samedi 14 octobre 2023

Monde scindé

Les Délaissés de Fabrice Schurmans


Comme David Sillanoli (l'auteur de Protocole commotion), Fabrice Schurmans faisait partie des auteurs et autrices au sommaire du sixième numéro du Novelliste (avec "Le Monde en une ligne", précisément l'une des treize nouvelles des Délaissés, recueil lu dans le cadre d'une opération Masse critique Babélio).


Comme David Sillanoli, Fabrice Schurmans fait aussi partie de ces auteurs plus attachés à une ambiance et à des personnages qu'à un genre stricto sensu (donc déambulant à travers le territoire des transfictions, tel que Francis Berthelot le délimite) – mais ça ne l'empêche pas de relever bel et bien, à sa façon, des littératures de l'imaginaire (ce qu'il revendique d'ailleurs dans cet entretien).


De fait, sous des oripeaux plus discrets que ceux de Tim Burton (ou du Tod Browning de Freaks), Fabrice Schurmans recourt à une semblable esthétique du grotesque carnavalesque, qui se caractérise non par son potentiel comique (comme on le croit trop communément) mais, entre autres, par sa scission du monde en deux moitiés bien distincte – l'ordre et le désordre pour le dire vite, avec une préférence marquée pour le deuxième, bien sûr (je renvoie à l'ouvrage de Schuy R. Weishaar sur les Masters of grotesque pour plus de précisions).


Ce "monde scindé" (page 55) décrit par Fabrice Schulmans comprend donc (je vais inévitablement schématiser, je nuancerai ensuite) :

– d'un côté, "le monde de La Main, de Bullseye, des chirurgiens, des psychologues et des maîtres" (page 20), autrement dit des "détenteurs exclusifs du pouvoir et du savoir" (page 22), un monde qui est aussi "l'Europe des bagnoles et des autoroutes" (page 84), et je ne parle pas des "caméras de l'hypermarché" (page 115) ;

– de l'autre, "les marges" (page 19), souvent emblématisées par des lieux clos (l'internat évoqué dans "L'envers des lettres", la prison de "Lignes de fuite", l'asile d'"Une semaine de folie", l'hôpital de "Ceci n'est pas un crime", l'exploitation agricole de "Pour une poignée de cerises"), mais surtout caractérisés par ses occupants, "les dominés, les battus, les vaincus" (page 100).


Parmi ces "éclopés de la vie" (page 114) chers à Blaise Cendrars (voir "Le Monde en une ligne"), on retrouve sans surprise la plupart des minorités, telles qu'elles peuvent être constituées par des phénomènes aussi divers que :

– la neurodivergence dans "L'envers des lettres" (dyslexie), "Une semaine de folie", "Le Monde en une ligne" (autisme), voire dans "Le mécanisme de la Saint-Valentin" (qui met en scène un distrait), mais aussi en filigrane dans "Pour une poignée de cerise" (avant qu'on ne comprenne qui raconte vraiment l'histoire, j'y reviendrai) ;

– l'immigration dans "Une semaine de folie", "Pour une poignée de cerises", "Variation sur 'Le vagabond'", "Le monde en une ligne", "L'homme qui regardait passer les drames" ;

– la colonisation dans "Ceci n'est pas un crime", "Un pousse-café frappé", "La promesse" ;

– la guerre dans "Toi qui pâlissais au nom de Luca Rios", "Mélodie pour un coup de blues" ;

– l'emprisonnement dans "Lignes de fuite", "Variation sur 'Le vagabond'".


(NB : à la manière du Marlon James de Léopard noir, loup rouge dialoguant avec Tolkien, Fabrice Schurmans introduit subtilement la négritude, au sens d'Aimé Césaire, d'ailleurs cité pages 65 et 90, dans deux récits du dix-neuvième, pour composer :

– une "Variation sur 'Le vagabond'", inspirée comme son titre l'indique du "Vagabond" de Maupassant ;

– "La promesse", une nouvelle inspirée de l'"Arachné" de Marcel Schwob, qui réussit le tour de force d'être aussi excellente que l'originale ; soit dit en passant, l'esthétique de Fabrice Schurmans est proche de celle de Schwob, autant par son amour des "gueux" que par son balancement perpétuel entre terreur et pitié, voir la préface à Coeur double.)


Cette présentation peut paraître manichéenne, mais le recueil est loin de l'être, en raison notamment d'un traitement stylistique qui introduit, au coeur même des textes, des scissions (narratives, temporelles, discursives, pour le dire vite, je vais détailler) qui ne recoupent pas forcément celles entre les deux mondes (et les deux catégories de personnages) susmentionnés.


Pour commencer, Fabrice Schurmans n'adopte pas systématiquement le point de vue des Délaissés :

– ainsi "Un pousse-café frappé" est raconté, à la première personne, par un personnage clairement en position de force (je reste volontairement flou pour ne pas gâcher la chute de la nouvelle) ;

– de même, "Mélodie pour un coup de blues" (nouvelle légère inspirée ce coup-ci de "L'histoire du soldat" de Ramuz, mise en musique par Stravinsky) nous offre parfois le point de vue, à la troisième personne ce coup-ci, du Lieutenant U. Cipher (oui, ça fait Lucifer, vous devinerez sans peine de quel côté il est vu son nom) ;

– "Le Mécanisme de la Saint-Valentin" finit par quitter le point de vue (à la troisième personne) du distrait au centre du récit pour nous montrer littéralement l'envers du décor (avec là encore une chute, dont je ne dirai rien).


