Souvenirs du Triangle d'Or d'Alain Robbe-Grillet
Le Robbe-Grillet des années 70 est sans doute moins connu que celui des années 50, mais son importance est peut-être plus grande : avec un imaginaire plus gothique et post-apocalyptique que futuriste, il occupe dans la nooSFère, toutes proportions gardées, la même place que le James Graham Ballard de La Foire aux atrocités (et ses neuf premiers chapitres réécrivant la même histoire archétypique sous une forme différente).
J'ai déjà dit ici que Topologie d'une cité fantôme poursuivait à peu près les mêmes objectifs, la réinvention du roman, mais avec des moyens sensiblement différents, quoique apparentés, que Les Furtifs d'Alain Damasio ; cette appétence pour la polyphonie et le décentrage de la narration est encore plus marquée dans Souvenirs du Triangle d'Or, qui poursuit l'exploration du rapport prédateur-proie sur un mode plus souple et, en apparence du moins, plus spontané.
Robbe-Grillet l'a dit dans un entretien : ce qui l'intéresse n'est pas, comme dans un roman policier, marqué par l'idéologie réaliste, de forcer le sens, et donc la compréhension du lecteur, à "s'affermir peu à peu, pendant que le texte avance", grâce aux efforts de ce personnage organisateur qu'est le détective ; non, ce qu'il cherche, quitte à désorienter le lecteur, c'est que, comme dans le monde réel, "sans cesse troué", son texte fuie de toutes parts, comme de l'eau quittant une passoire.
Dans Souvenirs du Triangle d'Or, il y aura bien, comme dans un roman policier, une manière de remise en ordre finale, mais la chronologie exposée alors par le narrateur, en plus d'être trompeuse, ne fait pas que résumer certains des événements les plus marquants du récit, elle en rajoute d'autres, que le lecteur avait à peine pu entrevoir : le texte restera donc perpétuellement troué, ou plutôt en réécriture constante, tel un "work in progress" (j'y reviendrai).
Pourtant, comme le dit (page 122) l'interrogateur (une figure du lecteur ?), "tous les éléments du paysage sont forcément reliés entre eux, et même de multiples façons", et en effet, de nombreux objets (canne, journal, carnet noir, pomme verte, ballon rose et blanc, etc.) vont revenir d'une scène à l'autre, histoire de signaler qu'il s'agit non de séquences successives, mais de multiples version des mêmes événements... Comme le pense le policier dérouté (page 95), "le caractère énigmatique de toute la composition incite cependant davantage à tenter l'épreuve d'un choix, d'un pari, plutôt qu'à réunir les différentes cases entre elles selon les lois d'un imaginaire organisateur."
Lignes de fuite, connexions multiples, absence de hiérarchisation... Avant même que Gilles Deleuze et Félix Guattari n'inventent le concept de rhizome, Alain Robbe-Grillet, peut-être influencé par La Logique du sens, qu'il avait lu, écrivait déjà un roman rhizomatique, quoique de façon différente de Marcel Schwob, avant lui, et d'Alain Damasio ou Quentin Leclerc, après lui (chez lui, la polyphonie n'est pas bien délimitée par des marques visibles, elle contamine tout le texte, j'y reviendrai).
D'autres caractéristiques de Souvenirs du Triangle d'Or font d'Alain Robbe-Grillet, en sus d'un épigone du Nouveau Roman, le précurseur du post-exotisme d'Antoine Volodine :
– la temporalité n'est fixée que par une périphrase d'autant plus ambiguë que l'événement qu'elle recouvre ne semble pas exister dans l'histoire récente ("après la guerre contre l'Uruguay", page 29), alors que le roman semble contemporain (par exemple, la porte du sanctuaire s'ouvre "au moyen d'un signal électronique", page 8) ;
– le lieu pourrait se déduire de cette indication temporelle (un pays voisin de l'Uruguay, où un "fort accent portugais", page 187, est vu comme une particularité : l'Argentine ?) mais rien dans le décor, soigneusement décrit, ne le confirme ;
– les noms des personnages varient d'une scène à l'autre, nous empêchant de les rattacher à une nationalité bien définie (le narrateur, Franck V. Francis, s'appelle également Francis Lever ou Francisco Franco ; est-il américain, français, espagnol ?)
