Débandades de Didier Pemerle
De Charles et moi, l'autre petit recueil publié dans la collection Tangente de Flatland pour la rentrée littéraire 2024, j'écrivais peu ou prou qu'il était sous l'influence tout à la fois de Beckett et Bukowski ; on pourrait dire la même chose des Débandades de Didier Pemerle (nouvelles lues en service de presse), en y ajoutant, pour faire bonne mesure, le nom de Daniel Goossens, Didier Pemerle regardant plus qu'Yves Letort me semble-t-il du côté de Fluide Glacial (mais je me trompe peut-être).
Quoique les 9 nouvelles du recueil semblent situées dans un même futur déliquescent, frappé par un "trafalgar économique mondial" ("Ce cahier sur la table", page 25) qui a notamment conduit les personnages à manger des rats ("Le Jour du nuage", "Ce cahier sur la table") ou des pigeons ("Palimpseste à Bourg-la-Reine") en raison des "pénuries" (page 38, "L'Exploit d'huissier"), on est beaucoup plus dans la parenté d'atmosphère que dans le fix-up pur et dur (contrairement donc à Charles et moi).
Pour le dire en employant un vocabulaire esthétique bien connu, on est plutôt dans la série (déclinaison avec variations d'une même situation ou d'un même archétype, comme, dans un autre genre, chez le Fabrice Schurmans des Délaissés) que dans la séquence (succession de saynètes, mettant en scènes des personnages récurrents dans des situations différentes, comme dans Charles et moi donc).
Rien ne prouve par exemple que le François du "Jour du nuage" soit le même que celui du "Signe de cancer", sinon sur un plan symbolique ; en revanche, autant le Gégé du "Jour du nuage" que le Roger de "Ce cahier sur la table", voire le Gérard de "Palimpseste à Bourg-la-Reine", sont construits sur le même moule, d'où sans doute les prénoms similaires – et le recueil est d'une extrême cohérence, y compris sur le plan thématique, j'y viens.
Si la référence à certaines planches de Daniel Goossens me vient aussi spontanément à l'esprit, c'est en raison de la conjonction de deux thématiques fortes dans ces Débandades, qui ne sont pas que métaphoriques donc :
– l'appariement, à savoir les relations sexuelles plus ou moins dysfonctionnelles, et parfois plus rêvées que vraiment réalisées (notamment entre François et l'auxiliaire dans "Le Jour du nuage" , entre le personnage des "Etoiles filantes" et son invitée, probablement son ex-femme, entre le narrateur de "L'Exploit d'huissier" et Lappo, entre François et Fabienne ou la directrice dans "Le Signe du cancer", entre Alexandre et Emily dans "Palimpseste à Bourg-la-Reine", entre Antoine et la catho dans "Les Urgences à Antony") ;
– la parenté, sous la forme aussi bien des parents âgés chez qui l'on vit et/ou dont il faut s'occuper ("Le Jour du nuage", "Ce cahier sur la table", "L'Exploit d'huissier", "Maternisé", "Les Urgences à Antony") que du fils mort mais toujours présent à l'esprit, un peu comme un fantôme ("Les Etoiles filantes", "L'Exploit d'huissier", "Palimpseste à Bourg-la-Reine" ; je suggère aux amateurs et amatrices d'explications biographiques l'audition de ce podcast de Christian Rosset).
Le terme de "conjonction" n'est pas usurpé, les deux préoccupations convergeant parfois dans l'esprit du personnage principal, comme ici (pages 39-40) dans "L'Exploit d'huissier" (seule nouvelle du recueil avec "Ce cahier sur la table" à être écrite à la première personne, d'où sans doute un affleurement plus visible des intentions de l'auteur) :
"Je remonte à l'étage et j'entre dans la chambre de mon fils. Je défais complètement son lit, je pose le matelas verticalement le long du mur. Je vois entre les lattes du sommier le paquet de préservatifs qu'il m'avait chapardé dix jour avant qu'on le retrouve, un peu décomposé déjà, chez sa mère où il allait un week-end sur deux. J'ouvre le paquet, je compte et recompte les capotes sous blister de quatre comme certains comprimés effervescents ou dispersibles. Je m'endors assis par terre sans m'en apercevoir. Je me réveille à trois heures du matin sur un rêve qui s'évapore aussitôt. On dirait que des oiseaux en volant se heurtent aux meubles et aux murs du rez-de-chaussée. Pour voir, je descends quelques degrés de l'escalier. Mes parents se sont levés, ils jouent à se battre en duel avec les balayettes chinoises en promotion un mois auparavant au Troifoirien du centre."
