mercredi 27 janvier 2021

Les Elohim rêvent-ils de fictions électriques ?

Issa Elohim de Laurent Kloetzer

Anamnèse de Lady Star de Laure et Laurent Kloetzer


Même s'il m'arrive de l'employer (par commodité plus que par réelle conviction), j'ai toujours eu quelques doutes sur la pertinence de la tripartition SF-F-F censée structurer les littératures de l'imaginaire (cette dernière appellation manque quelque peu de clarté elle aussi, vu que tous les grands récits de l'imaginaire parlent en fait de notre réel, j'en reparlerai bientôt).


Historiquement parlant, ces doutes ne sont pas sans fondement : en 1945, Louis Parrot considérait encore, comme tous les critiques de son époque, les romans d'anticipation comme un sous-genre de la littérature fantastique (qu'il estimait en crise, ha ha) ; en 1951, Boris Vian observait que la science-fiction (l'anticipation fraîchement débaptisée) comprenait "des subdivisions absolument identiques à celle de la littérature réelle" et qu'elle était donc plus "un cadre" qu'un genre, un cadre dans lequel tous les autres genres (le fantastique y compris, même s'il ne l'envisageait pas explicitement) pouvaient se déployer (de ce point de vue-là, par exemple, Star Wars n'est rien d'autre que Scaramouche transposé dans les étoiles).


De fait, une fois dépouillées de leurs oripeaux futuristes, bon nombre d'oeuvres aujourd'hui étiquetées SF tombent sans peine dans le domaine fantastique : pensez par exemple aux récits de Mary Shelley (Frankenstein), Herbert George Wells (L'Homme invisible), Howard Phillips Lovecraft (un disciple de Poe), John Wyndham (Les Coucous de Midwich n'est rien d'autre qu'un récit de possession diabolique à la Rosemary's Baby où les ET remplacent les démons), Jack Finney (L'Invasion des profanateurs), Richard Matheson, Jacques Spitz (L'OEil du purgatoire), Theodore Sturgeon (Un peu de ton sang), Harlan Ellison, etc.


A cette longue liste s'ajoutent, me semble-t-il, les récits Elohim des Kloetzer (au moins Issa Elohim et Anamnèse de Lady Star ; je n'ai pas encore lu Vostok, mais vu comment ce dernier roman lorgne vers The Thing, je parierais volontiers que mon analyse s'applique également à lui).


En témoigne déjà la façon dont la blogosphère en rend compte : Issa Elohim est, d'après TmbM, "une science-fiction intelligente et politique, très ancrée dans le réel malgré son personnage fantastique" (comme j'espère pouvoir le montrer, ce "malgré" malvenu devrait être remplacé par un "grâce à") ; il met, d'après le BiblioSFF, "une touche de fantastique, de SF et surtout de religion dans le problème bien actuel et épineux des réfugiés" ; de même, Anamnèse de Lady Star a été pareillement considéré, par exemple par Plume, comme "un récit hors-norme, transgenre".


Ce ressenti à peu près général est loin de reposer sur du vide : si l'on adopte la définition de Joël Malrieu, qui voit avant tout dans le fantastique la rencontre entre un personnage et un phénomène perturbant sa vision du monde, alors oui, aussi bien Issa Elohim (situé chronologiquement avant, donc accentuant peut-être plus cet aspect déstabilisateur, quoique) qu'Anamnèse de Lady Star sont des textes fantastiques, centrés autour du même mystérieux phénomène, celui des Elohim, ces êtres qui (un peu comme les vampires avec les miroirs) n'apparaissent pas sur les photos et entretiennent un étrange rapport d'interdépendance avec les humains (dont ils ont besoin des pensées plus que du sang pour exister).


Notez qu'Anamnèse de Lady Star superpose en prime un phénomène secondaire à ce phénomène principal : la bombe iconique, qui transforme ceux qui en sont victimes en zombies, au moyen d'une forme de programmation neuronale rappelant autant la mémétique (j'y reviendrai) qu'un bon vieux virus type Covid.


Vampires, zombies… ne manquent plus que les fantômes, et ils arrivent bel et bien, dans le chapitre qui est sans doute le meilleur d'Anamnèse de Lady Star, "Giessbach", qui se déroule, comme Shining, dans un hôtel en apparence abandonné… Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si, pour relire ce passage, Laurent Kloetzer a fait appel à Mélanie Fazi !