Cette absence d'ancrage spatio-temporel traduit, comme chez Antoine Volodine, la volonté affirmée de "décrire des mondes intérieurs, des zones où se rencontrent la pensée consciente, le fantasme et l'inconscient sous sa double forme : l'inconscient individuel et l'inconscient collectif" (j'y reviendrai, là aussi). François Migeot a donc raison d'écrire, dans un article visant à disséquer Souvenirs du Triangle d'Or, que "tout le texte prend pour modèle le tumulte onirique" (même s'il se perd ensuite dans des analyses moins pertinentes, à mon avis).
Comme Franz Kafka, qu'il avait lu, Alain Robbe-Grillet entend très clairement, en effet, injecter des motifs oniriques dans le corps tendre de sa prose, quitte à malmener la linéarité (la même scène se réécrit quelques lignes plus loin, comme si la narration s'enroulait sur elle-même) ou la cohérence énonciative (le "je" censé renvoyer au policier réfère parfois au docteur Morgan, pages 85-87 par exemple, voire à l'héroïne, lady Caroline, page 146-157, mais ces différents personnages pourraient tout aussi bien être des facettes du même être tourmenté).
Ces "glissements incessants de la narration" (dixit François Migeot) ne visent pas seulement à refléter le chaos du monde, mais aussi le désordre intérieur du personnage central, policier enquêtant de façon schizophrénique sur ses propres crimes : comme le dit le docteur Morgan, dont "les expériences textuelles" (page 145) sur "les comportements oniriques tertiaires" (page 173) en font sans doute le représentant de l'auteur dans le texte : "les inspecteurs sont tous des demi-fous, sinon des assassins" (page 202).
Alain Robbe-Grillet pousserait ainsi à l'extrême la technique du portrait disséminé dont il usait dans Topologie d'une cité fantôme (avec qui Souvenirs du Triangle d'Or forme à l'évidence un diptyque) ; il se révélerait également le précurseur du David Lynch de Lost Highway, film dans lequel, dixit Thierry Horguelin à sa sortie, la division en 2 parties se succédant l'une à l'autre comme "un ruban de Moebius interminable" vise à figurer "les deux hémisphères du cerveau perturbé de Madison, dont l'imaginaire contamine peu à peu le réel".
Alain Robbe-Grillet, cinéaste lui-même, a d'ailleurs, à l'évidence, un imaginaire très visuel, au point parfois de recourir au vocabulaire du cinéma, voire de la peinture, dans ses descriptions : "un autre pélican lourd et silencieux, volant au ras de l'eau, traverse l'image en ligne droite, fuyante, parallèle au rivage" (page 12, notez aussi le travail sonore sur les consonnes liquides, L). C'est aussi, bien sûr, une manière de mettre à distance le lecteur, pour l'empêcher de s'immerger dans le récit...
Souvenirs du Triangle d'Or ne néglige pas pour autant l'aspect auditif : comme il l'expliquait dans un autre entretien, Alain Robbe-Grillet a avant tout, comme tout grand écrivain, le souci de la prosodie, du retour de sons voisins à intervalles savamment calculés, voyez par exemple (page 13) cette longue allitération en labio-dentales (F, V), doublé d'un travail sur les liquides (L) et les dentales (T, D, N) : "vêtue comme à l'ordinaire d'une longue robe en soie blanche, flottante et déchirée, longeant la mer à l'extrême limite des vagues, elle traîne aujourd'hui derrière elle, sur le sable jonché de débris divers, une chose flasque difficilement identifiable qui ressemble à quelque vieux manteau de fourrure, ou à une dépouille de bête sauvage, encore fraîche."
Pour prendre plaisir à la lecture de ce roman d'Alain Robbe-Grillet, il suffit donc d'avoir un peu d'oreille, et un minimum de goût pour les machines narratives ; il n'y a plus ensuite qu'à se laisser prendre dans les plis mouvants d'une narration en réécriture perpétuelle, plutôt que de chercher frénétiquement à prendre pied sur un sol textuel stable, qui fera de toute façon toujours défaut, vu la schizophrénie patente du narrateur... Plus qu'une curiosité littéraire, il y a là, je l'ai dit, le chaînon manquant entre James Graham Ballard (La Foire aux atrocités) et David Lynch (Lost Highway), et un authentique petit bijou.
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