Le retour à la réalisation de celui qui fut assistant du grand Kiyoshi Kurosawa ne semble pas être aussi fracassant qu'on aurait pu s'y attendre, du moins à en juger par les critiques. Même les plus positives font état d'une ou deux réserves, lesquelles ne me semblent pas toutes fondées, surtout si on les met en rapport avec l'économie générale du film, ce que je vais tenter de faire ici.
La plupart des critiques semblent penser que ce film est une rupture dans la filmographie de Shinji Aoyama. Pour ma part, j'ai plutôt été sensible à une certaine continuité avec La Forêt sans nom : par exemple, Shinji Aoyama filme toujours des tables de pique-nique sous des arbres, et c'est moins anecdotique qu'il n'y paraît, le rapport des personnages (tous citadins) à la nature jouant un rôle dans les deux films. De la même manière, le début du film est sensiblement le même : un client confie une mission à un détective, lequel n'est pas plus surdoué dans un film que dans l'autre (Kôji n'est pas un professionnel, et le Mike Hammer japonais de La Forêt sans nom, s'il en est un, n'est pas d'une efficacité aussi radicale que son modèle américain). Et dans les deux films, le polar n'est qu'un prétexte pour se lancer dans une exploration des rapports complexes qui unissent les êtres humains.
Très vite, on se rend compte en effet que le client de Kôji est tout aussi hanté que lui, et bien moins manipulateur que celui de Scottie dans Vertigo d'Hitchcock, auquel ce film pourrait faire penser, surtout si l'on songe que Kôji manque de tomber amoureux de la femme qu'il est chargé de filer. Néanmoins, ce thème du détective qui perd tout professionnalisme est une figure classique du film noir, alors le rattachement à Vertigo est peut-être arbitraire (encore que le motif de la spirale joue un grand rôle dans les deux films). De toute façon, la trame policière n'est, je l'ai dit, qu'un prétexte (tout comme la trame horrifique qui pointe le bout de son nez par-ci par-là).
La vraie trame du film est sentimentale, et ne pourra que rappeler aux connaisseurs le manga Sing Yesterday for Me de Kei Toume : on y retrouve l'apprenti-photographe hésitant (Kôji), la jeune fille excentrique (Mizu) et la jeune femme plus âgée et plus sérieuse (Misaki), avec quelques différences notables : par exemple, ici, c'est l'excentrique qui est amoureuse d'un mort, ce qui suffit à modifier complètement la donne. Néanmoins, plus qu'à l'amour en soi, le film, à la différence du manga, s'attache à la façon dont le passé influe sur nos relations présentes.
Tokyo Park se révèle du coup être un film sur les fantômes, pas toujours matériels, qui hantent les gens : la jalousie, la nécrophilie, l'inceste. Tous les personnages sur lesquels le cinéaste s'attarde ont une "casserole" de ce genre, et tous vont, à un moment ou un autre, se servir d'exorcistes les uns aux autres pour essayer de se libérer du poids de leur passé et d'aller de l'avant. Et quand le dernier exorcisme s'achève, le film prend fin lui aussi.
Cet échange de rôles permanent est très bien marqué par la mise en scène, qui nous présente souvent l'exorciste immobile au centre de l'image, pendant que l'exorcisé fait les cent pas autour du lui, comme en proie aux convulsions censées accompagner la possession diabolique. Je suppose que c'est ce type de mise en scène très théâtrale en plan fixe qui a poussé Claude Rieffel sur Avoir à lire ou Margot Delaunay dans Première à trouver le jeu des acteurs outré, ce qui me semble excessif : on reste tout de même très loin de l'esthétique de la caricature promue par un Claude Chabrol ou un Brian De Palma.
Evidemment, une des conséquences de cette attention portée aux séances d'exorcisme est aussi d'accorder une certaine place aux dialogues, et de prêter le flanc à des accusations de lourdeur, comme celles portées par Claude Rieffel. Là aussi, cela me semble faire bon marché de l'économie générale du film : si, par exemple, Kôji met des mots sur la scène, très belle et quasi-silencieuse, qu'il vient de vivre avec Misaki, ce n'est pas pour aider le spectateur inattentif à comprendre ce qui vient de se passer, mais bien pour permettre à son client de se libérer de son fantôme à lui. Du reste, Shinji Aoyama n'hésite pas à sucrer certains dialogues qu'un autre cinéaste nous aurait imposés (le refus de Kôji de prendre un bonus pour s'acheter un appareil numérique, par exemple).
Ceci dit, l'exorcisme ne passe que secondairement par les dialogues : malgré l'allusion de Mizu à cette pseudo-thérapie par la parole qu'est la psychanalyse, l'essentiel de la compréhension se fait par l'image, que ce soit par les photos que prend Kôji ou (accessoirement) les vidéos d'horreur que Mizu se projette. L'idée qu'un appareil se substituant à notre vue puisse nous permettre d'accéder à une réalité sinon plus objective du moins différente n'est pas neuve, bien entendu, mais elle est plutôt bien utilisée dans ce film, et jamais de façon pesante.
La légèreté, c'est du reste ce qui me semble, en dernier ressort, qualifier ce film - avec la fraîcheur. Tout ce qu'il pourrait avoir de convenu (ou de classique, comme le dit Claude Rieffel) se trouve désamorcé à un moment ou un autre du film : on croit par exemple que les images d'animaux exotiques que nous montre Shinji Aoyama ne sont qu'une façon somme toute assez banale de nous présenter le décor où évoluent les personnages de la scène qui suit, du moins jusqu'à ce que Mizu déclare avoir été un jour écrasé par un éléphant... En établissant ce type de relations à distance entre scènes, Shinji Aoyama montre qu'il est en pleine possession de son métier de cinéaste.
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