samedi 7 octobre 2023

La romance du code

L'Affaire Crystal Singer d'Ethan Chatagnier


Distance(s)


Dès le début de L'Affaire Crystal Singer (lu en service de presse), qui s'appelait du reste Singer Distance en version originale, les choses sont claires : comme l'a remarqué avant moi Hilaire Alrune, Ethan Chatagnier va nous parler de distance, et pas seulement au sens mathématique du terme, non ; le roman parle aussi de cette distance qui nous rend désirable ce qui est loin de nous, et nous fait oublier ce qui est tout proche.


(Oui, il y a sans doute là un soupçon de critique sociale, voir l'entretien que l'auteur a accordé à son éditeur français, Gilles Dumay : Ethan Chatagnier y parle notamment de la manière dont la visioconférence "dévalorise chaque communication individuelle".)


Le roman commence en effet ainsi (je cite la version originale, puis la traduction de Michelle Charrier, page 13 ; les deux incipits permettent de se faire une idée de la façon poétique de raconter d'Ethan Chatagnier) :

"As soon as I saw the light off the side of the highway, I felt myself falling in love with this. It was too far from the road to be a town and too high to be a farmhouse. The light was the wrong hue anyway."

"A la seconde où j'ai vu la lumière, un peu à l'écart, j'ai senti que j'en tombais amoureux. Trop loin de la route pour une ville, trop en hauteur pour une ferme. Pas de la bonne couleur, de toute manière."


Comme fait exprès, un peu à la manière dont le Terminus de Tom Sweterlitsch déclinait toutes les figures possibles du double (les deux romans n'ont à part ça rien de comparable), L'Affaire Crystal Singer utilise différentes modalités de la distance, autant dans le fond que dans la forme (pour le dire vite) :

– d'abord, le roman prend de la distance avec l'histoire que nous connaissons, puisque sur la base des observations (bien réelles) de Mars effectuées par Giovanni Schiaparelli et Percival Lowell, l'imaginaire "Flavius Horn, un astronome hollandais, a donc plutôt supervisé en 1894 la gravure de trois traits parallèles dans le désert tunisien" (page 22) et obtenu, en 1896, une réponse des Martiens, engageant ainsi le dialogue à distance avec une autre civilisation, en mode questions / réponses (les Martiens prenant vite le rôle de l'interrogateur) ;

– dans la lignée de cette divergence temporelle (Ethan Chatagnier n'explicite jamais le rapport, mais on peut l'extrapoler facilement en se souvenant des Harvard computers), le roman prend aussi de la distance avec la société que nous connaissons, puisque les femmes en sont venues plus vite à jouer un rôle important dans la recherche scientifique, comme Crystal Singer elle-même, mais aussi l'imaginaire Florence Redgrave citée pages 9 ou 27 (Kirkus et Alex Kasman ont remarqué ce point avant moi, avec parfois un soupçon de critique, injustifiée à mon avis) ;

– comme l'a fort bien noté Feyd Rautha, en application de cette évolution sociétale, le couple formé par Rick Hayworth et Crystal Singer va refléter, à son humble niveau, la relation distanciée que les Terriens entretiennent avec les Martiens (quand le roman commence, en 1960, les Martiens attendent depuis 1933 une réponse à la question mathématique complexe qu'ils ont posé suite à la précédente réponse d'Einstein, une question portant précisément sur la distance) ;

– comme l'a remarqué avant moi Fey Girl, le roman va donc mélanger plusieurs temporalités distantes, celle de la grande histoire passé et celle de la petite histoire présente dans la première partie, puis deux lignes de passé à une ligne de présent dans la deuxième partie, avant de se recentrer très symptomatiquement sur le seul présent dans la troisième et dernière partie (comme le dit Rick page 111, "on se rappelle les choses dans l'ordre qu'on veut") ;

– enfin, un peu comme le Léo Henry de Cent vingt, le roman va surtout prendre ses distances avec les deux principaux genres qu'il mobilise, la romance et l'aventure technologique (j'y reviens tout de suite), pour mieux se concentrer sur la peinture de ses personnages (bien que les deux oeuvres n'ont rien à voir dans leur réalisation, celle d'Emilie Querbalec étant sans doute beaucoup plus protéiforme, on peut penser ici aux Chants de Nüying, en raison du combo uchronie et premier contact).


Quoique Gromovar ait pu convoquer (non sans raison, autant thématiquement que stylistiquement) Le Jeune homme, la mort et le temps de Richard Matheson pour parler de la romance à distance de L'Affaire Crystal Singer, il suffit de comparer les (courtes) scènes de sexe dans les deux romans pour comprendre que CélineDanaé a raison d'affirmer qu'il n'y a pas ici de "romance à tirer les larmes" – même s'il y a beaucoup d'émotions.


