mardi 17 septembre 2024

Spectateurs superflus

L'Héritage fossile de Philippe Valette


Un trait simple condamne-t-il un auteur de bande dessinée à la comédie ? Citant Art Spiegelman (mais il aurait pu évoquer aussi le dernier Tezuka, celui de Debout l'humanité !), Scott McCloud concluait que non, bien au contraire (page 45 de L'Art invisible) :

"Le dessin stylisé, qui renvoie à la conception platonicienne du monde des idées, semble exclure l'ambiguïté, cet élément essentiel de la peinture des caractères dans la littérature moderne : il ne conviendrait alors qu'à des enfants. Ce serait oublier que des éléments simples peuvent se combiner de façon complexe, comme les atomes qui deviennent des molécules, d'où naît la vie."


De ce point de vue-là, le parcours de Philippe Valette est exemplaire, puisque après Jean Doux et le mystère de la disquette molle (drolatique transposition des codes du film d'aventures dans l'univers rigide d'une entreprise), il livre ce magistral Héritage fossile (lu dans le cadre d'une opération Masse critique de Babélio), qui est probablement une des meilleurs bandes dessinées SF de l'année 2024 (faisant au moins jeu égal avec le Carbone & Silicium de Mathieu Bablet).


A part un setup-payoff impeccable dans les deux cas (tout objet mis en scène, même anodin, jouera un rôle plus tard dans le récit, suivant la fameuse loi édictée par Tchekhov, et corollairement, tout détail sans importance, comme ici la nourriture, ne sera qu'entraperçu, ici page 8), les deux ouvrages n'ont à peu près rien à voir l'un avec l'autre, notamment parce que l'ambition (démesurée mais menée à bien) de L'Héritage fossile est, comme dans la meilleure science-fiction, de questionner la volonté d'expansion illimitée qui anime l'humanité et le sentiment de fausse importance qu'elle en retire (page 121) :

"Est-ce qu'on serait pas de simples spectateurs superflus.. face à une plus grande histoire qui n'est pas la nôtre ?"


J'en parle souvent ici (par exemple à propos de La Maison des Soleils), cette peinture de l'hubris humaine passe notamment par la confrontation, censée conduire à plus d'humilité, des personnages avec des phénomènes les dépassant, généralement par leur échelle spatio-temporelle (c'est le versant sublime du sense of wonder à l'oeuvre dans la SF) ; mais ces paysages et ces temporalités démesurés peuvent tout autant être vus comme la projection extérieure de leur espace mental (de leur ego) quasi-infini.


Cette dernière interprétation est d'autant plus pertinente dans le cas de L'Héritage fossile que Philippe Valette s'inspire ouvertement de l'art visionnaire, censé représenter des espaces intérieurs, et plus précisément du travail de Jean-Pierre Ugarte, qui avait déjà influencé Corbeyran & Espé pour leur Territoire.


La comparaison entre ces deux oeuvres inspirées par un même peintre est instructive : Corbeyran faisait des images d'Ugarte un autre monde que le nôtre, radicalement différent et accessible seulement par de brèves visions, qui s'entrelardaient au dessin très réaliste d'Espé (qui a eu le temps selon moi de vieillir en 20 ans, c'est l'ennui du trait "complexe") ; sur cette bonne idée de départ, il bâtissait un scénario qui, au final, se révélait désappointant (la peu crédible volte-face finale, eu égard aux événements précédents).


A première vue, Philippe Valette adopte une approche similaire, en faisant de ses arrières-plans travaillés à la manière d'Ugarte le décor d'une autre planète, Geminae ; mais il inscrit si habilement ses personnages (au trait simple donc) dans ce décor fouillé (suivant une technique typique de la ligne claire et du dessin animé japonais), et ce décor dans son histoire (dont le scénario est par ailleurs impeccable, je l'ai déjà dit), que nous éprouvons juste un étrange sentiment de familiarité, que la mention finale d'Ugarte (page 288) vient dissiper (c'est approprié dans la mesure où Geminae, tout en étant autre, est censée être "la soeur jumelle de la Terre", voir page 79).


