jeudi 29 septembre 2022

Pièges à rêves

Wohlzarénine de Léo Kennel


En publiant Monstrueuse féerie puis L'Angélus des ogres de Laurent Pépin, Flatland a indéniablement prouvé sa capacité à dénicher des textes tout à la fois indescriptibles et indispensables ; cette tendance à explorer les franges de l'imaginaire se confirme avec ce qui est sans nul doute l'OLNI de la rentrée littéraire 2022, Wohlzarénine de Léo Kennel (lu en service de presse).


Ce texte brillant semble d'autant plus fait pour décourager le chroniqueur qu'il contient, page 137, une critique de la critique : "les passages que l'auteur cite, tronqués, sortis de leur contexte, ne servent qu'à prouver ses dires" (ouch! je me sens un peu visé, même si j'essaye toujours, en citant, d'aller dans le sens du texte).


Essayons tout de même (à grand renfort de citations donc) : avec Wohlzarénine, Léo Kennel s'empare d'une structure canonique, l'ouvrage de type "la vie et l'oeuvre", avec en première partie la biographie proprement dite ("Séautograpies") et en deuxième partie l'oeuvre-phare de l'auteur étudié ("Badual Signa ou le narrateur à face d'attroupement") – mais elle s'en empare pour mieux la subvertir, et contester ainsi l'idéologie cachée qu'elle véhicule, pour ne pas dire les clichés (d'ailleurs énumérés en italique page 135).


Sur le plan formel, cette subversion consiste à remplacer la structure narrative choisie (forcément séquentielle) par un dispositif textuel (qui sera lui sériel), donc à "envisager le récit non comme le déroulement linéaire d'une narration allant de scène en scène, mais comme la disposition globale d'instantanés hétérogènes" (comme l'explique Stéphane Lojkine à propos d'Alain Robbe-Grillet dans un article éclairant, malgré son jargon psychanalytique), à la façon du George Perec de W ou le souvenir d'enfance ou de l'Alain Robbe-Grillet des Romanesques donc.


Concrètement, Wohlzarénine commence avec des extraits d'une biographie (au début fort classique) due à un écrivain régional, Marc Desportes ; très vite (page 9), nous découvrons que cette biographie est en fait lue par Sue-Chantal, une auxiliaire de vie "inculte" (page 18) et "sentimentale" (page 135), qui travaille pour le "Département Etablissements Qualifiés Intercommunaux Soutien Ménager Organisation Quotidienne des Tâches Ordinaires et Nutrition" (soit en version abrégée, que Léo Kennel nous laisse le soin de reconstituer, le DEQISMOQTON).


Sue-Chantal travaille pour une cliente, Basiléïa, dont la seule visiteuse est Olmelle Quesnis, une "petite étudiante qui écrit un mémoire" (page 17), plus précisément une thèse sur Basile Wohlzarénine ; des extraits de cette thèse vont venir s'intercaler dans la biographie de Marc Desportes, notamment les en-têtes de parties, qui sont purement et simplement des citations de l'oeuvre (surréaliste) de Wohlzarénine, elle-même faite d'assemblages (pour ne pas dire de collages).


En outre, tous ces extraits sont parfois séparés par des listes nocturnes de fausses pathologies (une "Nomenclature" élaborée par Basiléïa la nuit, d'après la page 20), parmi lesquelles des contrepèteries ("Foître de Gessenheim" page 67), des mots-valises ("Symbolisticisme" page 131) ou des clins d'oeil littéraire ("Osannite d'Ellison" page 79).


Du coup, avant même d'avoir atteint la deuxième partie, et la page 225, on se demande : "était-ce d'ailleurs réellement une histoire ? Les éléments en étaient trop anecdotiques pour un documentaire, trop hasardeux pour résulter de mémoires, trop commentés pour créer une fiction, trop disparates pour former une chronique ou les annales d'un monde existant" ; ce sont les "pièces" d'un "puzzle" (page 200) dont l'image finale "restera à jamais incomplète et rétive à toute entière compréhension" (page 201).


Evidemment, cette incertitude / incomplétude savamment entretenue par le dispositif textuel n'a qu'un seul but : faire émerger ce qui seul compte, l'oeuvre de Wohlzarénine, par un savant mouvement de contamination de la biographie de Desportes par les citations de Quesnis – un mécanisme que n'aurait pas renié Alain Robbe-Grillet ("lorsque la description prend fin, on s'aperçoit qu'elle n'a rien laissé debout derrière elle : elle s'est accomplie dans un double mouvement de création et de gommage", page 160 de Pour un nouveau roman).


On en vient donc tout naturellement à "Badual Signa", qui se présente à première vue comme un fix-up, comparable à Un certain Plume d'Henri Michaux, voire à l'abécédaire "De A à Z dans l'alphabet chocolat" d'Harlan Ellison.


Plus précisément, le grand oeuvre de Wohlzarénine fait alterner une série de 112 fragments (ou d'images au sens de Volodine, voir Ecrivains), dans lesquels le personnage de Badual Signa fait ou non des apparitions ponctuelles, et un récit épistolaire de Déluge contemporain en 42 chapitres, qui fait écho à la thématique aquatique présente dans un certain nombre des 112 fragments.


