mardi 6 juin 2023

Pygmalion social

Ces jours qui disparaissent de Timothé Le Boucher

Le Patient de Timothé Le Boucher


Sous un aspect simple, quoique superbe :

– une ligne très claire, parfois comparée, à tort selon moi (elle est beaucoup plus ferme), à celle de Bastien Vivès

– un découpage classiquement très resserré, avec des taux de respectivement 0,13 et 0,24 cases prenant la largeur d'une planche par page pour Ces jours qui disparaissent et Le Patient (j'y reviendrai), 

certains auteurs dissimulent en fait une complexité qui fait tout leur charme ; c'est le cas de Timothé Le Boucher, qui se définit du reste, dans un entretien sur Konbini, comme un membre de "la team 'histoire qui prime'".


Même si chacune de ses histoires a "un arbre thématique" qui lui est propre (pour reprendre l'expression de l'auteur lui-même dans un entretien sur Comixtrip), toutes les bandes dessinées de Timothé Le Boucher me semblent tourner autour d'une seule et même obsession : la façon dont la société influence la construction de l'individu, le poussant notamment à se forger une image publique différent de son moi profond – l'aliénation, quoi.


Dans Skins Party et Les Vestiaires, cette obsession se marquait notamment par l'étude des effets de meute ; il en résultait des ouvrages plutôt chorals, et marqués par une certaine froideur, dans la lignée de l'Elephant de Gus Van Sant – c'étaient donc des réussites d'une certaine manière, mais on sentait que Timothé Le Boucher pouvait atteindre des niveaux encore supérieurs.


C'est chose faite avec Ces jours qui disparaissent (190 planches), Le Patient (290 planches), mais aussi la première partie de 47 cordes (374 planches), trois projets qui présentent "une sorte de continuité" (comme le dit Timothé Le Boucher lui-même dans le même entretien sur Comixtrip) – une recentrage sur l'individu et les émotions que suscitent en lui cette aliénation sociale.


Ces jours qui disparaissent est ouvertement centré sur le dédoublement résultant de l'aliénation : suivant une intrigue typiquement fantastique (mais pas forcément surnaturelle, voir l'essai de Joël Malrieu), un personnage (Lubin Maréchal) se retrouve confronté à un phénomène (la disparition de journées entières de son existence, vécues par un alter ego avec lequel il partage le même corps), dont le rythme (un jour sur deux au départ) va classiquement s'accélérer (comme, mettons, dans L'OEil du purgatoire de Jacques Spitz).


Au passage, notez que le découpage resserré dont je parlais plus haut se met au service de cet engrenage temporel, Timothé Le Boucher ayant "délibérément mis de plus en plus de cases sur chaque page" au fur et à mesure que l'histoire avance, comme il l'avoue dans un entretien sur AgeBD.


Dans le même entretien, il explique combien sa vision des deux Lubin a été influencée par l'Hitchcock de Vertigo, et cela devrait suffire à nous indiquer que Ces jours qui disparaissent va bien au-delà de la "métaphore du passage à l'âge adulte" qu'y voient, non sans raison, Nicolas Winter ou Antoine Marsaudon.


Plus que sur la dichotomie mature / immature, l'opposition entre les deux Lubin repose en effet sur le socialement acceptable (la "carrière exemplaire" évoquée page 159 par son hypnothérapeute) et ce qui ne l'est pas ("une vie sans avenir, bercée par des ambitions fantaisistes", toujours page 159) ; autrement dit, c'est bel et bien la pression sociale qui a conduit au clivage de Lubin, et le personnage de Tamara Cagliostro le souligne page 86, quand elle déclare :

"Je vais pas changer mon caractère pour leur plaire. Puisqu'à partir de ce moment-là, je deviens quelqu'un d'autre. Tu en sais quelque chose !"


