La Maison des Soleils d'Alastair Reynolds
Corps sucré
Une des spécialités du Bélial' semble bien être les oeuvres conçues comme des dragées (ou des pralines, je ne suis pas sectaire), autrement dit les textes dissimulant, sous un enrobage sucré (auquel on peut s'arrêter, pour le pur plaisir des papilles), un coeur amer qui fait toute la force du bonbon (le sucre seul serait sans doute écoeurant, à la longue, mais le contraste avec l'amande est addictif).
Je pense par exemple à Noon – La première et la dernière des Kloetzer ou à La Géante et le Naufrageur de Léo Henry ; mais c'est sans doute encore plus vrai de La Maison des Soleils d'Alastair Reynolds (ouvrage lu en service de presse).
En fait, c'est tellement vrai que, tout juste après avoir ébauché, en cours de lecture, cette métaphore bancale, je suis tombé sur ce passage, qui décrit la pulsion exploratrice des personnages principaux (Campion et Purslane, des clones d'Abigail Gentian), mais aussi, à l'évidence, celle du lecteur ou de la lectrice de science-fiction (pages 224-225) :
"On accumulait de l'expérience sans raison précise, on étirait nos existences sur des millions d'années, mais même quand tout se passait bien – qu'on ne nous attaquait pas pour nous laisser au bord de l'extinction –, une angoisse névrotique subsistait au fond de nous, une voix aiguë qui nous disait de tout voir, de regarder derrière chaque coin, de retourner la moindre pierre. On était des enfants qui devaient goûter tous les bonbons de la confiserie, quitte à en avoir mal au ventre."
Ce désir d'en prendre (littéralement) plein la vue, La Maison des Soleils le comble au-delà de toute expression, nous fournissant une dose généreuse de sucre... pardon, de sense of wonder, comme l'ont remarqué avant moi Apophis, Eric Brown, François Schnebelen, Gromovar, Maddalena ou Simon Petrie.
Exactement comme dans La Millième nuit, la préquelle de La Maison des Soleils, le sense of wonder se décline suivant ses deux principales modalités (d'après Itsvan Csicsery-Ronay), le sublime (avec ses échelles de temps et d'espace démesurées), mais aussi le grotesque (avec ses déformations du corps humain), les deux étant parfois simultanément présentes dans le même passage, ici la description d'un conservateur de la Vigilance (page 61) :
"C'était un visage qui me contemplait comme à travers la visière d'un casque. Il n'était pas humain, mais je devinais qu'il l'avait été, dans un passé lointain. On aurait cru une figure sculptée sur une falaise et soumise à l'action des éléments pendant une éternité jusqu'à ce que les traits ne soient plus que des traces résiduelles. Les yeux seuls mesuraient dix mètres de large ; le visage, dix fois plus. La bouche était une crevasse noire dans le granit de sa chair grise. Le nez et les oreilles n'étaient guère plus que des monticules arasés sur un flanc de colline."
J'ai parlé de "description", mais La Maison des Soleils nous éblouit tout autant par l'action (qui domine parfois des parties entières du roman, voir la mission mouvementée de sauvetage des rescapés gentians dans la deuxième partie ou la course-poursuite finale dans les sixième, septième et huitième parties).
Regardez par exemple le passage suivant, où l'on verra aussi qu'Alastair Reynolds (qu'on peut rattacher à la hard SF) ne dédaigne ni le vocabulaire technique ni le néologisme pour mieux asseoir son sense of wonder (page 410, la destruction d'un vaisseau spatial) :
"Tandis que des centaines de g bruts plantaient leurs crocs dans le tissu de sa coque, il s'est fendu en deux telle une carcasse, puis il a irradié l'éclat de son moteur à l'agonie, une sphère blanche qui devenait violette puis noire sur son pourtour parfait. Elle a enflé d'un coup, englobant toute l'impasse en un clin d'oeil. L'espace d'un moment de délire, celle-ci l'a retenue, même si l'impasseur qui avait tissé son champ n'était plus qu'un nuage de particules fondamentales au coeur de l'explosion."
Alastair Reynolds ne se contente pas de jouer sur les textures de sucre (description ou action), il nous met aussi au défi de reconnaître telle ou telle saveur particulière ; comme l'a fort bien remarqué Stéphanie Chaptal, La Maison des Soleils est aussi profuse en allusions, par exemple page 168 à la maison Winchester ou page 178 à la saga 2001 (ce que Gromovar a aussi vu je pense) :
"La structure bâtie par la Bienveillance, d'un noir d'encre, ne présentait aucune fenêtre, ni entrée, ni aire d'atterrissage. Elle n'était pas totalement lisse : de vastes motifs en plaques s'inséraient dans ses faces imposantes, leurs bords soulignés par la lueur bleu-noir du ciel reflété."
Exactement comme dans La Millième nuit ou dans De l'espace et du temps, le sense of wonder convoqué par Alastair Reynolds sert avant tout me semble-t-il à nous rappeler à notre humaine finitude, donc à contrebalancer l'hubris qui nous pousse à des actions inconsidérées (page 470) :
"Bien que je m'y attende plus ou moins, j'ai éprouvé une sensation de vertige et de démoralisation. Les humains n'étaient pas conçus pour ces choses-là – on avait évolué pour traîner autour du même village, dans le même fuseau horaire, sous les mêmes étoiles fixes."
Coeur amer
C'est ici que le coeur amer de La Maison des Soleils apparaît sous la couche de sucre, un coeur d'amande digne du Fatherland de Robert Harris, que je résumerai pour ma part en un seul mot, autour duquel tout se cristallise selon moi : la mémoire.
