Une larme immobilisée sur une joue juste avant de s'écraser au sol, c'est peut-être la description la plus exacte du film baroque de Sono Sion, suspendu comme par magie entre l'endroit où l'émotion nait et celui où elle meurt, tuée par trop d'outrance. J'ai toujours pensé qu'un cinéaste pouvait aller très loin dans l'excès à condition de savoir où il va, et qu'à un moment ou à un autre du film il vienne lisser d'une main douce les mèches dans lesquelles il s'est efforcé de mettre un savant désordre (avec dans ce cas précis, il est vrai, l'aide de la musique, omniprésente mais employée à bon escient). Quoi qu'en dise des critiques qui ne lui ont manifestement accordé qu'une attention distraite (comme Laura Tuillier dans Trois couleurs, qui a oublié qui évoquait Ibsen dans le film), Sono Sion fait bien partie de ces cinéastes qui, libres de tout montrer depuis la libération cinématographique des années 70, choisissent pourtant de mener une vraie réflexion sur ce qu'il est possible de représenter, ou pas.
Ce n'est du reste pas un hasard si le film se déploie suivant une double ligne narrative : celle d'une policière (Yoshida) enquêtant sur le meurtre et le démembrement d'une femme non identifiée (parce que non identifiable, sa tête ayant disparue), et celle d'une épouse modèle, Izumi, qui, délaissée par son mari, va peu à peu basculer dans la prostitution, sous l'égide d'une enseignante mystérieuse, Mitsuko. Très vite, on comprend que la deuxième ligne est le passé de la première, et l'on se surprend à chercher les éléments communs susceptibles d'expliquer le drame (la mention du Château, la peinture rose). Par ce biais, il se crée non seulement un suspense qui tire le film vers la tragédie (nous savons que quelque chose va mal se finir dans la deuxième ligne, mais nous ne savons pas comment ni pourquoi), mais aussi un véritable jeu de miroir entre les scènes des deux lignes (qui prolonge les échos entre scènes d'une même ligne), par quoi un certain sens se glisse. (Par exemple, la rencontre entre Izumi, un maquereau, Mitsuko et sa mère se passe dans la même pièce que la rencontre entre Yoshida et la mère de Mitsuko, qui vont justement parler de la dernière fois où les quatre premiers personnages se sont retrouvés, si bien que trois scènes du film entrent en résonance les unes avec les autres.)
Le film trouve ainsi dans ces échos troublants son sens, alors même qu'il nous montre des personnages qui n'en voient nulle part dans leur existence. Epouse modèle, actrice de porno soft ou prostituée, Izumi ne fait que répéter des cérémonials strictement codifiés (comme placer les chaussures de son mari à l'endroit exact où il pourra les enfiler en rentrant), une absurdité que Mitsuko espère lui faire sentir dans sa chair, le corps seul étant selon elle capable de réussir là où les mots échouent. La tragédie grecque tourne ainsi au drame kafkaïen, les personnages s'efforçant en vain d'entrer dans un Château dont les portes ne s'ouvriront peut-être qu'à leur mort.
Kafka et Ibsen, cités dans le film par les personnages (qui ont manifestement besoin des réflexions d'autrui pour penser leur vie), ne sont pas les seules références qu'il convoque. Bien sûr, avec une intrigue pareille, le film ne peut manquer d'évoquer Belle de jour de Luis Buñuel, Izumi ne parvenant pas plus que Séverine à cacher sa double vie à son mari (et de Yal Sadat dans Trois couleurs à dans Romain Le Vern sur Excessif), les critiques ne se sont pas privés de le souligner, à juste titre). Mais les formes des deux films (chacun des réussites à leurs manières) sont radicalement différentes, Buñuel utilisant une narration assez classique et une esthétique gothique, là où Sono Sion prend ouvertement le parti de la modernité, que ce soit dans le décor (les love hotels tokyoites) ou la narration (qui, outre la gémellité déjà évoquée, affectionne le flash-back, sans parler de son exposition originale, qui inverse ce qui aurait été, pour un tout autre cinéaste, l'ordre logique des scènes décrivant la vie initiale d'Izumi).
Plus pertinent à mon sens, mais beaucoup moins évident, serait donc la référence à un autre film sur la prostitution, Vivre sa vie de Godard. Outre le découpage du films en chapitres (ou tableaux) ou les gros plans sur des visages féminins striés de larmes, les deux films convoquent l'art de la même façon troublante. Dans Vivre sa vie, Godard lui-même lit à sa muse Le Portrait ovale d'Edgar Allan Poe, l'histoire d'un peintre qui en peignant celle qu'elle aime lui ôte la vie. Et dans Guilty of romance, c'est le père de Mitsuko qui, en la peignant, lui a retiré quelque chose d'essentiel qu'elle cherche depuis à retrouver. Je conseille à ceux à qui cette comparaison paraîtrait tirée par les cheveux de remarquer qu'à l'évidence, Sono Sion, dans un passage de son film, cite la scène bien connue de Pierrot le fou dans laquelle Ferdinand Griffon lance une tarte à la crème au visage de son rival du moment, faisant ainsi voler les conventions sociales dans une gerbe de feu d'artifice.
Mettre à nu le théâtre où nous effectuons sans convictions les mille et un gestes qui composent notre existence, c'est bien là l'ambition de Mitsuko (pour qui rien n'a de réalité hormis les corps), et peut-être aussi celle de Sono Sion. Comme Izumi, le spectateur aura besoin du film entier pour apprendre cette simple leçon. Comme elle, il en sortira un peu hagard et très mélancolique, mais sans nul doute convaincu d'avoir vraiment appris quelque chose, ne serait-ce qu'un simple poème : "je n'aurais jamais dû apprendre le sens des mots, mais comme j'ai appris le japonais, et quelques rudiments de langues étrangères, je m'immobilise dans tes larmes".
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