Fabrice Schurmans intercale également une troisième catégorie de personnages (donc de points de vue) entre les deux que j'évoquais, une catégorie susceptible de faire (ou non) le lien entre le monde des dominés et celui des dominants, à savoir celle des spectateurs ou spectatrices de l'événement au coeur de la nouvelle (catégorie à quoi il ajoute souvent une esthétique de "tableau", composé comme page 32 par des éléments du décor formant cadre) :

– "Une semaine de folie" est racontée (à la première personne, avec un mélange entre narration pure et extraits de journal intime) par Nellie Bly, pionnière du journalisme d'immersion (je conseille au passage la bande dessinée de Virginie Ollagnier et Carole Maurel pour approfondir le sujet) ;

– "Pour une poignée de cerises" est racontée par un personnage dont nous ne comprendrons pas tout de suite la nature, mais dont la perception singulière du monde et les questions naïves mais pertinentes vont faire tout le sel de l'histoire (page 77 "Qu'est-ce que c'est Dieu ? Ici, ils disent tout le temps Deus. C'est une voix gentille ou méchante ?")

– "Le monde en une ligne" est raconté du point de vue d'un homme (avatar évident de l'auteur) désireux "de débusquer la vérité de l'homme" (page 109) en observant "le tapis tragique du quotidien" (page 114) ;

– enfin, a contrario, "L'homme qui regardait passait les drames", variation ce coup-ci sur la nouvelle "Je parle d'héroïsme" de Romain Gary, suit, à la troisième personne, un philosophe considérant toutes choses "avec la distance du spectateur" (page 123), au risque évident de se faire le complice des violences qu'il observe.


(Histoire de démontrer les différences entre ces diverses figures, notez que l'Antoine Rivière de cette dernière nouvelle ne se pose évidemment pas les mêmes questions que Nellie Bly, page 48 : "Aurais-je dû intervenir au risque de compromettre ma 'couverture' ? Est-il juste de laisser souffrir un seul être afin de dénoncer le système affectant tous les autres ?")


Même quand l'histoire est ouvertement racontée du point de vue d'un des Délaissés éponymes, Fabrice Schurmans introduit une tension dans la narration, en jouant notamment sur les temporalités :

– dans la superbe nouvelle sur "L'envers des lettres", qui ouvre le recueil, une narration à la deuxième personne et au présent (celle de l'adulte engagé dans la remémoration) se superpose à une narration plus classique à la troisième personne et au passé simple (celle de l'enfant), dont elle neutralise le côté potentiellement trop littéraire (j'en parlais à propos du génial Rossignol d'Audrey Pleynet, la narration classique doit être tenue en laisse si l'on veut éviter qu'elle patauge dans tous les clichés) ;

– de façon semblable, le récit de "Ceci n'est pas un crime", fait au présent et au passé composé, bascule soudain au passé simple quand des images du passé de la narratrice (tout aussi traumatisant que celui de "L'envers des lettres", c'est un titre à la Magritte) remontent à la surface ;

– "Pour une poignée de cerises" oppose aussi, quoique de façon moins marquée sans doute, le présent du Portugal au passé composé et à l'imparfait de la France.


Un autre genre de tension, que Fabrice Schurmans utilise en virtuose pour illustrer le discours stéréotypé des dominants quand les dominés l'intériorisent, c'est celle qu'induit l'usage, très flaubertien, du discours indirect libre (plus subtil que le discours direct, que Fabrice Schurmans utilise tout de même dans "Pour une poignée de cerises" et "L'homme qui regardait passer les drames", peut-être en raison précisément de son côté "grossier", donc choquant pour le lecteur ou la lectrice) :

– "L'autre voix perdit sa blancheur. Mère indigne ! Inconsciente ! Elle le regretterait." ("L'envers des lettres", page 17) ;

– "Le patron longea le fleuve tout en devisant sur la beauté du pays, la richesse de sa faune et de sa flore, la gentillesse de ses habitants. Certes, il fallait les éduquer, tout comme il fallait dompter une nature indisciplinée..." ("Ceci n'est pas un crime", page 56) ;


"Existe-t-il un lien entre la grammaire et l'exercice de la violence ?" A cette question, posée page 111, Gilles Deleuze & Félix Guattari répondaient hardiment oui, ajoutant que le rôle premier du langage était celui de mot d'ordre, donc d'instrument servant à asservir.


Si Fabrice Schurmans semble entériner cette analyse, il essaye également, tout au long des Délaissés, de frayer une voie vers une certaine forme de libération (du reste, la tonalité du recueil devient de plus en plus légère au fil des pages, ce qu'en pessimiste invétéré j'ai un peu de mal à accepter – voir aussi ma chronique de Nous sommes la poussière).


Vous l'aurez compris j'espère, sous leur abord discret, ces Délaissés valent le détour ; et vous les quitterez sans doute un peu à la manière de Fernand se séparant de Luca Rios (page 39) :

"Derrière lui, on referma la porte coulissante, celant l'étreinte, les mots échangés, les silences. Et la porte prit la forme d'une parenthèse. Et cette parenthèse s'éloigna, puis disparut au sortir d'une courbe."




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