Clapotille de Laurent Pépin
Rendant compte des deux précédents volets de ce que j'appelle la "trilogie des Monuments" (Monstrueuse féerie et L'Angélus des ogres, qu'il est possible, mais fort dommage, de ne pas avoir lus avant d'aborder Clapotille), j'écrivais notamment qu'un des thèmes majeurs de Laurent Pépin est la façon dont les adultes cabossent leurs enfants (et leurs imaginaires en même temps).
Devenus grands, lesdits enfants, hantés par des Monstres issus de leur passé, tentent de survivre comme ils peuvent dans un monde où "les autorités ont interdit le rêve" (page 27 de Clapotille), jusqu'au jour où, peut-être, ils vont devenir des parents à leur tour, risquant ainsi de cabosser leurs propres enfants, donc de perpétuer le mal dont ils ont jadis été victimes.
C'est ce problème moral classique dont s'empare Clapotille, et ce n'est pas parce que l'enfant en question est largement imaginaire (dessinée dans la neige par le narrateur à partir de l'enfant non née de Lucy) que le problème ne s'en pose pas avec moins d'acuité, au contraire (pages 38-39, avec cette façon, typique de Laurent Pépin, de ramener un conte, ici "Barbe-Bleue", à son caractère horrifique initial) :
"Mais je sais ce que pourraient lui faire les Monstres. Chacun à sa manière. Depuis que je suis leur prisonnier, je les ai identifiés, j'ai étudié leurs croisements, leurs mutations. Je crois même parfois avoir de nouveau ouvert la porte défendue... Et la petite clé ne veut pas se débarrasser du sang sale dont elle est maculée... Je m'enchaîne à la plomberie de la salle de bains ou au bois de mon lit, ces derniers temps."
Plus que jamais, ce monde où évolue l'anti-héros (anonyme) de la "trilogie des Monuments" évoque le Twin Peaks de David Lynch, et ses forces négatives qui s'incarnent en créatures difformes ("l'Homme-bête, le Taxidermiste, le Démuni, le Monstre de la caverne, l'Amour-en-famille", page 84).
Du reste, pour que l'histoire arrive à son terme, il faudra que le narrateur (enquêtant en quelque sorte sur son propre passé) pénètre dans un lieu éminemment symbolique, sa Loge Noire à lui, où son "je" se défait en un "on" (pages 101-102, avec dans le texte original ces italiques que Laurent Pépin utilise pour signaler un "voyage au bout de l'enfance", voir cet entretien) :
"C'était une simple construction polyédrique de pierres massives. Elle était affublée d'une grand-voile et de rondins de bois, en dessous, qui lui permettaient de se déplacer lorsque les vents soufflaient dans le même sens – sinon, elle tournait bêtement en rond sur elle-même. La pancarte, à l'entrée, indiquait : "L'enfance du désert."
C'était à ce moment-là qu'on savait qu'on était arrivé.
Car à l'intérieur de la maison, le temps était suspendu. On le devinait facilement, à cause des froissements imperceptibles dans l'air et du petit rideau de vent agglutiné qu'on avait tout le temps l'impression de pousser devant soi, lorsqu'on partait en exploration de pièce en pièce. Et l'on ne s'en rappelait pas encore, mais au fond, on avait parfaitement conscience qu'il s'agissait d'un pot-pourri des maisons dans lesquelles on avait grandi."
Ainsi que je le présente pour le moment, il semble n'y avoir que du désespoir dans le parcours du narrateur, qui se déploie dans le prélude, les 7 chapitres de la première partie (où Clapotille atteint peu à peu douze ans), puis les chapitres 1-2, 5-6 et 9 de la troisième et dernière partie ; mais la force de Clapotille est précisément d'offrir une autre ligne narrative en contrepoint de ce parcours, dans les 5 chapitres de la deuxième partie, les chapitres 3-4 et 7-8 de la troisième partie, et l'ouverture (au nom éminemment symbolique, bien sûr) qui clôt l'ouvrage.
Dans ces passages où Clapotille elle-même a la parole, ce n'est plus l'horreur à la David Lynch qui règne, mais bel et bien la poésie onirique à la Claude Ponti (voir l'allusion, peut-être involontaire, à Blaise le poussin masqué dans le passage cité ci-dessous, page 57) ou à la Winsor McCay (Little Nemo in Slumberland, et ses épigones, comme la Cuisine de nuit de Maurice Sendak) :
"Je suis endormie en ce moment même. L'un après l'autre, les objets inanimés prennent vie autour de moi. Ils s'ébrouent doucement, chuchotent à voix haute, s'affairant pour le grand voyage. Bébé-Clapiotte, le doudou masqué, finit d'atteler les rênes en peluche au landau, puis saute à l'avant du pousse-poupin. La carriole grince sous son poids."
Ces voyages oniriques ne sont pas qu'une métaphore de l'enfant qui grandit et échappe à ses parents (nourrissant ainsi l'angoisse du narrateur, et donc faisant avancer l'intrigue), ils sont aussi un espoir de jouvence pour l'adulte attaqué par ses Monstres, avec ce renversement paradoxal qui fait de Clapotille le remède au mal de son père (page 64, avec une allusion au "fantôme" de sa mère) :
"Ils sont de plus en plus nombreux, les Monstres. Comme s'ils mutaient constamment ou faisaient des petits. Maman dit que si ça continue, je ne pourrai pas rester vivre avec papa. Le problème, c'est qu'il n'y a rien pour moi, dans le monde des autres. Et je suis la seule à pouvoir le soigner."
Clapotille se retrouve ainsi à soulever un autre problème moral : est-ce normal qu'une fille doive venir si tôt au secours de son père ? Ne vaudrait-il pas mieux, dans ses conditions, de n'être pas née ? Ou du moins, pas tout de suite ?
Laurent Pépin n'esquive pas les réponses (douloureuses) à ces questions, mais il souligne aussi qu'elles ne se posent que pour une seule raison : nous vivons dans un monde où "la pensée filtrée" (pages 40, 90 ou 97) est hégémonique, et où l'interdiction du rêve ne peut être contournée que par des manières de speakeasies oniriques ("le bar-à-rêves clandestin" de la page 43).
Ce n'est pas un hasard si Laurent Pépin parle de "suicide civilisationnel" dans ce même entretien que je citais plus haut, et si sa Clapotille dénonce (pages 67-68) un enfer de l'identique similaire à celui décrit par Byung-Chul Han dans La Société de transparence ou L'Expulsion de l'autre :
"Les autorités disaient que c'était la seule solution. Mais maintenant, il y a les gens qui se cachent. Et ceux qui ne se cachent pas, ce sont tous des gens identiques, avec la même tête. Ils passent sur un trottoir et ils puis ils essaient un peu le trottoir d'en face, au cas où, mais leurs couleurs ne reviennent pas. Sans rêves, il n'y a plus de couleur, plus d'envie, c'est comme ça. Moi, ça me fait plus peur que la folie, toute cette uniformité, parce que c'est comme dans les limbes, quand tout était blanc et que j'étais aveugle. Il n'y a plus de différence entre les personnes, alors on ne les voit plus vraiment, comme si elles n'étaient pas là."
Avec son mélange savamment orchestré entre l'horreur à la David Lynch et la poésie à la Winsor McCay, Clapotille est au final un antidote à l'uniformisation ambiante et un chant d'amour à l'imagination, qui vient conclure en beauté la "trilogie des Monuments", certainement une des pousses les plus singulières qui soient dans le paysage de l'imaginaire francophone.
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