jeudi 13 avril 2023

Les démons de la rage et de la mélancolie

Protocole commotion & Vandales de David Sillanoli


Rendant compte du sixième Novelliste, j'écrivais, au vu de la qualité d'Otto, la nouvelle de David Sillanoli figurant au sommaire de la revue, que Flatland avait bien raison de vouloir publier un recueil de 3 de ses novellas ; sa parution effective et sa lecture (en service de presse) confirment le bien-fondé de cette prophétie.


Protocole commotion : le titre claque, et le contenu tout autant, mais la commotion promise au lecteur ou à la lectrice est avant tout celle de découvrir combien David Sillanoli a gagné en profondeur et en maturité depuis son premier roman court, Vandales, que je chroniquerai ici également, afin de mesurer le chemin parcouru par l'auteur entre 2010 et 2023.


Vandales reprenait peu ou prou le roman noir français là où Boris Vian, sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, l'avait laissé avec Elles se rendent pas compte et On tuera tous les affreux, "des pastiches assumés" (dixit Anne Cadin), qui tempéraient la cruauté et l'érotisme originels de J'irai cracher sur vos tombes et des Morts ont tous la même peau par un humour plus potache que pataphysique, il faut bien le dire.


Prolongeant cette démarche critique, le David Sillanoli de Vandales s'attaquait aux stéréotypes du roman noir avec un humour burlesque (le duo comique formé par Fifi et Lantico, les policiers de Berque toujours en retard d'un chapitre sur la bande de vandales éponymes emmenée par Franck), mais aussi et surtout un surréalisme croissant, culminant dans la scène au Dernier Bar (page 47, "elle plante ses ongles entre ses seins, déchire la peau, la retire entièrement et la laisse flotter dans l'eau rouge").


La mise à nu du polar dans Vandales s'opérant essentiellement au niveau narratif (un personnage ressuscite page 33 ; d'autres font exploser un bar rien qu'en crachant page 43), David Sillanoli laissait délibérément à l'arrière-plan autant les thèmes (l'anthropophagie, voire le parricide, si l'on considère que René Lenfant est le père de Franck) que les personnages (dont le passé est à peine abordé page 9), allant même jusqu'à en baptiser un "l'autre type" (tout comme il y a "l'autre ville").


A l'unisson de ce parti pris de dégraissage extrême, la prose (sonore) de Vandales était, comme celle de Jean-Marc Agrati dans un registre similaire, d'une brièveté confinant au scandale, comme en témoigne l'incipit du premier chapitre, page 5 (notez que la numérotation des chapitres de Vandales est, fort habilement, dupliquée, afin de suivre alternativement Franck et sa bande de filles d'un côté, et le duo Fifi / Lantico de l'autre) :

"Il est dix heures. Franck ramène sa fraise et fout la merde au Café des Sports."


Avec les 3 novellas de Protocole commotion ("Les Nerfs", "Dans le cube", "Bevernaz"), David Sillanoli accomplit en quelque sorte le cheminement inverse de Donald Westlake (suivant Jean-Patrick Manchette) : passer du travail sur le stéréotype au travail dans le stéréotype – autrement dit s'installer, comme le premier Westlake donc, dans le cadre convenu du polar pour mieux le travailler de l'intérieur, et le faire imploser plutôt qu'exploser (comme c'était le cas dans Vandales), lui donnant ainsi un surplus d'humanité.


C'est immédiatement visible dans la prose (tout aussi sonore) de Protocole commotion, qui ne va plus se contenter de décrire les actions des personnages, mais va s'attacher tout autant à leur intériorité qu'au décor qui les entoure, et qui reflète souvent leur état d'esprit (page 190, "tout baignait dans une mousse bleue, lactée, à peine réelle", alors que Bevernaz commence à ne plus savoir où il en est).


Il en résulte un allongement conséquent de la phrase (toujours lisible ceci dit), pour mieux cerner ce qui est en train de se jouer entre le personnage et son entourage (dans Protocole commotion, la démarcation entre les deux est loin d'être aussi évidente que dans Vandales et sa "ligne claire", qui détoure toujours les acteurs et actrices du drame), par exemple page 132 :

"au plus loin que je pouvais voir, à travers le pare-brise comme dans la lunette arrière, les Montagnes s'élevaient comme des remparts, marquaient le terrain, elles dessinaient les parois vertes et noires lardées de pourpre d'un écrin dans lequel je me sentais au sec, au chaud malgré les basses températures et dépression du jeune hiver galopant".


De plus, s'il y a encore, on le voit, des désignations anonymes dans Protocole commotion ("le bourg" de "Dans le cube" ou "le chien" de "Bevernaz", sans parler de ces "Montagnes" donc), contrairement à Vandales (où elles instauraient une distance ironique, on l'a vu), elles servent ici à signifier une proximité, une familiarité du narrateur avec la réalité qu'il désigne ainsi (un quartier où il a toujours vécu, un animal qu'il a l'impression d'avoir connu de tout temps, un décor qui est son seul horizon).