Ces 112 fragments autonomes, sortes de micro-nouvelles à la Jacques Sternberg ou Marcel Béalu, ont tous été écrits en prenant pour point de départ (pour phrase d'attaque, dirait Gordon Lish) une phrase empruntée à un autre écrivain, dont l'imaginaire est parfois également convoqué (exemple : Mélanie Fazi, page 171, ou Van Vogt, page 219), parfois non (exemple : Thomas Day, page 197).


Léo Kennel se retrouve ainsi, à travers Wohlzarénine, à rendre hommage aux créateurs et créatrices qui l'ont inspirée (et ce n'est pas un hasard, car la lecture n'est que l'envers de l'écriture, et l'écriture est évidemment au coeur même de Wohlzarénine), notamment (pour ne citer que quelques-noms dont l'influence est patente sur l'autrice me semble-t-il) :

– les adeptes du réalisme magique (Jorge Luis Borgès page 196, Alejo Carpentier page 255, Julio Cortazar page 224, Bernard Quiriny page 246) ;

– la constellation du Nouveau Roman (Samuel Beckett page 240, et Michel Butor, avec un clin d'oeil à Marguerite Duras, page 224) ;

– les membre de l'Oulipo (Italo Calvino page 23, Georges Perec page 200, Raymond Queneau page 232) ;

– les maîtres du fragment (Harlan Ellison page 259, Franz Kafka page 60, Henri Michaux page 231, Pascal Quignard page 207, Jacques Sternberg page 254) ;

– le post-exotisme (Antoine Volodine, page 179).


Tous ces "pièges à rêves" (page 179) tissés par l'araignée littéraire qu'est Basile Wohlzarénine visent à capturer son alter ego onirique, Badual Signa, qui est un "parasite de multiple apparence" (page 178), un "cormoran" (page 179, allusion évidente à l'albatros de Baudelaire), un "inquisiteur inconscient" (page 187), un avatar de Jack l'Eventreur (et donc un maître du puzzle, page 201) – mais aussi et surtout la part graphomane de son âme, qu'il rêverait parfois moins envahissante.


En effet, quoi qu'il nous soit présenté d'emblée (page 8, voire aussi page 155) comme le créateur du "postfictisme" et de la "perfiction", donc un croisement entre Antoine Volodine (et son post-exotisme carcéral) et Francis Berthelot (et sa transfiction onirique), Wohlzarénine a "comme un regard rimbaldien sur ce cliché" (page 34), et il se sent, "comme Rimbaud, 'tâché d'horreur mystique'" (page 109) – des comparaisons de surface, mais qui dissimulent une parenté plus profonde, que ni Sue-Grace ni Marc Desportes ne semblent entrevoir.


"Je est un autre", et c'est cet autre qui écrit : tel est au fond le dédoublement rimbaldien au coeur de Wohlzarénine, et c'est lui qui, en dernier ressort, explique non seulement la fable des jumelles des pages 122-123 (due à l'hétéronyme Dylon Noder, quasi-anagramme d'Odilon Redon, peintre et nouvelliste fantastique), mais aussi tous ces textes organisés suivant un principe d'alternance (le récit épistolaire du Déluge en 42 lettres, les 41 paragraphes dus à Pierre Bazman, pages 102-107) ou de collision thématiques (sous la plume de Louise Pleth, entre le mythe de Quetzalcoatl, pages 98-99, et le monde science-fictif du cryptolecteur, page 99-101) et/ou formelles (les "écrits entre prose et poésie, entre essai et article, entre roman et chose vue" dont la prose de James Stephenson fournit un exemple page 116)


Dans W ou le souvenir d'enfance de Perec, le vide autour duquel s'articule le dispositif textuel (qui confrontait souvenirs d'enfance et dystopie fasciste) est celui d'un réel traumatique (la déportation) ; dans les Romanesques, selon Robbe-Grillet lui-même (qui confronte ses souvenirs personnels à une figure d'aventurier sadique), c'est "le manque fondamental qui troue le centre de l'homme", à savoir cette absence d'essence qui lui permet d'inventer librement son existence (page 22 d'Angélique).


Le vide au coeur de Wohlzarénine, que Léo Kennel tente de faire surgir entre les bords des pièces du puzzle, relève semble-t-il de ces deux catégories à la fois ; et si elle parvient si bien à le faire exister, c'est que l'habileté de son dispositif textuel est soutenu par un style admirable, et toujours plaisant à lire, qu'il se cantonne au triste réel ou qu'il plonge au plus profond de la surréalité (deux faces de la même médaille au centre de l'oeuvre) :

– "je ne voyais que mes pieds blancs qui se posaient dans la poussière au bord de la route, l'un après l'autre, indifférents et automatiques" (page 13 et 159) ;

– "les prisonniers mercatiques comptaient et recomptaient les mêmes vertèbres de montagne, roulaient les mêmes bulles d'ombre dans les maisons de fous, qui se cognaient aux quais durant l'hiver électrique" (page 47).


Transfiction post-exotique et poétique, placée sous le triple patronage de Francis Berthelot, Antoine Volodine et Tristan Corbière (voir page 155) ; dispositif textuel orchestrant la collision de textes météoritiques, dans la lignée de Georges Perec et d'Alain Robbe-Grillet ; formidable hommage à l'écriture et à cet autre rimbaldien qui l'autorise, à travers 112 exercices à la Gordon Lish : Wohlzarénine est tout cela, et plus encore – c'est surtout une oeuvre à côté de laquelle il serait vraiment dommage de passer.



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