel Obs ou parlent à son propos de Far East comme François Guillaume-Lorrain du Point : en vrai, on est plus proche de Sono Sion que de Quentin Tarantino.)
En laissant sa caméra s'attarder aussi sur tout ce qui entoure (et détermine) ses personnages, Jia Zhang-Ke se révèle être un de ces cinéastes qui font plus confiance à l'image qu'aux dialogues pour capter la vérité des êtres, peut-être justement parce qu'il nous montre des personnages en proie à l'incapacité de se faire comprendre - de leur soeur, de leur femme, de leur amant, de leur mère (dans ce qui est sans doute une des plus belles scènes du film, qu'il serait donc criminel de dévoiler).
Le corollaire de cette posture esthétique est que le cinéaste préfère relier les personnages les uns aux autres par des mouvements d'appareil fluides (à la steadicam, notamment) plutôt que par des champs-contrechamps mécaniques à l'hollywoodienne (ping, pong).
Bien sûr, cette technique sert aussi le scénario, en nous montrant comment les vie des quatre personnages se croisent ou se font écho, dans un subtil jeu de correspondances qui, s'il n'est pas novateur, est extrêmement bien fait, et justifie pleinement le prix du meilleur scénario décroché à Cannes.
(Contrairement à ce que le titre du film laisse supposer, on est donc très loin du cinéma de King Hu, qui a prouvé avec L'Hirondelle d'or qu'il savait très bien chorégraphier les scènes de combat, mais aussi très facilement tomber dans la surenchère d'effets spéciaux ou bâcler son scénario.)
Voyons un peu comment tout s'organise : le film commence par une séquence d'ouverture où le personnage de la première séquence croise le personnage de la deuxième près d'un camion de tomates renversée (la couleur rouge va ponctuer le film, comme pour nous préparer à la vision du sang : les personnages vivent déjà dans un monde violent, ils ne le savent pas, c'est tout).
Suivent ensuite la première et la deuxième séquence, laquelle est reliée à la troisième par une scène de transition dans laquelle le deuxième personnage croise l'amant du troisième personnage (vous suivez, oui ?)
Suivent alors la troisième puis la quatrième séquence, et enfin une scène de conclusion dans laquelle le troisième personnage cherche à refaire sa vie dans l'univers du premier, tombant ainsi sans le savoir de Charybde en Scylla...
Outre la couleur rouge, les séquences se font écho par une certaine attention portée à la souffrance animale, comme l'a très bien remarqué Samuel Douhaire dans Télérama.
En revanche, ce qu'il ne semble pas avoir vu, c'est que la présence de ces animaux ne sert pas à suggérer que la violence est animale (un peu comme Nagisa Oshima le faisait avec les scènes de sexe dans La Ballade de Narayama), mais plutôt à symboliser la condition sociale des personnages, sans que ce parallèle ne soit jamais appuyé ni réducteur, l'animal agissant plus comme un miroir qui renvoie chacun des personnages à lui-même.
(Et la scène du cheval battu est une allusion claire à la biographie de Nietzsche, qu'une scène de ce type rendit fou.)
Au final, on a un film à la fois âpre et mélancolique, intimiste et magistral, du genre qui mérite de rester dans l'histoire du cinéma (ce que les critiques semblent avoir bien compris, pour une fois).
Confronté à l'interdiction au moins de 18 ans de son film Masculin Féminin, dédié aux "enfants de Marx et de Coca-Cola", Jean-Luc Godard choisit d'en faire la promotion sous le slogan : "un film interdit au moins de 18 ans, parce qu'il parle d'eux".
On pourrait, de même, dire de A Touch of Sin qu'il est "un film interdit aux Chinois, parce qu'il parle d'eux", mais il serait réducteur de ne voir dans ce film qu'une critique de la société des "enfants de Mao et de Foxconn".
Certes, Jia Zhang-Ke est parti de quatre faits divers authentiques, ces tufa shijian ou "incidents violents" - comprenez ces "pétages de plomb" qui mettent en lumière tout ce que la société a d'aliénant pour l'individu, qui n'a parfois pas d'autres recours que la violence pour conserver son individualité vacillante.
