La Millième nuit d'Alastair Reynolds
Suivant Derek Johnson (dans sa critique de La Millième nuit), les points forts d'Alastair Reynolds sont, de façon générale, les suivants (je traduis) :
"– l'aisance avec laquelle il crée des caractères intéressants dans des lieux étranges ;
– sa capacité à mélanger le space opera avec d'autres formes génériques (le mystère dans La Millième nuit, le bildungsroman dans Les Fleurs de Minla) ;
– sa connaissance de la physique et des technologies contemporaines, qui reste cohérente avec ce qui pourrait être possible, mais ne débouche jamais sur la monotonie ou l'aridité, comme trop souvent en hard SF".
(Pour le dire à la façon imagée du Chien critique, "pas besoin à mon sens d'être un quincaillier de l'imaginaire pour le lire" ! Notez du reste qu'Alastair Reynolds récuse l'étiquette de hard SF dans un entretien reproduit sur son blog – sans doute est-il agacé d'être considéré comme un scientifique qui écrit plutôt que comme un écrivain calé en science...)
Tous ces points se retrouvent, selon moi (mais pas selon Derek Johnson), dans La Millième nuit, dont le mélange entre polar et science rappelle fortement celui expérimenté par Greg Egan dans Un château sous la mer, avec la même dérive, moins marquée sans doute chez Reynolds, vers le polar métaphysique et ses vertiges autant identitaires que méta-textuels :
– le motif du "labyrinthe" (mot cité pages 46, 47 ou 48, mais aussi page 115) est présent sous la forme du "Dédale d'Humeur" (pages 46, 47 ou 49) où Campion, l'organisateur des festivités (et le narrateur), égare les autres membres de la Lignée Gentiane, avant de se perdre lui-même (page 115) dans "un labyrinthe de bluffs et de mensonges" ;
– ce Dédale fournit évidemment une bonne mise en abyme du texte lui-même (d'où le titre de cette chronique), au moins autant que le fil de souvenirs que chaque invité doit présenter aux autres au cours des mille nuits de festivités (d'où le titre de la novella, référence évidente aux Mille et une nuits, comme l'a bien vu Artemus Dada) ;
– outre le fait que la Lignée Gentiane est composée primitivement de mille clones, l'équipe de "'héros'-enquêteurs pas très rassurés" (dixit Noé Gaillard) que forment Campion et Purslane va être amener à démasquer un "imposteur" (pages 68, 81, 97, 112 ou 113).
Pour le reste, comme dans un "whodunit" classique (terme mis en avant par Artemus Dada, le Chien critique ou Jean-Yves), les indices vont parler, les deux détectives vont aboutir à un résultat, et l'histoire va se clôturer de façon à peu près satisfaisante – même si elle a laissé aux deux premiers blogueurs cités (ainsi qu'à Yossarian) une impression d'inachevé, précisément caractéristique de la déception à l'oeuvre dans le polar métaphysique.
NB : sans doute pour souligner son adhésion (de surface seulement ?) aux codes du polar classique, Alastair Reynolds donne à son narrateur un nom certes justifié par son appartenance à une Lignée "florale" (comme le remarque Apophis, "campion" est le nom anglais du silène), mais renvoyant surtout au détective créé par Margery Allingham (voir Cauchemars ex-machina de Thierry Smolderen & Jorge Gonzalez pour une mise en scène amusante de cette reine du crime).
Pour en finir avec cette question du polar, remarquez enfin qu'Alastair Reynolds n'hésite pas à tirer le genre du côté de l'horrifique, comme le polar contemporain ; voyez par exemple l'expédition de Campion et Purslane dans le vaisseau biomécanique de Burdock, décrite tout du long d'une façon organique bien digne d'Alien :
"En approchant du bout de la salle, l'étranglement à son extrémité s'est ouvert avec un bruit de succion obscène." (page 59)
"Autour de nous, le vaisseau respirait et gargouillait comme un monstre endormi, digérant son dernier gros repas." (page 51)
Cet appel au grotesque, qui culminera avec le dépiautage de la page 123, sert sans doute avant tout à souligner, par contraste, que le sense of wonder manié par Alastair Reynolds (et remarqué par l'Ami Selbon, le Chien critique, CélineDanaé, Gromovar, Jean-Yves ou OmbreBones) relève avant tout du sublime – autrement dit, qu'il vise à nous faire ressentir notre "propre et microscopique insignifiance" (page 103) devant le spectacle d'une "amplitude tout à fait hors-norme" (dixit Feyd Rautha), celle de l'univers.
Exactement comme l'Emilie Querbalec des Chants de Nüying, Alastair Reynolds semble bien persuadé qu'expérimenter ce sentiment de sublime est le seul remède qui vaille contre l'hubris, cette volonté dangereuse qu'a l'humanité de s'affranchir de ses limites :
"Peut-être s'agissait-il là d'une sorte de pathologie récurrente propre à toute civilisation atteignant un certain degré d'évolution ?" (pages 91-92)
C'est ici selon moi que la présence, dès la couverture (magnifique composition d'Aurélien Police, comme d'habitude) et la page 9, de "la silhouette bossue d'une créature aquatique" prend tout son sens : ces animaux, placés là par Campion, se révéleront finalement capable de s'affranchir de leur condition, contrairement aux humains, limités par la vitesse de la lumière.
Au bout du compte, sous son vernis plaisant, La Millième nuit est donc bel et bien le "constat d'impuissance face aux aspects cycliques de notre Histoire et de notre nature profonde" que décrivait le Syndrome Quickson (ce qui rapproche du reste le texte de La Nuit du faune de Romain Lucazeau) – même si, d'une certaine manière, le personnage de Campion est porteur d'espoir, avec son obsession pour les spectacles façonnés par les hasards de l'univers plus que par la main humaine.
Je laisserai le mot de la fin (extrait de Locus) à Paul Di Filippo, l'auteur d'Un an dans la ville-rue (je traduis, mais je ne suis pas Pierre-Paul Durastanti, je préfère prévenir) :
"Si l'assise nécessaire de tout récit de SF est que la science et l'humanité représentée soient à la fois indispensables à et dispensées dans l'histoire, alors l'oeuvre de Reynolds peut être tenue comme un exemple majeur de SF pure et archétypale."
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