mercredi 10 février 2021

L'Arithmétique terrible de la nouvelle...

Catherine Dufour, L'Arithmétique terrible de la misère


Si j'évoque un ouvrage comportant "des qualités qui tranchent singulièrement avec le ton général de la littérature contemporaine, beaucoup de finesse d'observation, une réelle habileté à saisir les vices et les ridicules, un dialogue rapide et incisif", vous pensez à quoi ? au dernier recueil de nouvelles de Catherine Dufour, tel qu'Alain Damasio le présente ?


Perdu, il s'agit en fait de la façon dont la Revue des deux mondes rendait compte, en 1847, de l'apport novateur de Ramon de la Cruz à la forme théâtrale courte que constitue la saynète ! mais je vous l'accorde, il y a de fortes similarités avec la façon dont Catherine Dufour manie la nouvelle (et donne ainsi à savourer de petits morceaux de gras à son lectorat rapace, c'est le sens original de "saynète").


Généralement, je suis d'avis que la forme théâtrale, ou plutôt la forme scénaristique, sa version moderne, a une influence déplorable sur la littérature actuelle : ainsi beaucoup de romans contemporains ne sont, au final, qu'une suite quasi-ininterrompue de dialogues, entrecoupée ça et là de quelques vagues didascalies, sans le moindre travail langagier (à part celui consistant à remplacer "je sais" par "j'sais" pour faire plus vrai).


Comme Catherine Dufour l'a encore prouvé récemment avec le splendide Au bal des absents, elle ne mange pas de ce pain-là, donc quand elle construit ses nouvelles (pas toutes, mais quand même 11 sur les 17, ou plutôt 15 + 2, que comprend son dernier recueil) sur une ossature de dialogues tragi-comiques, entourés de didascalies, souvent très consistantes, à la troisième personne, on peut lui faire confiance pour faire de la vraie littérature plutôt que du faux scénario…


Quand il n'y a pas (ou peu) de dialogues dans les nouvelles de Catherine Dufour, il y a soit une adresse au lecteur, ou plutôt à la lectrice, de type publicitaire ("Glamourissime"), didactique ("La vie sexuelles d'Alfred de M.", la première nouvelle de l'appendice) ou judiciaire ("Coucou les filles !", la deuxième nouvelle de l'appendice), soit une polyphonie ("Sensations en sous-sol", qui fait écho à Outrage et rébellion ; le "bouleversant" "Enemy Isinme", dixit Alain Damasio), soit une simple et touchante narration à la première personne ("En noir et blanc et en silence").


Dans tous les cas, ce qui importe à Catherine Dufour, et ce qui fait que ses dialogues ne sont pas des artifices de narration scénaristique, mais d'authentiques moments de littérature, c'est de faire se croiser des points de vue contradictoires, dans l'espoir (utopique ?) d'une réconciliation, au sein de cet espace public que la gouvernementalité algorithmique contemporaine (moquée dans "WeSip") met à mal.


Dit autrement, le thème central de ce recueil, celui qui lui donne cette cohérence thématique (et stylistique) remarquée par quasiment toute la blogosphère (Au pays des Cave Trolls ; la Convergence Parallèles ; l'épaule d'OrionSyndrome Quickson ; Touchez mon blog, Monseigneur), c'est l'incommunicabilité : 

* entre bourgeois et bohème ou entre riche et pauvre ("L'Arithmétique de la misère", "Pâles mâles", "En noir et blanc et en silence") ;

* entre enfants et parents ("WeSip", "La Mer monte dans la gamelle du chat", "Sans retour et sans nous", "Enemy Isinime") ;

* entre humains et intelligences artificielles ou extraterrestres ("Tate moon", "Sans retour et sans nous", "Bobbidi-Boo") ;

* entre hommes et femmes ("WeSip", "Pâles mâles", "En noir et blanc et en silence", "Un temps chaud et lourd comme une paire de seins" et "La Tête raclant la lune", deux nouvelles situés dans un monde inversé beaucoup plus réussi que celui de Mondo Reverso) – d'où le rajout en appendice de 2 nouvelles non-SF qui prolongent ce féminisme de façon inattendue (donc déstabilisante, "vous êtes prévenu.e").