L'absurdité (quasi-onirique parfois, au point qu'on pense par moments à Kafka) des menues situations où se retrouvent ainsi les personnages culmine parfois dans de véritables pochades (le pays dominé par les "intégraux", comprenez les naturistes, dans "Maternisé", ou les affrontements entre "flics" et "animalistes" dans "Vache décorative") ; mais même dans ces nouvelles les plus mordantes, on reste dans la peinture d'une vie quotidienne qui n'a pas (n'a plus) aucun sens que celui d'une attente interminable de la mort.
Il s'agit bien sûr là d'une interprétation de ma part, étant donné que Didier Pemerle reste fidèle, tout au long du recueil, au mantra énoncé page 9, qui en fait un lointain cousin des écrivains minimalistes (Raymond Carver ou Amy Hempel, idole de Chuck Palahniuk soit dit en passant) :
"Imaginer, bien voir, bien entendre ce qu'on imagine et ne formuler que ce qui est audible et visible en pensée."
C'est ainsi par exemple qu'on ne nous dit jamais qui est l'invitée du personnage des "Etoiles filantes" (à nous de décider que c'est, sans doute, son ex-femme, venue se recueillir sur la tombe de leur fils) ou ce que contient "L'Exploit d'huissier" (sans doute le transfert de la garde des parents), tout simplement parce que ces données n'ont aucune importance pour le protagoniste ; elles ne font rien pour résoudre la distance qu'il y a entre lui et ses actes, dont il est comme dépossédé – et ceux auxquels il assiste n'ont pas davantage de sens (page 102, "Les Urgences à Antony") :
"Le lendemain, en allant aux urgences, dans la rue bordée de squats, Antoine identifie, marchant devant lui, la femme qui l'a à moitié scalpé. Il la suit au-delà de l'ancienne bibliothèque, jusque vers le bois de Verrières. Elle ouvre la porte d'une des nombreuses isbas qui s'y sont construites, se retourne, fixe Antoine et, sans sourire, lui montre les dents. Elle se met les doigts dans la bouche, enlève son dentier, le fait tourner au bout de son bras levé comme pour en montrer tous les aspects, fait une grimace mimant un baiser et referme la porte sur elle."
Ce n'est sans doute pas un hasard si autant de protagonistes de ces nouvelles ('Le Jour du nuage", "Ce cahier sur la table", "L'Exploit d'huissier", "Palimpseste à Bourg-la-Reine", "Maternisé") fument des "joints" ou des "pétards" : plus qu'un marqueur de réalisme urbain, j'y vois un indice de leur abrutissement existentiel, de leur façon de traverser la vacuité de leur vie comme dans un rêve.
Là encore, j'interprète peut-être, mais une chose est sûre : de ces 9 Débandades d'apparence anodine suinte un sentiment aussi insaisissable que le visage décrit pages 29-30 des "Etoiles filantes", et comme lui aussi désespérant – il ne faut pas avoir peur de regarder l'existence en face pour lire du Didier Pemerle, et c'est sans doute la raison pour laquelle, avant ce petit recueil publié par Flatland (dont il faut saluer l'audace), l'auteur était si "discret" (comme le dit Diacritik) malgré sa bonne réception critique dans les années 70-80.
"Il essaie de se rappeler comment elle est est exactement, mais il manque des morceaux. Il se concentre pour savoir lesquels. Il les rassemble et obtient un vide assez désagréable qui lui fait penser à l'instant d'après la mort, la sienne, à la transparence absolue et à la matière seule enfin."
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