Vers le pays rouge de Justine Niogret
La republication récente (oui, 2018, c'est récent, non ?) du premier recueil de nouvelles de Justine Niogret (Et toujours, le bruit de l'orage) augmenté de dix nouvelles supplémentaires ne semble pas avoir eu beaucoup d'écho critique, et c'est dommage, parce que comme toutes les grandes voix (non, je n'ai pas dit "grandes gueules") de la génération Oxymore, Justine Niogret est au moins autant une nouvelliste qu'une romancière (du genre à immerger violemment dans son univers personnel un thème imposé par un anthologiste, quitte à se moquer ouvertement de l'anthologie en question, voir l'anecdotique mais amusante nouvelle "La Grande déesse de la miséricorde").
L'autrice (j'ai failli dire "la dame" et me manger une claque) revendique d'ailleurs elle-même cette appétence pour les nouvelles dans un entretien sur le blog GoreZaroff : "J'aime beaucoup en écrire, et ça correspond à ma façon de recevoir mes idées ; j'ai des scènes, des images, parfois des personnages qui interagissent avec ces scènes et ces images. C'est ce qui me vient le plus facilement, et de façon brute. Du coup, une nouvelle où on peut ne décrire que ça, et garder toute sa force à l'image, me convient très bien."
L'esthétique visuelle que met en avant Justine Niogret est parfaitement décrite dans la brillante nouvelle "L'Argent terni de mon gobelet", qui met en scène un peintre dont la sainte trinité est "les gestes, les couleurs et les formes" (page 193). Si Charlotte Bousquet a pu parler, lors de la publication de la version courte de ce recueil, d'une écriture "extrêmement sensitive", c'est bien parce que Justine Niogret, comme avant elle Arthur Rimbaud ou Marcel Schwob, privilégie toujours les adjectifs les plus concrets qui soient, à commencer par ceux se rapportant au couleurs.
La preuve est simple à faire : prenons par exemple "Les Autres", l'impressionnante nouvelle qui sauvait (à mon avis) la version 2009 de l'anthologie Fugre en ogre mineur du naufrage complet. (Notez, au passage, que la version 2006 de l'anthologie comprenait, en lieu et place des "Autres", une autre nouvelle, plus Howardienne qu'ogresque, de Justine Niogret, "Dure, bleue comme la glace" ; ce remplacement semble avoir été motivé par la critique de Thomas Day, qui détestait cette seule nouvelle dans le recueil de 2006...)
Avec un vocabulaire guerrier des plus basiques ("guerre", "zeppelin", "lanternes sourdes", "soldats", puis "fusil", "balles" et "bombe"), Justine Niogret parvient pourtant, dans "Les Autres", à instaurer une atmosphère angoissante, rien qu'à l'aide d'images renforcées par des jeux de sonorité (page 22, "Nous les regardions passer dans l'obscurité, les lumières de leurs lanternes sourdes à la main, comme des étoiles tombées au sol" avec un travail notamment sur les consonnes liquides, les L) ou d'adjectifs de couleur judicieusement disséminés ça et là dans le texte : "les cris noirs des oiseaux", avec une hypallage (page 22) ; "des voitures noires et luisantes" (page 23) ; "Mes dents n'étaient pas assez blanches" (page 23) ; "des soldats en brun" (page 24) ; etc. Toutes ces couleurs ternes tendent aussi à nous faire désirer une couleur plus vive, le rouge par exemple, et bien sûr, elle va arriver...
Cette façon d'esquisser un tableau en quelques traits colorés rappelle fortement, comme je le disais, aussi bien la poésie d'Arthur Rimbaud (allez faire un tour, par exemple, dans "le petit wagon rose avec des coussins bleus" du sonnet "Rêvé pour l'hiver") que la prose de Marcel Schwob : ainsi, dans "La Cité dormante" du recueil Le Roi au masque d'or, le décor n'est posé presque que par des adjectifs de couleur ("la lueur bleu clair de l'aube", "Le Capitaine au pavillon noir", "L'Océan était si vert", "nos camarades noirs ou jaunes, blancs ou sanglants").
Je ne sais si l'autrice assumerait cette référence à l'un des écrivains phares du symbolisme (avec Henri de Régnier), mais en tout cas, d'après Artikel Unbekannt, son mystérieux préfacier, "Justine Niogret dit en outre que sa "manière" relève du symbolisme." (Il ajoute que ce symbolisme est "païen et intime à la fois", ce qui est un pléonasme : le symbolisme, tel que le concevait Rémy de Gourmont et tel que le pratiquait Marcel Schwob, est centré sur l'individu, et il recycle des thèmes antiques...)
