Transparent (1 à 8) de Makoto Satô
Nous sommes la poussière de Plume [Eva] D. Serves
Les autistes...
Plus frontalement qu'une fable à la Burton comme Zoc, certaines oeuvres de science-fiction (je n'en connais que 2, celles que je présente ici) font ouvertement de leur novum une métaphore de l'autisme, en donnant une forme tangible à la neurodivergence (en en faisant une physiodivergence donc) :
– le trouble éponyme de Transparent, à savoir "une dégénérescence cérébrale congénitale de type r, au niveau du corps calleux" (page 5 du tome 1 ou page 150 du tome 2), a pour effet premier que "les pensées d'un transparent sont perçues par tous les êtres vivants se trouvant dans un périmètre de 50 mètres" (page 5 du tome 1), et pour effet second une intelligence accrue (un haut potentiel, comme on dit maintenant) ;
– à l'inverse, la magnétophilie de Nous sommes la poussière est placée sous le sceau de l'opacité, le ou la magnétophile attirant les "Particules de Poussière Magnétique" présentes "dans l'air" (page 50), jusqu'à vivre entouré.e d'un nuage (une bulle ?) plus ou moins opaque et plus ou moins étendu, au risque notamment de respirer moins bien, donc de se fatiguer plus vite.
Quoique fort différentes, on le voit, dans leur point de départ (je ne manquerai pas d'y revenir), ces deux oeuvres s'intéressent semblablement aux effets sociaux de leur novum, à hauteur d'homme et de femme :
– dans Transparent nous sont présentés, d'un épisode à l'autre, des Transparents fort différents, par exemple Yukio Nishiyama ou Shigefumi Shiraki (pour ne citer que ceux revenant dans plus de 10% des épisodes), ainsi que leurs proches et protecteurs, notamment Yôko Komatsu, mais aussi leurs ennemis (j'y reviens juste après) ;
– dans Nous sommes la poussière, nous suivons pour l'essentiel le parcours d'Elias, raconté à la première personne, mais d'autres personnages attirent l'attention, notamment Nadège, également magnétophile, mais aussi Léandre, magnéto-saine ; par ailleurs, entre chaque chapitre numéroté, des paragraphes en italiques racontent, à la deuxième personne, la vie d'autres magnétophiles anonymes (je reviens tout de suite sur l'autre type de texte en italique, celui encadré de 2 tildes).
L'une comme l'autre oeuvre mettent également en scène des opposants, qui vont donner une ligne directrice (voire une forme) au texte :
– dans Transparent, le personnage du professeur Ichirô Yamada rêve de supprimer les Transparents, d'où diverses tentatives de meurtre et surtout la mise au point d'une opération permettant de redevenir "normal", qu'il va tenter d'imposer par pression psychologique (la série ayant été interrompue après son premier cycle, sa confrontation avec les Transparents reste en suspens, mais cette fin ouverte n'est pas forcément dérangeante, surtout pour un pessimiste comme moi, qui a du mal avec l'utopie distillée à la fin de Nous sommes la poussière) ;
– dans Nous sommes la poussière, nous suivons aussi, par le biais d'un autre type de texte en italique (encadré par 2 tildes), le parcours d'un ingénieur concevant des "mailles", autrement dit des bracelets de cheville drainant les PPM vers un réseau hélas peu étendu, d'où une restriction de mobilité pour les magnétophiles en portant (la loi Gers rendant le dispositif obligatoire ainsi que l'invention de "mailles voyageuses" sont selon moi les deux événements qui découpent le texte en trois parties, chapitres 1-13, 14-25 et 26-38, chaque partie se terminant par ailleurs par un événement personnel capital pour Elias).
A cet instant de ma chronique, le lecteur ou la lectrice neurotypique qui a eu la patience de me lire jusque là (je sais, ce n'est pas gagné) pourrait se poser une question : pourquoi diable s'intéresser à une oeuvre (manga ou roman) qui se veut avant tout un reflet (plus ou moins déformant, j'y reviendrai) de l'autisme ?
Une première réponse, la plus évidente, serait qu' une des ambitions de la SF a toujours été précisément de nous immerger dans un mode de pensée différent, voir Des fleurs pour Algernon de Daniel Keyes ou La Main gauche de la nuit d'Ursula K. Le Guin, pour ne citer que deux titres emblématiques d'une certaine défamiliarisation (due au choix judicieux du novum).