Comme Kiyoshi Kurosawa le fait au cinéma, Catherine Dufour regarde évoluer ses personnages à une certaine distance, dans des moments apparemment creux, mais qui font ressortir d'autant les rares instants où quelque chose d'humain pointe enfin le bout de son nez sous la carapace sociale ; de simples gestes déclenchent alors "une émotion lumineuse et rouge" (dixit Alain Damasio) qui est l'exact inverse du mélodrame hollywoodien, quoiqu'elle se traduise souvent par des larmes ("Sans retour et sans nous", "Pâles mâles", "Enemy Isinme", "En noir et blanc et en silence" ; ces deux dernières nouvelles sont sans doute les plus belles du recueil, la deuxième réussissant même le pari d'être aussi efficace qu'un roman de Kazuo Ishiguro sur le même sujet).


Ces difficultés à communiquer sont rendues d'autant plus criantes par la pléthore de gadgets technologiques qui entourent les personnages sans leur être d'aucune aide, et qui reviennent d'une nouvelle à l'autre, comme pour marquer l'appartenance à un univers commun : la xtcidéo ("Oreille amère", "Sensations en sous-sol"), le hoverboard ("WeSip", "Bobbidi-Boo"), les bots ("Sans retour et sans nous", "Bobbidi-Boo") – sans oublier l'indémodable (et humoristique) pinceau à un poil, qui pourrait servir d'emblème à tous ("Oreille amère", "La mer monte dans la gamelle du chat", "Pâles mâles").


Comme le baromètre utilisé par Gustave Flaubert dans "Un coeur simple", ces objets futuristes (ou non) dont Catherine Dufour parsème ses nouvelles servent aussi à créer "un effet de réel, fondement de ce vraisemblable inavoué qui forme l'esthétique de toutes les œuvres courantes de la modernité" (dixit Roland Barthes) ; ils sont en quelque sorte le pendant stylistique de ce "name-dropping popularisé par Bret Easton Ellis" (dixit Tristan Garcia) que Catherine Dufour imite, non sans ironie, dans "Coucou les filles !" S'il suffisait en effet d'un pareil saupoudrage de noms (propres ou communs) dans un récit pour le rendre vivant, ça se saurait depuis longtemps… 


Ce procédé de dissémination n'est en fait, chez Catherine Dufour, que la partie émergée d'un iceberg stylistique capable de faire chavirer, sinon le Titanic, du moins les lecteurs les plus exigeants : d'Alain Damasio, qui salue "cette faculté à brosser ses personnages d'un trait de gouache", au Chien critique, qui loue "la facilité de l'autrice à nous pondre un univers en quelques lignes, sans qu'on s'en aperçoive, au détour d'une phrase, d'un élément sans conséquence" et en oublie d'assassiner la couverture (pas laide en soi, mais en décalage avec le contenu du recueil), tous ont été victimes de la magie dufourienne, qui tient tout simplement, comme toute magie littéraire, en un choix judicieux de mots suggestifs – et sonnant bien.


Pour peu qu'on prête l'oreille, le travail sur les sonorités, toujours saillant à des endroits stratégiques des textes, est en effet tout aussi audible que dans une de ces vidéos ASMR que réalisent les personnages de "Oreille amère" ou "Pâles mâles" : "il manquait le ronronnement de la machine à neige et son odeur de caramel fondu" (page 160, allitération en labiales, P, B, M, et en uvulaires, R) ; "bientôt, il ne dégagerait plus qu'un odeur de flaque, vide comme une mandibule baillant sous le ciel bleu" (page 181, allitération en labiales, P, B, M, et liquides, L) ; "Adzo avait la voix pour ça – une belle basse moelleuse et somnifère" (page 205, idem) ; "de l'autre côté de la vitre souillée, la nuit dissout le monde" (page 337, allitération en dentales, T, D, N, renforcée par la répétition de SOU).


La seule différence avec l'ASMR, c'est que les textes de Catherine Dufour ne sont pas faits pour nous endormir, au contraire : comme l'a fait remarquer avant moi Marcus Dupont-Besnard, ils ambitionnent de nous réveiller, parfois brutalement ("Coucou les filles !" dans l'appendice), mais toujours avec poésie, du sommeil hypnotique dans lequel nous plonge la société technique actuelle.


Cette petite arithmétique terrible de la nouvelle, qui la rend à la fois démonstrative et plaisante, justifie aussi bien les compliments du préfacier, Alain Damasio, que de l'éditeur, Olivier Girard, qui voit avec raison Catherine Dufour comme "un des pôles magnétiques de la fiction spéculative contemporaine" (personnellement, j'aurais dit "de la fiction contemporaine" tout court).




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