C'est un thème qui découle naturellement du novum central de La Maison des Soleils, l'existence d'êtres humains à la longévité exceptionnelle comme Campion et Purslane ; car si la durée de vie est extensible dans l'univers d'Alastair Reynolds, la mémoire, elle, ne l'est pas, comme un personnage le rappelle à Purslane (page 377) :
"Vous estimez avoir vécu six millions d'années, mais vous n'avez pas la moindre idée de ce que cela signifie en vérité. Le poids de tous ces souvenirs, c'est un océan d'hydrogène liquide que la pression mue en métal. Chaque nouvelle expérience que je choisis de me rappeler, chaque moment de mon existence, ne fait qu'ajouter au fardeau."
Symptomatiquement, les deux personnages principaux du roman, Campion (le narrateur des chapitres impairs) et Purslane (la narratrice des chapitres pairs) ont une façon différente de gérer cette pression induite par leurs expériences (même si leur personnalité découle des traits de caractère d'une seule et même personne, Abigail Gentian, la narratrice de chaque début de partie, ces traits ne sont pas pondérés de la même manière).
Du côté de Campion, que Gromovar qualifie non sans raison de "trickster impulsif et un peu irresponsable", ce qui prévaut, c'est l'allègement rapide de la pression mémorielle, sans s'encombrer de scrupules ; sa déclaration de la page 200 est là pour nous le rappeler :
"Je m'en suis débarrassé parce que j'en avais marre de trimbaler tout ce passé. Je me faisais l'effet de quelqu'un qui traîne une chaîne entière de sacs, tous remplis d'une vie entière d'expériences."
A l'inverse, Purslane est beaucoup plus réticente à se défaire de ses souvenirs, et son vaisseau est à son image (cela n'a évidemment rien de surprenant dans un monde où les humains interagissent avec leurs vaisseaux comme nous – enfin pas moi – avec nos smartphones) ; elle le souligne d'ailleurs page 122 :
"Ces temps-ci, je passais le moins de temps possible dans la soute. L'encombrement et le désordre me mettaient mal à l'aise ; ils m'évoquaient le chaos qui régnait dans ma tête. Mon crâne n'était qu'une cocotte-minute bourrée d'un trop-plein d'histoires. Il me fallait mettre de l'ordre dans l'un et l'autre – mais plus je retardais le moment de m'y mettre et moins j'éprouvais d'enthousiasme à cette perspective."
Ceci dit, comme vont le prouver l'apparition dans leur vie du robot amnésique Hespéros (le premier à évoquer, page 93, une mystérieuse "Maison des Soleils"), mais aussi l'attaque (incompréhensible) dont leur Lignée de clones va être la victime, autant Campion que Purslane peuvent avoir oublié un seul et même encombrant souvenir – l'amnésie individuelle n'est-elle pas la condition sine qua non de l'amnésie collctive ?
Comme la mémoire est aussi ce qui donne sens aux choses (vous ne pourriez pas lire cette chronique si vous aviez oublié la langue française), Campion et Purslane, et le lecteur ou la lectrice avec eux, évoluent au final dans un univers où tout, possiblement, est un indice ou une preuve à décrypter (un univers de polar donc).
De fait, comme le remarque fort bien Feyd Rautha, dans La Maison des Soleils "chaque détail a son importance" (oui, même ceux présents dans mes deux dernières citations, et même ceux qui ne semblent là que pour nous en mettre plein la vue) ; et tout fera sens à un moment ou un autre de l'histoire, ramenant un ordre glacial dans son apparente exubérance.
Dit autrement, Alastair Reynolds reproduit, à la surface de son récit policier, le même mécanisme mémoriel qui est à l'oeuvre dans le monde de ses personnages, un mécanisme décrit pages 432-433 par Abigail Gentian :
"Si on réprime un souvenir, il peut se passer deux choses, selon moi. Le souvenir demeure réprimé, inaccessible au conscient comme à l'inconscient. Ou – le résultat le plus plausible, sans doute – il trouve à s'exprimer ailleurs. Il en infiltre d'autres, les distord, les conforme à la vérité de ce qui a été réprimé."
La mémoire est donc tout autant une nécessité vitale qu'une obligation morale, Alastair Reynolds soulignant par ailleurs la nécessité pour l'humain de disposer d'une éthique (de la mesure, de la juste proportion) pour contre-balancer l'hubris que j'évoquais plus haut (celle qui conduit aux actes inqualifiables) ; sur ce plan-là, certains passages de La Maison des Soleils résonnent étonnamment avec l'actualité internationale (page 279) :
"On a subi une attaque effroyable. Brutale, inopinée. On a le droit de demander justice, de s'en prendre à ceux qui nous ont causé du tort. Ca ne signifie pas qu'on peut rejeter tous les principes moraux qu'on a toujours respectés."
Et si, au bout du compte, le sujet de ce roman magistral en forme de dragée (ou de praline), c'était, tout simplement, la nature humaine, et sa perpétuelle oscillation à la Pascal entre l'ange et la bête ? Un personnage le signale vers la fin du roman (page 455) – et ce sera la conclusion de ma chronique (comme, sans doute, celle de notre aventure collective) :
"Nous sommes humains – c'est le fond du problème. Humains, et moins futés qu'il nous le paraissait, quand il l'aurait fallu. Un point c'est tout. Quand on dressera la pierre tombale de notre espèce, ce sera l'épitaphe."
Yesss. ;) Merci !
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