Une deuxième réponse, qui nécessite plus ample explication, serait, suivant l'excellente formule d'Emma Barnes (dans un article traduit par l'équivalent, dans le monde réel, de l'association La boussole d'Or de Nous sommes la poussière), que "les neurodivergent.e.s sont les canaris dans les mines de charbon capitalistes" : le thermomètre d'une société malade, le "symbole d'une société névrosée" dirait Plume [Eva] D. Serves (page 119) – et pas seulement parce qu'ils ou elles illustrent les théories de Bruce Cohen, qui voit dans la psychiatrie la vassale du capitalisme, pour le dire vite.
Des singes savants ?
Quel est, en effet, le mode de représentation dominant de l'autisme dans notre société utilitariste ? C'est clairement celle du singe savant (ou de l'Aspie premium), autrement dit de l'individu capable, malgré ses troubles mentaux, de prouesses cognitives telles que la victoire répétée à un jeu télévisé ou la récitation des décimales de pi (c'est un constat, pas une critique).
Symptomatiquement, ce modèle, pour ne pas dire ce moule, va de pair avec la persistance, dans l'espace médiatique, de l'appellation "syndrome d'Asperger", alors même que ce nom a disparu du DSM depuis sa cinquième édition en 2015, pour être fondu dans l'ensemble connu sous l'acronyme TSA (évidemment, comme le fait Bruce Cohen, on peut discuter des buts que sert vraiment le DSM, mais il n'en demeure pas moins que les journalistes devraient s'y référer).
C'est symptomatique dans la mesure où Hans Asperger, quoique n'ayant jamais directement adhéré au NSDAP, s'est tout de même clairement inscrit dans l'optique nazie, où l'utilité était le seul étalon de mesure d'une existence : quiconque ne possédait aucun intérêt aux yeux des nazis n'avait qu'une ballastexistenz, tout juste bonne à finir au Spiegelgrund (comme l'a prouvé Herwig Czech dans un article célèbre, Hans Asperger n'a eu aucun scrupule a rediriger des enfants autistes vers un tel centre d'euthanasie).
C'est triste à dire, mais cette conception utilitariste promue par les nazis est également en vigueur dans nos belles sociétés démocratiques (et capitalistes) ; on est bien loin de la station quasi-utopique décrite par Audrey Pleynet dans Rossignol, où des Paramétrages adoptent les lieux à chaque individu (notez au passage que cette novella partage avec Nous sommes la poussière un même style limpide et une même préoccupation pour les thèmes de la différence et de la maternité, pour le dire vite et mal).
Pourtant, et c'est là le point de départ de Transparent, si le talent des singes savants est vraiment précieux, "un patrimoine de l'humanité" (tome 1 page 6 ou tome 2 page 151) ou "le trésor de l'humanité" (tome 8 page 111, sans doute la même expression interprétée différemment par les deux traducteurs de la série), il faudrait, plutôt que de les passer dans cette "machine à normaliser" qu'est la médecine dans Nous sommes la poussière (page 135) et, hélas, dans la vraie vie, les préserver au maximum.
Poussant la logique jusqu'au bout, afin de démontrer par l'absurde l'intenabilité du modèle des singes savants pour rendre compte de l'autisme, Makoto Sato met en scène un bureau national de protection des Transparents – de protection, mais aussi de manipulation (parfois à la même échelle que The Truman Show de Peter Weir), puisqu'il s'agit aussi bien d'orienter les Transparents vers une carrière utile à la société et de les y maintenir ("de quel droit pouvons-nous intervenir 'pour tout arranger' ?" s'écrie Komatsu page 20 du tome 1).
Il en résulte, du moins au début de la série, des scènes délibérément outrées, comme quand (chapitre 1, page 35 du tome 1, je spoile donc très peu) le bureau "fait évacuer la population dans un rayon de 500 mètres" pour permettre à un Transparent (Yukio Nishiyama) d'avoir un rapport avec sa petite amie – ou comme quand (chapitre 6) le même Transparent a un terrible mal de ventre (deux épisodes qui pourraient faire croire, à tort, que Transparent n'est qu'une comédie).
Le seul problème du novum à l'oeuvre dans Transparent, qui fonctionne parfaitement par lui-même, c'est que, comme métaphore de l'autisme, il reconduit malgré tout la conception même qu'il entend dénoncer (de ce point de vue, c'est très symptomatique que tous les personnages de Transparent, à l'exception du seul peintre, Ayumu Tanaka, du chapitre 18, tome 3, soient des techniciens ou des scientifiques).
Makoto Sato développe pourtant les problématiques relationnelles induites par son novum, celles qui relèvent du "handicap social" (tome 6, page 132) – voir notamment la très belle scène du tome 6, chapitre 42, où Shiraki découvre qu'il souffre de "syndrome de stress post-traumatique" (page 194), mais aussi les 3 scènes (chapitres 16, 29 et 48) où un Transparent découvre sa nature (ici, contrairement à Nous sommes la poussière, où le diagnostic, comme dans la vraie vie, apporte une forme de libération, cette révélation est souvent mal vécue, du moins dans un premier temps).
