Monstrueuse féerie de Laurent Pépin
Intrigué par la chronique du Chien critique, j'ai fini par me décider à imprimer et lire le service de presse numérique que l'auteur m'avait gentiment adressé, ignorant que je ne lis guère que sur papier...
L'éditeur (évidemment influencé par l'auteur) présente sur son site la novella comme un "conte pour adultes teinté de pataphysique, de psychanalyse, de poésie et d'humour noir", mais cette description ne rend qu'imparfaitement compte du texte, selon moi (comme tout raccourci).
Plutôt que de psychanalyse (une pseudo-science, rappelons-le au passage), Monstrueuse féerie me semble plutôt, en effet, abreuvée d'anti-psychiatrie, en ce que, comme les surréalistes, elle reconnaît aux prétendus fous (les "patients volubiles" ou "Monuments" du texte) un savoir particulier, ici celui de "se tenir debout face aux vivants" (page 14), au moyen de "décompensations poétiques" dignes de Boris Vian (un des trois pataphysiciens convoqués fugacement par le texte, pages 10-11 et 28, avec le Raymond Queneau de Zazie dans le métro, pages 23-24, et surtout l'Eugène Ionesco des nouvelles fantastiques).
En ce sens, Monstrueuse féérie opère, à première vue, une relecture du Nadja d'André Breton (également promoteur du concept d'humour noir) : simplement, ici, le narrateur est un psychologue plutôt qu'un écrivain ; en revanche, son attirance amoureuse pour "une personnalité histrionique" (page 20), qu'il baptise son "Elfe", ressemble fort à celle qu'André Breton a nourri pour Nadja, "un génie libre, quelque chose comme un de ces esprits de l'air que certaines pratiques de magie permettent momentanément de s'attacher, mais qu'il ne saurait être question de soumettre".
C'est précisément là que se noue la divergence avec André Breton (futur chantre du hasard objectif avec L'Amour fou) : le narrateur de Monstrueuse féerie oubliera, lui, qu'il ne faut pas chercher à "emprisonner les Elfes" (pages 18, 27, 38, 53, 64) ; surtout, il ne saura pas profiter de la survenue de son Elfe pour apprendre à "combattre les Monstres" (page 66) qu'il traîne après lui comme son ombre.
"Des Monstres, des Elfes, des Monuments" (page 78, voir aussi page 40) : c'est là tout le bestiaire, la Sainte Trinité pourrait-on dire, qui régit le monde perturbé de Monstrueuse féerie... Finalement, plutôt qu'un conte en bonne et due forme, il s'agirait donc d'un récit à narrateur non fiable, parce que plus attaché à sa réalité intime qu'à la pure réalité factuelle : comme il le dit lui-même (page 78 toujours),"ce ne sont pas des mensonges, ce sont des métaphores" !
De surcroît, le conte qui fait ici irruption dans la réalité, sous forme d'histoires canoniques (le Petit Poucet page 8, Blanche-Neige page 45, mais aussi, page 88, Hansel et Gretel, non nommément cités, mais se déduisant du contexte), ce n'est pas, loin de là, le conte gentillet popularisé par les productions Walt Disney, mais bien le conte atroce des origines, celui de GiamBattista Basile (voire celui des premiers ouvrages des Grimm).
Il en découle, notamment dans les chapitres en flash-back (1, 6, 8, 10, 12, 14), des séquences horrifiques presque aussi inspirées que celles de Their Angelical Understanding de Porpentine Charity Heartscape, avec ce bémol que les méchants (les démunis ou l'amoureux du père) sont parfois un peu convenus, pour ne pas dire caricaturaux (le narrateur en vient par exemple à se réjouir, page 59, de voir le sida emporter le second, qui voulait le violer).
L'horreur se double d'un grotesque inspiré de Rabelais (exactement comme dans les nouvelles de Jean-Marc Agrati), quand le père essaye de transformer son enfant en être-monde, de lui faire adopter, sur le modèle de son grand-père (page 31), "une forme de vie faite uniquement d'entrées et de sorties du corps" (c'est le grotesque carnavalesque que décrit Mikhail Bakhtin, mais l'ouvrage relève tout autant du grotesque selon Geoffrey Galt Harpham, celui qui injecte du mythique dans la réalité).
Evidemment, ce côté extrême de l'oeuvre trahit l'allégeance de l'auteur à la pataphysique, qui est précisément, d'après Jean Baudrillard, "la science imaginaire de notre monde, la science imaginaire de l'excès, des effets excessifs, parodiques, paroxystiques, en particulier de l'excès de vide et d'insignifiance"
Face à tant de monstruosité, le "conte de fées" (page 16) à la Disney que le narrateur essaye de vivre avec son Elfe ne pèse pas bien lourd, et son passé déteint progressivement sur son présent (les chapitres 2, 3, 4, 5, 7, 9, 11, 13, 15, 16), jusqu'à atteindre la saturation totale ("un état d'abrutissement triste" page 63) : on est loin, bien loin, de la relative imperméabilité de Breton face à Nadja...
Au final, le projet de Laurent Pépin est voisin de celui que Francis Berthelot conduit dans le premier pan du Rêve du démiurge : mettre à nu les mécanismes par lesquels les parents vont cabosser l'esprit de leurs enfants (on y retrouve d'ailleurs le même schéma du père veule et de la mère vue comme une mante religieuse) et laisser dans leur esprit une part d'eux, qu'il leur faudra tuer pour grandir (un horcruxe, quoi, l'auteur convoque d'ailleurs explicitement le concept).
En revanche, contrairement à Berthelot, Laurent Pépin mène sa narration au passé composé, en redoublant parfois le sujet de sa phrase d'un pronom (héritage de Louis-Ferdinand Céline, un autre écrivain admiré par l'auteur, voir cet entretien), et il s'en tient à un style plus clinique, mais non dépourvu, à l'occasion, d'un véritable travail sonore (comme Céline là encore).
Un exemple, pris à la page 81 : "les étrangers s'agglutinaient autour des réverbères, dans le coeur de la ville, frêles icarillons exténués collés à un soleil de carton-pâte" avec des allitérations notamment sur les consonnes vélaires (K, G), mais aussi sur les dentales (T, D, N) et les uvulaires (R).
Vous l'aurez compris j'espère, Monstrueuse féerie est de ces textes singuliers qui (malgré leurs petites scories) ne laissent pas insensibles...
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