Chez Matheson, l'union de Richard et d'Elise est (sans mauvais jeu de mots) le point culminant du roman (page 305-307 du Jeune homme, la mort et le temps donc), exactement comme dans une romance classique, mais en beaucoup plus maîtrisé (c'est tout de même du Matheson, et ce roman vaut clairement mieux qu'Au-delà de nos rêves, beaucoup plus convenu ; il est vrai que Le Jeune homme, la mort et le temps est sous influence assumée de Jack Finney).


Chez Ethan Chatagnier, le couple formé par Rick et Crystal est déjà constitué à l'ouverture du roman, et la scène des pages 36-38 n'est qu'une de leurs habituelles interactions, et pas la plus romantique (page 38, Rick, le narrateur, la qualifie même de "sordide") : on n'est clairement pas dans une romance SF canonique, mais plutôt dans quelque chose qui s'en échappe pour mieux plonger dans l'humain pur et simple.


Technologiade


Selon moi, le soin qu'Ethan Chatagnier apporte à la construction de ses personnages apparaît d'autant plus si l'on examine la façon dont il prend ses distances avec des archétypes bien connus de la science-fiction, plus précisément de l'aventure technologique.


(Je dis "bien connus", mais la description que j'en ferai provient d'un brillant essai hélas non traduit en français, The Seven Beauties of Science Fiction d'Istvan Csicsery-Ronay, un auteur que j'ai déjà eu l'occasion de citer maintes fois ici pour ses théories sur le sense of wonder ; lesdits archétypes sont toutefois bien connus au sens où, même sans en être conscients, nous mesurons tout personnage à l'aune des modèles que nous avons constitués lors de nos précédentes lectures ou visionnages.)


Suivant Istvan Csicsery-Ronay donc (et contrairement à ce qu'affirmait Boris Vian, j'en parlais à propos des Kloetzer), la science-fiction aurait bien une formule narrative qui lui serait propre (plutôt que d'emprunter les formules d'autres genres, comme ici la romance) ; et celle-ci, la technologiade, mettrait en jeu six archétypes (pas forcément humains, vous allez le voir tout de suite), tous dérivés de la robinsonnade à la Defoe :

– le Corps Fertile (Fertile Corpse en VO) est le domaine (souvent au sens physique du terme) sur lequel la plupart des autres personnages vont exercer leurs talents (c'est l'île de Robinson, mais aussi le château hanté dans la version gothique de l'archétype, l'Arrakis d'Herbert, la Matrice de Gibson, la Zone des Strougatski ou la planète Solaris de Lem) ;

– ce domaine est exploité par l'Homme Habile (Handy Man en VO), que les ingénieurs de Verne exemplifient assez bien, mais aussi les savants fous de Wells, ou Dracula dans la version gothique, donc inversée, de l'archétype ;

– pour ce faire, l'Homme Habile dispose d'un Texte-Outil (Tool Text en VO), autrement dit de compétences techniques et de connaissances scientifiques, souvent incarnées dans un outil (la machine à voyager dans le temps de Wells, la console chez Gibson) ou dans un texte proprement dit (un message à décrypter, par exemple) ;

– l'Homme Habile est assisté par un Serf Volontaire (Willing Slave en VO), le Vendredi de Robinson, le Renfield de Dracula, mais aussi le robot tel que conçu par Asimov, et décliné par exemple dans Alien sous le nom de Bishop ;

– pendant que l'Homme Habile exerce ses talents sur le lointain Corps Fertile, sa tendre moitié l'attend patiemment à la maison, du moins dans la version primitive de la robinsonnade (reprise par les Strougatski dans Pique-nique au bord du chemin), car dans la technologiade, la Femme au Foyer (Wife at Home en VO) peut hanter de façon plus concrète le héros, comme dans La Jetée de Marker ou le Solaris de Lem (qui parle tout autant d'incommunicabilité que L'Affaire Crystal Singer, voir la chronique de Gromovar) ;

– enfin, les efforts de l'Homme Habile sont contrariés par le Mage Obscur (Shadow Mage en VO), qui est, pour le dire vite, l'incarnation de la superstition face à la science (ou l'inverse dans le cas du gothique, voir Van Helsing dans Dracula).


Ces six archétypes, Ethan Chatagnier va les reprendre et les distordre, parfois d'une façon déjà pratiquée avant lui, mais pour aboutir à un résultat à mon sens original, et justifiant donc le jugement que Michelle Anne Singler porte sur L'Affaire Crystal Singer (je traduis) : "le roman de science fiction le plus piquant et le plus saisissant de ces derniers temps".