Il n'empêche, il manque à son novum l'une des caractéristiques les plus essentielles de l'autisme, celle que Plume [Eva] D. Serves choisit, elle, de mettre en avant dès son incipit.
Ou des êtres humains ?
Quiconque a lu La Différence invisible de Julie Dauchez ou L'Année suspendue de Mélanie Fazi sait que le premier mot qui devrait venir à l'esprit quand on parle d'autisme, c'est "fatigue" – ou "asthénie" si vous êtes snob comme moi.
Dans Transparent, ce mot n'apparaît guère qu'à la page 168 du tome 6, quand un Transparent (Shiraki) est atteint d'un cancer ; mais dans Nous sommes la poussière, la "fatigue chronique" (page 201) est, littéralement, la première compagne d'Elias, dès la page 7, criante de réalisme :
"Je grogne, moins contre les récriminations de mon père que contre l'inertie de mon propre corps qui refuse de se lever. Tous les jours, pareils."
Ici, pas de "génies" ou de "citoyens aux pouvoirs surnaturels" comme dans Transparent (page 7 du tome 2), mais juste une personne "ordinaire", aspirant à une vie simple (un souhait également partagé, ceci dit, par beaucoup de Transparents, qui ne se voient pas du tout comme extraordinaires), voir par exemple cette déclaration d'Elias page 248 :
"Je ne vais pas m'envoler, portée par mon nuage de particules, et faire la planche jusqu'à chez moi. Ce serait bien, mais ma vie n'est pas un comics et je n'ai pas de super pouvoirs. Je suis juste handicapée."
Contrairement à Transparent ("voilà comment partent nos impôts ! vous devriez plutôt enfermer tous les Transparents en asile", page 96 du tome 2), le problème majeur d'Elias n'est pas me semble-t-il la neurophobie, mais juste l'indifférence pure et simple à son état de santé (ce qui se traduit notamment, comme dans la vraie vie, par "l'errance diagnostique" des pages 182 et 260).
Du reste, le "méchant" de Nous sommes la poussière, l'ingénieur anonyme dont j'ai déjà parlé, n'est pas animé par les mêmes intentions mauvaises que le professeur Yamada, il veut juste bien gagner sa vie, sans se soucier des retombées concrètes de son travail, ni des besoins réels des magnétophiles, voir par exemple page 165 :
"Je n'avais pas besoin d'aller vous trouver parce que ma tâche n'a jamais été de vous soigner. Je n'ai pas fait médecine. Le côté humain ne m'a jamais intéressé."
Ici, c'est l'inverse exact de Transparent (et du Rossignol d'Audrey Pleynet donc), à savoir un monde qui (comme le monde réel) ne s'adapte pas le moins du monde aux éventuels handicaps de ses membres, sauf à y être contraint par une action militante (dit autrement, dans Nous sommes la poussière, l'utopie est un aboutissement, pas un point de départ comme dans Transparent, ce qui paradoxalement désorientera les pessimistes comme moi), voir page 247 :
"Je ne peux pas changer qui je suis. La société, elle, peut s'éduquer."
Symptomatiquement, cette différence de conception se traduit par une vision différente de la médecine (j'en ai déjà un peu parlé) ;
– si dans Transparent la thématique de la faillibilité de la technique médicale est bien présente (notamment dans les chapitres 33-34 du tome 5, où trois médecins entrent en jeu, dont le professeur Yamada et un Transparent, Ken'ichi Satomi), la médecine reste vue avant tout comme le moyen de sauver des vies (c'est d'ailleurs ce qui décidera de la vocation du même Satomi dans le chapitre 4 du tome 1) ;
– en revanche, dans Nous sommes la poussière, Plume [Eva] D. Serves rappelle non seulement que la médecine est faillible, car pratiquée par "des humains, avec tous les biais que cela implique" (page 214), mais aussi que le refus du corps médical de se remettre un peu en question pousse les patients vers "des alternatives prétendument plus humaines malgré leurs condamnations pour dérives sectaires" (page 308).
Ceci dit, dans les deux oeuvres se sent la même volonté de donner à voir, par-delà le novum autistique, la vie quotidienne, avec son contingent de joies et de peines, de personnages atypiques – une bonne raison donc d'apprécier la lecture de Transparent ou de Nous sommes la poussière., au-delà des considérations que je viens (longuement) d'exposer.
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