Certes, l'objectif de Protocole commotion est toujours de nous embarquer dans "un ballet de nerf et d'hormones" (page 13), et de nous faire découvrir "le territoire cradingue et déglingué de l'humanité" (page 14) ; mais il s'agit d'accomplir ce louable programme, non pas en exhibant, comme dans Vandales, l'artificialité des stéréotypes, mais bien en les re-naturalisant pour nous montrer, plutôt que des marionnettes, des hommes et des femmes en proie aux doutes – aux "démons de la rage et de la mélancolie" évoqués page 161 (ce n'est pas un hasard si les 2 dernières novellas sont racontées à la première personne).


Prenons, à titre de démonstration, la manière dont David Sillanoli met en scène, dans chacune des 3 novellas, le classique mythe de la femme fatale conduisant délibérément un malheureux à sa perte :

– dans "Les Nerfs" (sorte de relecture du Baise-moi de Virginie Despentes, et de Coralie Trinh-Thi pour le film, voire, de façon totalement différente de Tillie Walden, du Thelma et Louise de Ridley Scott, où la deuxième femme serait remplacée par un ex-taulard sombrant dans la folie), Jana Duboy, "son cul d'enfer et sa mémoire eidétique" (page 14) est si loin de vouloir manipuler Dondon (allusion au Dondog d'Antoine Volodine ?) qu'elle veut même, au début, s'en débarrasser (page 51, "putain, qu'est-ce qui l'a poussée à s'encombrer d'un mec pareil ?") ;

– le héros anonyme enfermé "Dans le cube" d'un local électrique (autre situation inédite dans le polar) a bien, au cours de son cheminement inéluctable vers les ennuis, rencontré une figure de femme fatale manipulatrice ("je me suis laissé baiser la gueule comme un bleu", page 107), mais elle ne joue aucun rôle direct dans son destin final ;

– enfin, la première rencontre de Bevernaz avec sa femme fatale à lui, Sylvie Flanelle, la voit tourner les talons à peine l'a-t-elle aperçu (page 124), et la deuxième rencontre, malgré quelques notations conventionnelles en pareil cas ("elle me regardait en portant tranquillement le verre à ses lèvres, qu'elle avait pulpeuses et bien dessinées", page 164), est tout aussi décevante, Bevernaz se fichant complètement de ce que son interlocutrice a à lui dire.


On l'aura aussi deviné au travers de cette analyse sommaire, aucun des protagonistes masculins de Protocole commotion (ni le Dondon des "Nerfs" ni les narrateurs de "Dans le cube" ou de "Bevernaz") ne peut se vanter d'atteindre au niveau de violence et de désinvolture qui ferait de lui, sinon "un putain de super héros" (page 206), du moins le sosie parfait du Franck de Vandales et de Courir après Ouma Kapal (voire de l'Hervé du Fléau de Pastisville, novella recueillie dans Le Jus de la nuit) – le bad boy ultime (quoique, voir page 45 de Vandales).


Autre aspect intéressant, et primordial dans Protocole commotion (dont il conforte l'aspect social, notamment en introduisant le thème de "la défiguration galopante du paysage", voir page 91) : David Sillanoli ne s'attache pas qu'à la vie dans "la ville glauque et brumeuse, triste et grasse sous la lueur laiteuse des réverbères, incapable de résister aux morsures de ce putain d'hiver" (page 154), non ; il met également en scène, à sa périphérie, les espaces boisés qui l'entourent – et la menacent.


Comme dans un conte de fées (disons Hansel et Gretel), comme aussi dans un récit d'horreur (The Blair Witch Project, mettons), comme enfin dans un certain polar (voir par exemple l'excellent Bondrée d'Andrée Michaud), la forêt représente cette part d'inconnu ou de sauvagerie au coeur de l'homme, que l'espace urbain ne parvient pas totalement à domestiquer (suivant la classique mais critiquable distinction entre nature et culture, voir Tresses de Léo Henry pour un début de déconstruction).


Le symbole de l'articulation entre ces deux zones autant mentales que physiques (les "zones dormantes" dont parle Bevernaz page 151), c'est bien évidemment le chalet, qu'on retrouve autant dans "Les Nerfs" et dans "Bevernaz" que dans Vandales : sans surprise, c'est, physiquement, un lieu interlope, où se réfugient les bandits ou les dealers – et mentalement, un endroit où il vaut mieux ne pas finir.


Si les protagonistes masculins de Protocole commotion finissent aussi facilement par s'égarer dans cet entre-deux, c'est aussi parce qu'ils n'ont pas d'attaches solides, leurs liens familiaux étant lâches ("Les nerfs", "Dans le cube") ou inexistants ("Bevernaz") : aucune ancre n'empêche ces solitaires de dériver dans la mer de la vie, en quelque sorte.


C'est précisément là que réside toute la force des 3 novellas de Protocole commotion, le recueil de la maturité pour David Sillanoli : dans la description, parfois presque clinique (on pense, fugitivement, à L'Etranger de Camus, mais en beaucoup moins froid) de cette lente dissolution d'humains dans leurs destins – autrement dit, dans le renouvellement en profondeur de la machine infernale à l'oeuvre dans tout polar.



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