En plus de sa trame d'ensemble et de ses thématiques, les récits Elohim s'emparent aussi des techniques narratives du fantastique : ainsi, comme Dracula ou Carrie, Anamnèse de Lady Star multiplie brillamment les points de vue sur la mystérieuse figure centrale, sans parvenir tout à fait à la cerner, ni même à circonscrire son périmètre exact d'intervention dans les événements racontés… C'est ce que Hugues de la librairie Charybde appelle joliment " l'art du tir parabolique".


De même, Issa Elohim fera usage de la fausse double explication, une technique décrite par Jacques Finné, et que je suis apparemment le seul, à part Bernard Quiriny, à mentionner sur le net (cocorico) : il s'agit de proposer une double explication, l'une rationnelle l'autre surnaturelle, du phénomène au centre du récit, tout en s'arrangeant pour privilégier insidieusement la deuxième au détriment de la première… Comme le dit l'illusionniste à la journaliste venue le consulter (page 113) : "si ton garçon était un artiste, c'était un artiste extraordinaire, le plus grand qui soit", manière d'insinuer qu'Issa n'était pas un simulateur.


Cette difficulté des personnages à appréhender la nature mouvante des Elohim, et donc par contrecoup la réalité (comme dans un récit de Philip Kindred Dick, d'où le mauvais titre de ce billet), c'est bien là le coeur, me semble-t-il, du projet littéraire mis en place par les Kloetzer dans leurs récits Elohim ; comme l'a bien vu Blog-o-livre, leur but est de nous pousser à "nous questionner sur le clivage présent entre croyance et mensonge" et, plus encore, sur la façon dont la vérité historique est produite par notre communauté humaine. 


Ce n'est donc pas un hasard si Issa Elohim emploie le mot "hoax", même s'il fait l'impasse sur le plus récent "fake news" ; ce n'est pas un hasard non plus si le personnage d'Adela Amosdottir considère, à raison, la "déformation au cours du temps" comme la marque la plus sûre de la légende urbaine (page 115). Dans Anamnèse de Lady Star aussi, on trouvait déjà un personnage de mentor rationnel qui pondérait les impulsions de l'héroïne, Christian Jaeger, dont le credo était (page 141) "je veux la vérité".


Notez au passage que cette interrogation sur la nature de la vérité se double très logiquement, dans les deux récits, d'un questionnement sur le caractère possiblement consolateur de la fiction, ce mensonge assumé par les deux parties en présence (l'auteur et le lecteur-auditeur), et la façon dont elle se transmet, telle un mème ou un virus, d'une tête à l'autre. Se pourrait-il, au fond, que "les vies rêvées pèsent autant que les souvenirs vécus", comme le déclare Lady Star (page 169) ?


En écho à cette thématique très actuelle de la vérité, plus capitale à mon sens que celle de la religion, qui n'en est qu'un dérivé, les Kloetzer adoptent volontiers une phrase coulante, faite d'un flot continu de brèves propositions, dont les relations ne sont pas marquées par des conjonctions : que ce soit à dessein ou non, ce style coupé mime à la perfection le flux d'informations dont nous sommes abreuvés dans la société moderne.


D'une certaine manière, ce style délibérément flottant nous pousse, nous, lecteurs, à reprendre, vis-à-vis de l'information fictionnelle délivrée par le texte, une position moins passive, une position d'assemblage, donc de fabrication, plus que de bête consommation (ainsi la chronologie en tête d'Anamnèse de Lady Star ou la référence au trio vocal Norn poussent toutes deux le lecteur à sortir la tête de l'ouvrage pour mettre en perspective ce qu'il lit.).


Ce style le plus souvent limpide n'en renonce pas moins à travailler les sonorités (c'est sans doute plus visible, pour des raisons des longueur, dans Anamnèse de Lady Star que dans Issa Elohim), voyez cet extrait de "Giessbach" (page 304) et son travail sur les labiales (P, B, M) et les dentales (T, D, N) : "J'avais entendu des bruits, déjà, j'avais vu danser les branches des sapins comme des bras de sorcière, je savais que la cascade avait sa musique et ses gémissements d'amoureuse, que les voitures rouillées du funiculaire rêvaient encore de parcourir la rampe descendant jusqu'au lac."


Fantastiques ou non, au final, les récits Elohim, comme toute littérature de l'imaginaire qui se respecte, nous offrent un reflet à peine déformé de notre monde moderne marqué par les fausses rumeurs, un reflet agencé avec tant de soin qu'il a logiquement valu aux Kloetzer le Grand Prix de l'Imaginaire 2014 pour Anamnèse de Lady Star.


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