samedi 18 juin 2022

La plaque photosensible de notre époque

Carbone & Silicium de Mathieu Bablet


Très vite, cette bande dessinée monumentale (250 planches tout de même) fait penser au film dano-suédois Aniara (2018), un des deux chefs d'oeuvre en compétition au festival de Gérardmer 2019, avec The Unthinkable (étant donné que Carbone & Silicium a été publié en 2020, mais a nécessité 4 ans de travail à Mathieu Bablet, il y a sans doute, plus qu'une réelle influence, une convergence de vues, qui rend la comparaison intéressante).


Tout comme Aniara utilisait la dérive d'un vaisseau spatial pour présenter, en autant de coupes quasi-anatomiques dans la chronologie, une histoire en condensé de la déliquescence de l'humanité, Carbone & Silicium imagine, en 15 chapitres étalés sur 271 ans (2046-2316), l'évolution future de notre espèce, diffractée par le prisme de la relation complexe unissant les deux personnages éponymes (notez que, de mon point de vue, cette relation est loin d'être cette simple "histoire d'amour... entre deux robots" que décrit Alain Damasio dans sa postface, page 271 : penser cela revient à commettre la même erreur binaire que ces actionnaires qui, pages 20-21, sexualisent les androïdes à peine créés).


Cette ambition d'écrire une "histoire trans-historique" (dixit Nicolas Winter) est affichée dès la page 35, quand Noriko, un des créatrices de Carbone et Silicium, leur déclare (en oubliant momentanément la limitation qui pèse alors sur leur durée d'existence) : "en tant qu'androïdes sans descendance et vous renouvelant de génération robotique en génération robotique, vous ne serez pas soumis aux traditions ni à la culture. Seule l'histoire avec un grand H vous servira de repère."


Nos deux protagonistes seront dont impactés, de façon plus ou moins directe, par les grands événements de cette (sombre) histoire future, imaginée par Mathieu Bablet pour servir, comme le dit fort bien Alain Damasio dans sa postface (page 272), de "plaque photosensible de notre époque" (les dates données correspondent à celles qui se déduisent des chapitres, donc l'événement alors évoqué peut être légèrement antérieur) :

– la course aux intelligences artificielles fortes entre la Tomorrow Foundation et Mekatronic, similaire à "la course à l'espace des années 60" (page 14, année 2046) ;

– la mort du tourisme, tué par les visites en réalité virtuelle (page 56, année 2054) ;

– l'absorption de la Tomorrow Foundation par Mekatronic, qui devient ainsi le leader du marché (page 86, année 2061) ;

– la "protestation écologique" contre la "production robotique" (page 90, année 2139) ;

– la part croissante d'humains connectés (page 110, année 2152) ;

– la "loi pour que chaque I.A. puisse choisir le métier qu'elle désire" (page 120, année 2152) ;

– la fin de Mekatronic, qui ne survit guère que sous la forme dévoyée d'une "milice privée chargée de chasser les robots illicites" comme Carbone et Silicium (page 118, année 2152) ;

– le durcissement de la politique anti-migratoire en Europe (page 109, année 2152, mais aussi page 164, année 2248) ;

– les dernières tentatives de "la COP 254 réunissant les principaux pays du bloc ouest" pour contenir le réchauffement climatique à l'horizon 2300 (page 161, année 2248) ;

– "la mort du capitalisme" (page 207, année 2271, il était temps).


Pour délivrer tous ces instantanés d'histoire future (et contrebalancer le rythme effréné de cette dernière par les réflexions à long terme de ses protagonistes), Mathieu Bablet a forcément besoin d'écarter "un découpage apte à accélérer les transitions" au profit d'un agencement de cases laissant place à la contemplation : Alain Damasio le voit fort bien dans sa postface, page 271, mais il se trompe quand il considère cette façon de faire comme une rareté dans le neuvième art.


Comme Scott McCloud (l'auteur du génial Sculpteur) l'a montré dans L'Art invisible (page 79), à l'aide d'une typologie des passages d'une case à l'autre et d'exemples tirés d'Osamu Tezuka ou Shigeru Mizuki : "les enchaînements 'de point de vue à point de vue' font partie intégrante de la bande dessinée japonaise depuis son origine. Dans ces juxtapositions, qui servent en général à créer une atmosphère contemplative, le temps semble s'être arrêté."


Autrement dit (et ce n'est guère surprenant en ces temps de bande dessinée fusion), Mathieu Bablet utilise un découpage hérité du manga classique – mais il sait aussi, pour des scènes d'action, souvent traitées avec une certaine distance, s'inspirer, par exemple, du gaufrier à la Frank Miller (voir page 49) ; notez cependant que son taux de cases prenant la largeur d'une planche (1,05) le place clairement en retrait du comics contemporain, qui va volontiers jusqu'à 2.


Côté graphique, le dessin de Mathieu Bablet ne cherche pas le réalisme à tout prix (citons encore une fois Alain Damasio, page 271 : "la vraie figure est celle qui utilise un ensemble de traits inexacts pour dessiner quelque chose exactement") – mais comme le dirait Scott McCloud (voir page 36 de L'Art invisible), la simplification favorise l'identification, donc l'attachement à des êtres ici non-humains...


En fait, dans Carbone & Silicium, c'est l'attention portée aux détails ("un trait et un visuel pléthorique, ultra-fouillé sans être fouillis", comme le dit fort bien Nicolas Winter) et surtout la couleur, souvent quasi-monochromatique et de teinte mate, qui vont se charger d'insuffler la dose de réalisme nécessaire pour le bon fonctionnement de l'histoire – cela inclut, bien sûr, ce "brun Bablet"qui fait tant rêver Alain Damasio (page 272 de sa postface).


Au bout du compte, Carbone & Silicium est bien, comme l'écrit Thomas@constellations, "un ouvrage monumental et ambitieux, visuellement somptueux, scénaristiquement intelligent et intéressant, mais assez dépressif par les thématiques explorées" – ben oui, "l'humain a échoué" (page 180), non ?



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