Une chose est sûre, comme Mélanie Fazi, Justine Niogret place le plus souvent ses personnages dans cette bulle de ce temps suspendu ou cyclique qui est le propre des conteurs symbolistes (d'après Emilie Yaouanq). En revanche, à la différence de Mélanie Fazi, cette bulle est, le plus souvent, vécue d'emblée comme une prison plus qu'un refuge, et son éclatement final, comme une véritable libération, souvent matérialisée par un mouvement vertical, ascendant (les remarquables "Un chant d'été", "Echanson, je boirai même ta colère", "Liberté (Sa si douce harpie)", "Le Mirage d'un château dans le ciel") ou descendant (en forme de noyade, comme dans "Styx" ou "Bayou", ), mais aussi, quelquefois, un mouvement plutôt horizontal ("L'odeur de la tourbe", "Porter dans mes veines l'artefact et l'antidote")
Parfois aussi, l'évasion ne se produit pas, et le temps continue à tourner indéfiniment sur lui-même comme une pendule déréglée : c'est le cas par exemple de la nouvelle "Crapaudine (Poissons aveugles)", qui multiplie les passages incessants entre "avant" et "autrefois". Sur un thème à peu près similaire, la nouvelle "Un miroir de galets" de Léa Silhol (dans les Contes de la Tisseuse) structurait, elle, le flot de son récit autour de trois repères temporels saillants, utilisés, eux, une seule fois : "demain", "hier", "maintenant". (La comparaison entre les deux nouvelles, toutes deux excellentes, est à mon avis intéressante pour saisir au mieux ce qui fait la singularité de l'une et l'autre autrices.)
Ce repli sur un temps immobile, souvent doublé d'un repli sur soi, se traduit également, sur le plan stylistique, par l'usage (irritant pour Charlotte Bousquet, mais parfaitement maîtrisé de mon point de vue) de répétitions, pouvant aller jusqu'au refrain ("Ni chair ni os", "Deux ou trois choses que je sais de vous", ou encore "Mon chat est une purge") ou à la quasi-antépiphore ("Crapaudine (Poissons aveugles)" et "Echanson, je boirai même ta colère").
Il se traduit aussi, comme chez Mélanie Fazi, par une prépondérance de la narration à la première personne : 79% des nouvelles dans le recueil initial, et 71% dans le recueil final (à titre de comparaison, Mélanie Fazi atteint 92% dans Notre-Dame-aux-Ecailles, alors que Léa Silhol n'est qu'à 57% dans les Contes de la Tisseuse).
Autant le recours à la troisième personne peut être nécessaire dans une narration afin, par exemple, de varier plus aisément les point de vue (la nouvelle Howardienne "Dure, bleue comme la glace", à comparer avec le "Dragon caché" de Mélanie Fazi), de dissimuler au lecteur une information importante sur le personnage ("Bayou") ou au contraire de lui prodiguer plus aisément des informations d'ensemble ("Ni chair, ni os"), autant parfois elle n'apporte rien à une nouvelle intéressante par ailleurs ("Pollens").
Parfois même, cette narration à la troisième personne devient une faiblesse, quand elle encadre un récit à la première personne qui aurait mérité d'être développé pour lui-même ("Je t'humilierai pour n'avoir plus à t'humilier"), ou quand elle ne fait que servir une variation, certes drôle, mais tout autant oubliable, d'un récit canonique ("La Hamarsheimt, en presque pareil").
Puisque je suis dans les (légers) défauts, ajoutons que, à part le très caustique "Mon chat est une purge" et l'ironique "La Grange", les rares incursions de Justine Niogret dans le registre de l'humour franc et massif ne sont guère mémorables ; parfois même, un prologue humoristique gâche la force du fantastique macabre qui s'ensuit ("Derrière cet horizon").
Justine Niogret n'est en effet jamais aussi inspirée (j'ai failli dire "bonne" et me manger une autre claque) que quand elle se concentre sur ces récits d'évasion que j'évoquais plus haut, et qu'elle les met, directement ou indirectement, au service d'un propos critique sur le condition féminine : qu'elle soit ogresse ("Les Autres"), fée ("Un chant d'été", "Crapaudine (Poissons aveugles)", voire "Porter dans mes veines l'artefact et l'antidote" suivant comme on interprète la fin), sorcière ("Mon chat est une purge"), harpie ("Liberté (sa si douce harpie)", peut-être la nouvelle la plus représentative de ce point de vue), incarnation d'une déesse ("Le Jour de la belladone") ou simple mortelle (l'amoureuse de "Styx", la femme de "Bayou", la petite fille du "Mirage d'un château dans le ciel", la mère de l'excellente nouvelle finale "Le Souvenir de sa langue"), la femme se retrouve en prise avec la violence ou l'indifférence des hommes et des dieux.
Comme elle l'indique en postface à son recueil, Justine Niogret ne veut pas, en effet, d'un "magnifique monde à la Servante Ecarlate", tout en ajoutant qu'elle voit mal comment l'éviter. Pourtant, si "on ne peut pas vivre dans un monde qui crève de son capitalisme à outrance et avoir des poètes", comme elle le dit également, ne suffirait-il pas, comme elle le fait avec ce recueil, de jeter de petits blocs durs de texte poétique dans la mare de l'imaginaire pour la voir, enfin, déborder ?
Quoi qu'il en soit, le voyage vers le pays rouge sang que nous propose Justine Niogret est incontestablement de ceux qu'il faut avoir accompli au moins une fois dans sa vie...
D'ailleurs ses romans sont presque des longues nouvelles, non ? C'est une sensation que j'ai, peut-être dans la manière qu'ils ont de rester concentrés sur une idée/situation centrale.
RépondreSupprimerEt je ne l'ai du coup jamais lu nouvelliste. Je note, ça donne bien envie.
Oui, en effet, on retrouve dans ses romans la même tension et le même style virtuose que dans ses nouvelles (j'ai aussi lu "Mordred" récemment, c'était aussi très bien).
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