Contes des sages d'autres mondes et d'autres temps de Pierre Bordage
Encore une fois, commençons par une petite histoire, celle qui m'a permis de gagner l'exemplaire du livre gracieusement offert par le Chien Critique. (Je sais, il est en train de devenir mon fournisseur officiel...)
[Dialogue librement traduit du globish intergalactique en vigueur en l'an 3000]
- Dis Papa, pourquoi tu dois aller aussi loin pour ton boulot ?
- Ben tu sais, gamin, pour trouver des vestiges de valeur à revendre aux richards, il faut aller aux confins de l'univers, là où il y avait jadis le cordon sanitaire...
- Oui, mais pourquoi ? Les planètes mortes, il y en a plus près, non ?
- Ouais, mais tu vois, celle-là, elle est spéciale : tu en connais beaucoup, toi, des planètes dont les habitants ont occupé pendant plus d'un siècle la première place du classement des espèces les plus auto-destructrices ? Franchement, tu crois qu'il servait à quoi, le cordon sanitaire ? Personne ne voulait les voir débarquer dans son coin de ciel... Ils avaient assez foutu le souk chez eux comme ça ! Même pas fichus de gérer correctement leurs ressources, et puis ils se reproduisaient presque aussi vite que des lapins de...
[Bug du traducteur automatisé, incapable de trouver un équivalent humainement acceptable à ce nom propre extra-terrestre]
L'histoire est certes facile, mais elle a le mérite d'introduire le thème central du recueil de contes de Bordage, à savoir la (non-)survie de l'humanité. Le premier texte, prélude au reste des contes, annonce d'entrée la couleur : l'espèce humaine a disparu, elle n'existe plus qu'à travers les souvenirs d'une intelligence artificielle, le capitaine Mémo (premier des nombreux clins d'oeil de Pierre Bordage à ses confrères, ici Jules Verne).
Ce premier texte circonscrit également l'ambition de Pierre Bordage (page 8) : "l'écriture est la moins gourmande des expressions en espace et en énergie, et paradoxalement sans doute la plus riche". Autrement dit, l'objectif est d'atteindre un régime textuel où la suggestion sera maximale pour un nombre de mots minimal.
Cela tombe bien, puisque ce régime textuel "économique" est ordinairement celui recherché dans le conte ! Comme l'explique Philip Pullman à propos de son entreprise de réécriture des contes de Grimm (page 15 de l'introduction) : "la rapidité est une grande qualité dans les contes de fées", qui relèvent plus de l'esquisse que du tableau dûment achevé.
Pierre Bordage est loin d'adopter un ton aussi neutre que Philip Pullman, il donne par exemple un peu plus de place aux descriptions, mais son style pour ce recueil reste tout de même assez épuré, avec, comme tout conteur qui se respecte, un travail discret sur les sonorités pour marquer quand même son lecteur-auditeur : "les mâchoires serrées, le président contempla les arbres ployés jusqu'au sol par le vent et les branches qui se pulvérisaient sur le fuselage en acier indestructible de l'Arche" (page 80, avec une allitération en labiales P, B, M mais aussi en liquides L, pour faire passer la description).
Surtout, Pierre Bordage entend fournir des contes véritablement originaux, tout en retravaillant des motifs folkloriques bien connus, que ce soit superficiellement ou en profondeur (pour le montrer, je ferai référence à la célèbre classification Aarne-Thompson-Uther des contes de fées, en abrégé ATU).
Ainsi, le deuxième texte, et le premier vrai conte, commence par la formule rituelle "Il était une fois" (page 10) ; un autre (page 141) comprend "ils y vécurent heureux" dans sa phrase de fin. Par ailleurs, dans "La fin d'un monde", le conte-charnière du recueil, celui qui marque la transition entre les deux grandes phases de la trame d'ensemble tissée par Pierre Bordage (et décrite ici par Célindanaé), on trouve explicitement un conteur, et ce n'est bien sûr pas un hasard...
