Point n'est besoin d'être grand clerc pour prédire qu'un film qui sort en France dans une seule salle, laquelle ne le projette qu'une fois par jour (et en début d'après-midi encore), aura une carrière commerciale des plus brèves (et ce même s'il a fait parler de lui en bien sur les sites spécialisés lors de sa sortie en DVD). Dans ces conditions, je comprends mal ce qui peut pousser Noémie Luciani à se livrer à une démolition en règle du film dans Le Monde (sinon peut-être le plaisir pervers d'achever un film à terre) : quel intérêt ? Du coup, étant moi aussi quelque peu pervers, j'en ai d'autant plus envie de le défendre, surtout que le film possède de vraies qualités, susceptibles de faire passer un bon moment à n'importe quel hitchcockien convaincu.
La seule chose que semble avoir remarqué Noémie Luciani dans ce film, et qui constitue du reste l'essentiel de sa critique, c'est le jeu des acteurs, et elle raille par exemple l'automatisme de Liam Neeson ou l'inexpressivité de Justin Long. Une remarque amusante pour le cinéphile qui se souvient de ce qu'Humphrey Bogart, grand acteur s'il en est, disait à Nicholas Ray, à savoir que, comme Peter Lorre, il ne disposait que de cinq expressions. Est-ce une raison suffisante pour condamner Casablanca ? Je ne crois pas. De toute façon, Agniezska Wojtowicz-Vosloo se place clairement dans une perspective hitchcockienne, et l'on sait que le maître du suspense aimait l'underplay, parce qu'il ne risquait pas de parasiter son montage, et qu'il faisait beaucoup confiance au typage (je ne serais d'ailleurs pas surpris si Agniezska Wojtowicz-Vosloo déclarait avoir pensé à Farley Granger pour construire le rôle de Paul Coleman).
Plus généralement, Noémie Luciani ne paraît pas avoir jugé digne d'intérêt les multiples emprunts à l'esthétique hitchcockienne, qui font le sel du film. Elle ne dit pas un mot sur la scène d'ouverture, qui condense manifestement les moments-clés de Psycho : deux amants (ici Paul et Anna) au lit en train de discuter, une femme (Anna) sous la douche, du sang coulant dans la bonde (un saignement de nez qui est la première annonce de ce qui va se passer, l'autre étant une scène dans l'école où travaille Anna). Sans doute a-t-elle considéré que le clin d'oeil (si elle l'a perçu, ce dont on peut douter) était vain, alors même qu'il est justifié formellement par deux autres scènes du film qui y font écho (sans parler des deux autres scènes où l'on voit des cheveux mouillés, analogues à la scène de décoloration de Marnie).
Les clins d'oeil à Hitchcock ne s'arrêtent pas là. On retrouve, dans la mère d'Anna, l'archétype de la mère abusive chère au maître du suspense, aussi rigide d'esprit (elle voudra régenter la vie de sa fille jusque dans sa mort) qu'elle est fragile de corps (elle est en fauteuil roulant, aussi impotente que la mère de Norman dans Psycho). Et je ne parle pas de la mère d'Elliot (le thanatopracteur), seulement évoquée dans le film, mais dont on devine à quel point elle l'a marqué (elle a été sa première cliente), ni de celle de Jack (un élève d'Anna), laquelle reste tellement figée devant sa télévision qu'on la croirait empaillée comme la mère de Norman. Ce n'est donc pas un hasard si Jack va finir par devenir l'élève d'Elliot (ils ont très probablement un vécu commun).
Et bien sûr, on retrouve cette façon particulière d'envisager la mort chère à Hitchcock. Certes, la thanatopraxie remplace la taxidermie de Psycho, mais la nécrophilie est bien là à travers notamment le personnage de Paul, écho de celui de Scottie dans Vertigo (avec cette différence que son problème à lui serait plutôt la violence que le vertige). Ceux qui ont vu la bande-annonce du film savent en effet que le coeur de son intrigue réside dans le réveil d'Anna à la morgue après un accident. Elle croit être vivante et prisonnière d'un fou ; Elliot lui soutient qu'elle est morte, et qu'il est le seul à pouvoir lui parler et la voir. Qui a raison ? On reconnait là le mécanisme de la double explication (rationnelle ou surnaturelle) présente dans beaucoup de récits fantastiques, avec la particularité qu'ici c'est l'explication rationnelle qui me semble devoir s'imposer (par des détails si infimes cependant qu'ils peuvent laisser place au doute). Le film n'en demeure pas moins authentiquement fantastique, ne serait-ce que par la place importante qu'il fait aux cauchemars des personnages (très différents de ceux parfois filmés par Hitchcock), mais aussi et surtout par la réflexion qu'il mène sur la frontière entre la vie et la mort, avec beaucoup plus de subtilité que Here After de Clint Eastwood (un film incontestablement mineur, malgré quelques belles scènes dignes du grand réalisateur qu'est Eastwood).
Ce côté onirique n'empêche pas Agniezska Wojtowicz-Vosloo de tirer tout le parti qu'elle peut d'une pareille situation en matière de suspense. Comme elle a visiblement retenu la leçon magistrale de Vertigo (le fameux passage de la lettre de Judy), elle n'hésite pas à changer de point de vue pour relancer l'intérêt de l'histoire, notamment quand Anna accepte enfin son supposé état de morte : c'est alors Paul et Jack qui prennent le relais face à Elliot. Un changement dans l'intrigue qui a d'ailleurs, là aussi comme chez Hitchock, des répercussions sur le plan visuel, puisque Anne troque la robe rouge et les cheveux roux qu'elle portait depuis son arrivée à la morgue une robe noire et des cheveux bruns. Le seul élément de rouge qu'elle conserve encore sera apposé sur ses lèvres par Elliot, et comme par hasard ce sera grâce à sa bouche qu'elle comprendra qu'elle est bien en vie au bout du compte... A ceux à qui cette symbolique (qui inverse celle des films japonais et de ses fantômes en robe rouge) paraîtrait facile (comme Noémie Luciani, sans doute), je rétorquerai qu'il est d'autant plus justifié que ladite robe rouge a un vrai rôle dans l'intrigue (tout comme les cheveux roux du reste).
Ajoutez à cela un usage de la musique analogue à celui du maître du suspense (la séquence en montage parallèle très rapide où Elliot se dépêche de retourner chez lui pendant qu'Anna cherche à fuir se fait sur une musique qui s'interrompt d'un coup quand Elliot claque enfin la porte de chez lui, tout comme dans Marnie la musique qui accompagnait la folle course de l'héroïne sur son cheval s'interrompait quand elle achevait d'un coup de feu son cheval blessé) et il devrait vous apparaître comme une évidence qu'Agniezska Wojtowicz-Vosloo est une digne héritière d'Hitchcock. Et elle l'est d'autant plus qu'elle ne se laisse pas écraser par lui, contrairement par exemple à un De Palma qui, à l'exception notable d'Obsession (remake intéressant de Vertigo), se croit obligé de recourir à la caricature pour se détacher de son encombrant modèle (je pense à Dressed to kill où il prend systématiquement le contre-pied de Psycho, ridiculisant son héroïne pour mieux l'exécuter avec sadisme, si bien qu'on se désintéresse complètement de la quête de l'assassin qu'entreprend ensuite son fils).
Un film qui sait s'inspirer d'un grand maître du cinéma mieux que ne l'a fait un illustre devancier, tout en conservant une touche personnelle, on a vu pire comme premier long métrage, non ?
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