Mais il a su leur donner une dimension universelle, notamment en filmant longuement l'avant du passage à l'acte (voire l'après), histoire de nous faire comprendre comment les choses ont pu en arriver là.
Comprendre n'étant pas justifier, Jia Zhang-Ke se garde bien toutefois de légitimer cette violence : c'est du moins comme ça que j'interprète cette insistance à s'attarder parfois sur les blessures causées par les protagonistes de son film, histoire de nous rappeler qu'on n'est pas dans un film de sabre où l'on abat du méchant à la pelle, mais dans un monde où l'on détruit des vies, si malfaisantes soient-elles.
(C'est pourquoi du reste je suis aussi sceptique devant les critiques qui rebaptisent ce film Il était une fois en Chine comme Guillaume Loison du Nouvel Obs ou parlent à son propos de Far East comme François Guillaume-Lorrain du Point : en vrai, on est plus proche de Sono Sion que de Quentin Tarantino.)
En laissant sa caméra s'attarder aussi sur tout ce qui entoure (et détermine) ses personnages, Jia Zhang-Ke se révèle être un de ces cinéastes qui font plus confiance à l'image qu'aux dialogues pour capter la vérité des êtres, peut-être justement parce qu'il nous montre des personnages en proie à l'incapacité de se faire comprendre - de leur soeur, de leur femme, de leur amant, de leur mère (dans ce qui est sans doute une des plus belles scènes du film, qu'il serait donc criminel de dévoiler).
Le corollaire de cette posture esthétique est que le cinéaste préfère relier les personnages les uns aux autres par des mouvements d'appareil fluides (à la steadicam, notamment) plutôt que par des champs-contrechamps mécaniques à l'hollywoodienne (ping, pong).
Bien sûr, cette technique sert aussi le scénario, en nous montrant comment les vie des quatre personnages se croisent ou se font écho, dans un subtil jeu de correspondances qui, s'il n'est pas novateur, est extrêmement bien fait, et justifie pleinement le prix du meilleur scénario décroché à Cannes.
(Contrairement à ce que le titre du film laisse supposer, on est donc très loin du cinéma de King Hu, qui a prouvé avec L'Hirondelle d'or qu'il savait très bien chorégraphier les scènes de combat, mais aussi très facilement tomber dans la surenchère d'effets spéciaux ou bâcler son scénario.)
Voyons un peu comment tout s'organise : le film commence par une séquence d'ouverture où le personnage de la première séquence croise le personnage de la deuxième près d'un camion de tomates renversée (la couleur rouge va ponctuer le film, comme pour nous préparer à la vision du sang : les personnages vivent déjà dans un monde violent, ils ne le savent pas, c'est tout).
Suivent ensuite la première et la deuxième séquence, laquelle est reliée à la troisième par une scène de transition dans laquelle le deuxième personnage croise l'amant du troisième personnage (vous suivez, oui ?)
Suivent alors la troisième puis la quatrième séquence, et enfin une scène de conclusion dans laquelle le troisième personnage cherche à refaire sa vie dans l'univers du premier, tombant ainsi sans le savoir de Charybde en Scylla...
Outre la couleur rouge, les séquences se font écho par une certaine attention portée à la souffrance animale, comme l'a très bien remarqué Samuel Douhaire dans Télérama.
En revanche, ce qu'il ne semble pas avoir vu, c'est que la présence de ces animaux ne sert pas à suggérer que la violence est animale (un peu comme Nagisa Oshima le faisait avec les scènes de sexe dans La Ballade de Narayama), mais plutôt à symboliser la condition sociale des personnages, sans que ce parallèle ne soit jamais appuyé ni réducteur, l'animal agissant plus comme un miroir qui renvoie chacun des personnages à lui-même.
(Et la scène du cheval battu est une allusion claire à la biographie de Nietzsche, qu'une scène de ce type rendit fou.)
Au final, on a un film à la fois âpre et mélancolique, intimiste et magistral, du genre qui mérite de rester dans l'histoire du cinéma (ce que les critiques semblent avoir bien compris, pour une fois).
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