J'ai parlé de "son histoire", mais l'intérêt de L'Héritage fossile, c'est bel et bien de cumuler trois histoires, deux apparentes et une cachée, dont le surgissement est bien sûr l'enjeu du récit, qui tourne donc à l'enquête (quoique de façon très différente que dans Jean Doux et le mystère de la disquette molle) :

– dans un présent situé dans un futur très lointain et symbolisé par des planches sur fond blanc (pages 3-9, 28-36, 50-51, 56-61, 72-81, 96-105, 110-119, 1255-129, 148-181, 198, 216, 236-243, 254-284), nous suivons un vieil homme malade, Reiz, et une fillette de 11 puis 12 ans, Nova, dans leur quête d'un module spatial égaré quelque part sur Geminae (c'est ici qu'Ugarte est utilisé) ;

– dans un passé majoritairement raconté par Reiz à Nova et symbolisé par des planches sur fond noir (pages 10-27, 37-49, 52-55, 62-71, 82-95, 106-109, 120-124, 130-147, 182-197, 199-205, 217-235, 244-253), nous suivons le parcours du vaisseau Heritage et de ses quatre occupants de la Terre jusqu'à Geminae (on le devine tout de suite, ce voyage ne va pas être sans histoires, c'est classique certes, mais très bien décliné) ;

– enfin, des indices recueillis ça et là par Nova dans les modules va émerger une histoire alternative, celle que Reiz refuse de raconter ou même simplement d'envisager (à mon avis, le rêve que fait Nova pages 206-215, toujours sur fond noir, symbolise à lui seul cette histoire, qui est le vrai coeur de L'Héritage fossile, et qui rapproche l'ouvrage d'un célèbre film de SF des années 60, taisons lequel pour ne pas spoiler).


On le voit, si la parole (et la transmission qu'elle suppose) est mise en scène dans L'Héritage fossile, le silence y est tout aussi important, ce dont témoigne la superbe séquence d'ouverture, qui pose en cinq planches muettes (pages 3-7) les fondamentaux de la première histoire – Philippe Valette s'y révèle d'entrée comme un grand bédéaste, ce que la suite ne fera que confirmer (voyez cette astuce simple, présenter les quatre membres d'équipage sortant de stase en quatre cases, page 106, plutôt qu'en une seule comme à la page 24, manière de signaler leur désunion croissante).


J'ai beaucoup insisté jusqu'à présent sur l'usage de l'espace pour instaurer un sense of wonder dans L'Héritage fossile (et c'est normal, la BD est avant tout un art visuel) ; mais le temps est tout aussi présent, y compris de façon tangible – les compteurs signalant, dans ce vert sur fond noir si cher à la SF, le temps écoulé depuis le début du voyage ; les murs du module mémoire, où est stockée "l'intégralité de l'histoire humaine" (page 125) ; mais aussi les dialogues entre Nova et Reiz, par exemple pages 77-78 :

"– Ah bon ?! Le vent, ça use les rochers ?

Le vent peut réduire la plus haute des montagnes en un désert de sable fin ! Tout n'est qu'une question de temps."


Etonnamment, Reiz ne semble pas tenir compte de cet appel voilé à l'humilité devant notre propre petitesse, là où Nova, elle, va parfaitement l'entendre: même si le titre L'Héritage fossile fait avant tout référence au vaisseau spatial et au phénomène imprévu qui s'y produit (voir page 46), il prend à la fin un tout autre sens – et l'opposition entre Nova et Reiz ressemble soudain à la lutte entre les jeunes conscients du réchauffement climatique et les puissants qui l'ignorent...


Redisons-le pour finir, au cas où ce ne serait pas assez clair : L'Héritage fossile est probablement une des meilleurs bandes dessinées SF de l'année 2024 (et ce n'est pas Phoenix qui me contredirait).



1 commentaire:

  1. Un grand merci pour cette super analyse très documentée ! Je suis très touché par la compréhension que vous avez eu de l'histoire, et bravo pour votre plume.

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