D'autres contes modernisent des thèmes en apparence aussi éculés que la fée marraine : ainsi, comme l'explique "La Fée génétique", "les gens sont persuadés que la génétique est une baguette magique qui nous permet d'exaucer tous les souhaits", une comparaison qui permet de dénoncer, non sans humour, nos dérives biotechnologiques.
Ailleurs, Pierre Bordage reprend, de façon plus ou moins marquée, la trame de contes de fées bien connus, dont il diverge généralement très vite : "Le Mutant à la bouche d'or" promis à épouser une fille de président ressemble évidemment au garçon à cheveux d'or du conte ATU 502, "The Wild Man", même si l'enjeu n'est ici que la prise de conscience du lien qui nous unit à la nature.
De même, dans "Iscia parmi les hommes", l'héroïne, en s'enfonçant dans la forêt, rencontre, telle Blanche-neige (ATU 709), un groupe de mâles, qui se montreront moins bienveillant que les 7 nains ; semblablement, l'héroïne de "Jannika et les krodales" ressemble au Petit Chaperon Rouge (ATU 333), sauf que le loup attendu se révèle ici une espèce extra-terrestre intelligente.
Notons au passage que plus qu'une thématique, Pierre Bordage récupère avant tout une géographie du conte de fées, dont il subvertit le sens : la forêt, lieu inquiétant dans les contes, parce que non civilisé, devient au contraire ici un modèle, l'endroit utopique où s'accorder avec le monde qui nous entoure, plutôt que le détruire. Comme l'a fort justement souligné le Chien critique, cette vision écologique, si juste soit-elle, s'accompagne d'une certaine naïveté, qui n'est pas ici dérangeante parce qu'elle est celle propre aux contes de fées (par ailleurs, cette naïveté est parfois fortement tempéré par la cruauté, voir le conte en forme de dialogue "La Chasse au Balang jaune") .
Cet espoir de conciliation, entrevu au détour de quelques contes, est complètement absent de certains autres, à commencer par ceux qui réécrivent de plus près (et avec talent) des contes canoniques : "Les deux morts d'Euzeb", une version wellsienne de Barbe-Bleue (ATU 312), et "La belle endormie de l'espace", qui contrairement à sa consoeur disneyienne (ATU 410) a fait l'objet d'un culte pendant son sommeil, d'où quelques problèmes au réveil...
Cet ensemble, oscillant donc entre espoir et désespoir, est saupoudré de multiples clins d'oeil à des classiques de la SF, qui accroissent d'autant l'intérêt du recueil de Bordage, véritable concentré d'un siècle de SF en à peine 200 pages : Jules Verne, je l'ai dit ; Wells et sa Time Machine (dans "Le choix de Raph Zintlo" comme dans le conte en forme de poème "L'Homme par qui le fléau arriva") ; le Richard Matheson de I Am Legend (dans "Le Dernier homme", qui conclut en beauté le recueil) ; mais aussi Sylvie Lainé (le conte "Iscia parmi les hommes se passe sur Shaya, une planète dont la capitale comporte un opéra).
Au final, on a un recueil éclectique et pourtant cohérent, qui ne bouleversera certes pas la SF (ce n'était pas son ambition, de toute façon), mais qui est très plaisant à lire : la sucrerie idéale pour Noël, comme l'ont souligné avant moi Lune ou Fantasy à la carte (d'autant que l'objet-livre est très beau en lui-même, je ne l'ai pas encore dit).
Je le confirme donc dans ma liste pour découvrir l'auteur. Je n'y verrai certainement pas le 42ème des références que tu cites, mais j'espère l'apprécier tout de même autant que toi. ^^
RépondreSupprimerEn même temps, il y a tellement de références que j'ai dû en manquer, donc tu en découvriras sûrement d'autres...
RépondreSupprimerContent que ce recueil t'ai transporté vers des ailleurs.
RépondreSupprimerOui, j'ai été agréablement surpris par Bordage (je me méfiais un peu, alors que je ne le connaissais pas vraiment, c'est idiot).
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