D'abord, le Corps Fertile dans L'Affaire Crystal Singer n'est paradoxalement pas celui d'une planète lointaine, ni même d'un lieu exotique coupé du monde ordinaire (quoique), c'est celui de notre bonne vieille Terre, sur laquelle les scientifiques (et les amateurs) vont tracer leurs messages aux Martiens (avec une référence évidente au land art, qui avant Ethan Chatagnier a fasciné par exemple Ballard ou Ellison, tous deux fans de Robert Smithson), voir par exemple pages 94-95 :

"Du toit du camion, on contemplait mille kilomètres carrés de désert peint."


Ensuite, Crystal Singer, l'Habile Homme d'Ethan Chatagnier présente plusieurs singularités :

– pour commencer, c'est une femme, une caractérisation héritée du cyberpunk (Istvan Csicsery-Ronay cite la Molly Millions de Gibson ou la Trinity des Wachowski, qui toutes deux ne sont pas au centre de l'histoire, contrairement à L'Affaire Crystal Singer) ;

– quoiqu'elle puisse être considérée comme la vraie force motrice du récit (comparez avec Dracula, dans un autre genre), Crystal Singer n'en est pas la narratrice, l'histoire étant contée du point de vue de Rick (c'est, mettons, le point de vue de Robin sur Batman ou, mieux, celui d'un fan sur une chanteuse, singer en anglais ; Ethan Chatagnier n'a évidemment pas choisi ce nom au hasard).


En revanche, Crystal Singer est bien traitée sur le mode wellsien du savant fou, ou plutôt de la neurodivergence, la version contemporaine du mythe – Ethan Chatagnier se souvient peut-être de la schizophrénie de John Forbes Nash, mais Crystal Singer est surtout présentée, sans que cela soit ouvertement affirmé, comme autiste (exactement comme l'Alba des Flibustiers de la mer chimique de Marguerite Imbert, soit dit en passant), voir par exemple ce passage (page 47) sur sa gestuelle :

"L'esprit tournant à plein régime, elle se penchait vers ses interlocuteurs, quels qu'ils soient ; ses mains bougeaient devant son corps."


Bien évidemment, les Textes-Outils de Crystal Singer, ce sont à la fois, côté concret, les messages à graver dans le Corps Fertile et, côté abstrait, toutes les disciplines auxquelles elle s'intéresse (les mathématiques donc, mais aussi la musique ou la cartographie) ; et comme dans une technologiade classique (mais de façon particulièrement réussie), cela va donner lieu à ce qu'Istvan Csicsery-Ronay appelle "la romance du code", autrement dit l'esthétisation des équations, à laquelle Yvan Fauth ou le Maki ont été particulièrement sensibles, non sans raison (c'est sans doute là le vrai genre du roman).


Venons-en au Serf Volontaire et à la Femme au Foyer, qui en est "le contrepoint féminin" suivant Istvan Csicsery-Ronay : l'originalité d'Ethan Chatagnier, c'est qu'il fusionne ces deux archétypes en un seul, pour créer le personnage de Rick, précisément tiraillé (pour le dire vite) entre ces deux fonctions contradictoires, assister Crystal dans ses tentatives ou l'attendre sagement à la maison – ici encore, le roman procède à une inversion intéressante des stéréotypes narratifs de genre, non sans humour, voir par exemple page 54 :

"Dans un partenariat, il faut savoir qui sort la poubelle."


Enfin, L'Affaire Crystal Singer comporte bel et bien un Mage Obscur, qui non seulement use de méthodes fort différentes de celles de Crystal (des analogies dignes de la pensée magique de James Frazer), mais qui en plus, d'après son père, "lui a brisé le coeur" par ses manigances (page 49) : c'est Lucas Holladay, un personnage qui va se révéler beaucoup moins obscur qu'il ne semblait à première vue (je n'en dis pas plus pour ne pas déflorer l'intrigue).


Là encore, cette façon d'estomper le manichéisme primitif d'un dramatis personae est un mécanisme désormais classique dans la culture populaire (voir le Dragon Ball originel d'Akira Toriyama et ses épigones, l'Eiichirô Oda de One Piece ou le Slave In Utero de Tower of God) ; mais l'accumulation de toutes ces distorsions à la trame de l'aventure technologique finit par donner toute sa force au roman d'Ethan Chatagnier.


Dit autrement, en faisant s'effondrer de l'intérieur les archétypes de la technologiade, L'Affaire Crystal Singer génère un trou noir narratif, dans lequel le lecteur ou la lectrice ne peut manquer d'être aspiré.e – oui, tout se passe comme dans ce très beau passage du roman (page 149), que je citerai pour conclure cette (longue) chronique :

"Quand on perd les gens autour desquels on a orbité toute sa vie, une explosion prend place, suivie d'un effondrement dans un puits de gravité, une noirceur qui vous attire toujours plus près."




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