En quelque sorte, la société est le Pygmalion de Lubin, qu'elle façonne jusqu'à le débarrasser de ses émotions authentiques, mais superflues pour réussir dans notre triste monde capitaliste (comme le dit Lubin à son double, page 77, "on dirait que tu as de la peine uniquement par convention sociale").


Cette sculpture sociale se traduit bien évidemment sur le plan physique, Timothé Le Boucher s'intéressant beaucoup aux "standards de corps", comme il l'indique dans un autre entretien à Comixtrip : par exemple, le Lubin social se coupe les cheveux (page 27) ou efface le tatouage de son double (page 130) – il y aura aussi, du reste, une scène de coupe de cheveux dans Le Patient.


Ce mythe de Pygmalion, dont Timothé Le Boucher revendique explicitement l'influence dans ce même entretien sur Comixtrip, va occuper le centre du récit dans Le Patient, version tragique, voire horrifique, de l'aliénation sociale déjà à l'oeuvre donc, mais sur le mode mélancolique, dans Ces jours qui disparaissent.


Symptomatiquement, là encore le Pygmalion est incarné par une personne pratiquant l'hypnose, la psychologue Anna Kieffer ; et Timothé Le Boucher ne manque pas de souligner, avec raison suivant Elisabeth Loftus, que "l'hypnose peut facilement induire des souvenirs" (page 130) – autrement dit qu'elle peut être utilisé comme un outil de contrôle social.


Paradoxalement pourtant, c'est la même doctoresse qui va énoncer frontalement, comme Tamara dans Ces jours qui disparaissent, ce qui est le vrai sujet de l'histoire (page 87) :

"Tout le monde porte un masque de normalité. Il faut savoir regarder à travers d'infimes fissures de ce qu'il dissimule."


La question centrale du Patient est bien sûr de savoir si Anna Kieffer voit réellement à travers les trous dans le masque de Pierre Grimaud, seul rescapé de l'effroyable massacre des Corneilles, ou si elle s'arrête à la surface de ce même masque, pour des raisons difficilement avouables – et qui tiennent à un autre mythe, celui d'Actéon celui-là (voir pages 154-156).


Dans Le Patient, cette question du dédoublement, ou plutôt de la duplicité, est illustrée par une astuce scénaristique simple mais efficace : pages 180-216, des narratifs en blanc sur fond noir, reprenant les pensées de Pierre, viennent s'intercaler entre des cases anodines, auxquelles elles offrent un étonnant contrepoint.


Cette superposition est finement annoncée par la scène, à première vue simplement humoristique, des pages 113-115, où les "prolétaires" (page 114) de l'hôpital (deux infirmières, deux kinésithérapeutes, une coiffeuse) imaginent la discussion entre deux doctoresses (dont Anna la "bourgeoise", page 114).


Cette opposition de classe n'est bien sûr pas anodine, Pierre ayant bien conscience que "les enfants restent souvent au même niveau que leurs parents" (page 76), donc que sa seule porte de sortie dans une société aussi élitiste passe forcément par une forme de dissimulation (page 49, "les gens te montrent ce qu'ils veulent que tu voies").


D'une certaine manière, Le Patient ne fait qu'illustrer le célèbre adage d'Alexandre Lacassagne : "la société a les criminels qu'elle mérite" – les criminels, mais aussi les hypocrites, et plus généralement les individus mal dans leur peau, en raison précisément de ce clivage que leur impose la société.


Toutes ces thématiques, qui se résument au fond à l'opposition classique entre être et paraître, Timothé Le Boucher va les porter à incandescence dans 47 cordes et sa métamorphe cherchant la forme la plus appropriée pour séduire un humain – mais ceci est une autre histoire, dont je reparlerai sûrement quand la deuxième partie du projet sera parue.


En attendant, on (re)lira le mélancolique Ces jours qui disparaissent et l'horrifique Le Patient, les deux oeuvres qui ont, non sans raison on l'a vu, assis la réputation de Timothé Le Boucher.



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