vendredi 13 septembre 2024

La réalité bégaie

Charles et moi d'Yves Letort


Comme son nom l'indique, la collection Tangente de Flatland vise à nous offrir des textes qui prennent la tangente par rapport au réel, mais qui s'éloignent aussi des territoires les plus fréquentés de l'imaginaire, histoire de couvrir ce domaine peu exploré qui s'étend grosso modo du post-exotisme à la Volodine et de l'onirisme à la Robbe-Grillet (Wohlzarénine de Léo Kennel, mais aussi Osgharibyan, que je compte bien chroniquer un de ces jours) jusqu'au polar horrifique (Protocole commotion de David Sillanoli).


Dès les premières lignes, Charles et moi d'Yves Letort (court fix-up lu en service de presse) semble se positionner du côté de la noirceur quasi-documentaire de David Sillanoli (ou du Daniel Woodrell de Winter's Bone, superbement porté à l'écran par Debra Granik) ; mais nous comprenons vite que nous sommes en fait dans un futur technologique, quoique du mauvais côté de la fameuse fracture numérique (page 49, "L'Extracteur") :

"Eh bien pour ça, par exemple : une sorte de scarabée métallique d'une dizaine de centimètres entreprend d'escalader le cadavre. Charles s'émerveille. L'extracteur Tansi semble neuf ou en tout cas bien entretenu. Il appartient à quelqu'un de prospère. La mécanique entame le sondage du corps en plongeant ses vrilles dans la chair à intervalles réguliers, retirant à chaque prélèvement des bouts de bidoche avec un bruit mouillé. L'odeur de viande excite les mouches. Elles assiègent en cercle les perforations, trous pourpres aux bordures noires irisées de bleu."


Pour être plus précis, prenez le duo Vladimir et Estragon de Beckett, ou dupliquez le Gros Dégueulasse de Bukowski (c'est ainsi que j'interprète l'usage par Yves Letort du prénom Charles), et envoyez cette paire de personnages dans un futur cyberpunk où elle n'aurait accès, contrairement aux mystérieux "jeunes de là-haut" (page 48, "L'Extracteur"), qu'au tout-venant de la technologie, celle qui comprend encore une bonne part d'huile de coude :

– avec un peu de chance, "un clone" mis au rebut ("Le Gamin", page 30) ;

– "la zone" à la Stalker, "une vaste étendue de gravats et de moellons, à perte de vue", où l'on peut fouiller "en comptant éviter la contamination" et en espérant découvrir des artefacts revendables (page 38, "Au bord du trou") ;

– le "bloc-med" automatisé dont le processus de "stérilisation des seringues" est peut-être en panne (page 43, "Le Vorgianne") ;

– "les pensionnaires", comprenez les prostituées, gérées par "monitoring" (page 57, "Dans le box").


Dans ce monde d'oubliés aux marges de la technologie conquérante (cette Midnight Nation diraient Joe Michael Straczynski & Gary Frank, qu'Yves Letort rejoint dans leur volonté de montrer l'envers sans l'endroit, contrairement aux oeuvres cyperbunk), seule la débrouille permet vraiment de vivoter, bien plus que les "allocations" touchées par Charles (page 35, 43 ou 62).


De fait, entre l'épilogue et le prologue, qui donnent un cadre et un fil rouge au fix-up (un voyage vers la mer), les 6 textes de Charles et moi fonctionnent comme un véritable catalogue de combines (à part peut-être le dernier, consacré aux loisirs mettons) :

– comment gagner "un pantalon, une chemise et des espadrilles" ainsi que "de la bouffe insipide" en échange de "prélèvements tissulaires" (page 22) dans un élevage de "porcs hybrides" voués à "donner" leurs organes (page 24, "Une visite à l'atelier", non sans ironie puisque Charles a lui même bénéficié d'un "transplant standard", voir page 43) ;

– comment récupérer "des médocs" à revendre dans un "convoi de nourriture" attaqué sans encourir les foudres de "la milice" (page 29, "Le Gamin") ;

– comment extraire des "artefacts" dans la zone don't j'ai déjà parlé (page 39, "Au bord du trou") ;

– comment tirer parti même d'un épisode aussi désagréable que celui décrit dans "Le Vorgianne" (l'Alien du pauvre pour le dire vite, le clin d'oeil au film de Ridley Scott me semblant évident, sauf que le vaisseau spatial est remplacé par "une piaule", page 44) ;

– comment piquer son butin à "L'Extracteur" et négocier "la bille mémoire" (page 50) ainsi obtenue sur un marché noir qu'on devine inspiré de ceux mis en scène par Gibson.


Dans ce monde cauchemardesque où "la réalité bégaie" (page 18), ce "monde sans espoir où même l'amitié n'en est pas vraiment" (comme le dit fort bien le Nocher des livres), l'empathie est bien évidemment un luxe, tout simplement parce que l'imagination, quelle qu'elle soit, rendrait le présent insupportable (page 54 "Dans le box") :

"On ne risque pas de se saouler avec l'espèce de jus dans lequel flotte une peau rosâtre censée donner du goût. Ou alors plusieurs verres aboutiraient à un résultat, donc plus de crédits à balancer, en conformité avec l'esprit de la maison. Après absorption, cela ressemble assez à de l'urine d'alcoolique – ce qui cadre avec les fragments de pissotière dans les recoins –, le genre de breuvage qui requiert une imagination limitée afin de s'épargner des hauts-le-coeur. Charles ne sourcille pas et déguste à petites gorgées."


Comme on le voit dans ce passage, ou dans le précédent que j'ai cité, Yves Letort sollicite, au moyen d'une écriture très précise ("un style incisif et brutal" dirait non sans raison le Nocher), l'imagination de son lecteur ou de sa lectrice, au point de le ou de la perturber durablement – mais comme le dit là encore fort justement le Nocher, "la brièveté permet de mieux supporter la noirceur des scènes décrites".


Au final, ce petit mais puissant Charles et moi, qu'un Beckett ou un Bukowski aurait pu écrire si on lui avait demandé de faire évoluer ses personnages dans un monde cyberpunk, est bien plus qu'un exercice (brillant) de style : c'est un rappel salutaire de tout ce que le progrès technologique peut reléguer à la périphérie de sa vision – l'envers de la classique technologiade triomphante, quoi.




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