samedi 17 août 2024

Les enfants de Docteur Lund

Les Employés d'Olga Ravn

L'Expulsion de l'autre de Byung-Chul Han


Amabilité de l'aliénation


A tout seigneur, tout honneur : je n'aurais sans doute pas lu aussi vite ("vite" étant un concept tout relatif pour moi) Les Employés d'Olga Ravn si Feyd Rautha n'avait pas attiré mon attention sur ce court roman, au moyen d'une chronique alléchante pour les raisonneurs dans mon genre.


(Au passage, parler du théâtre de la cruauté d'Artaud à propos de Ravn est d'autant plus pertinent que Baudrillard le considère, page 68 de ses Stratégies fatales, comme le dernier à avoir voulu perpétuer la scène baroque face au déferlement de l'obscénité contemporaine, donc le mystère de l'altérité face à la transparence de l'identique, j'en parlerai un peu ici.)


De fait, peut-être à cause de sa langue extrêmement claire, qui bâtit tout un univers (inhumain) en peu de mots (le six millième vaisseau, l'organisation, les employés, les humains, les ressemblants, la production) pour mieux nous faire sentir ce qui va en briser l'ordre immuable (les objets), le roman d'Olga Ravn se prête facilement à la réflexion (philosophique) – d'où sans doute le statut d'OLNI que lui décerne Stéphanie Chaptal.


Il est d'autant plus tentant de chroniquer Les Employés en parallèle d'un essai de Byung-Chul Han consacré à L'Expulsion de l'autre dans la société moderne que :

– d'une part, l'expérience (angoissante) de l'altérité est précisément au coeur du roman d'Olga Ravn (voir les chroniques de Feyd Rautha ou d'Anne C, mais aussi de Nicolas Winter, pour notamment la comparaison avec le Solaris de Lem) ;

– d'autre part, Byung-Chul Han analyse beaucoup d'oeuvres pour illustrer son propos (notamment Anomalisa de Charlie Kaufman pages 19-22, Fenêtre sur cour d'Hitchcock pages 76-77, Melancholia de Lars von Trier page 78, le 1984 d'Orwell pages 79-80, plusieurs textes de Kafka page 82-86 ou Momo de Michael Ende, l'auteur de l'Histoire sans fin, pages 122-124).


Sur le plan purement formel, Olga Ravn et Byung-Chul Han partagent également une certaine pratique de l'écriture fragmentaire.


La pratique est ouvertement affichée dans Les Employés, puisque le roman se présente comme une série de dépositions, qui nous sont présentées dans un désordre tout relatif :

– comme l'autrice le souligne dans cet entretien, il n'y a pas de bon ordre à reconstituer, contrairement par exemple au Dragon de Thomas Day, d'autant que certaines dépositions manquent, et que l'ordre naturel des dépositions restantes est de plus en plus respecté au cours du récit ;

– en revanche, comme pour les narrats d'Antoine Volodine, il faut établir des liens entre dépositions distantes, par exemple entre les deux faites par l'ordonnateur, 037 page 42 et 127 page 125, ou celles faites par l'ami.e du troisième pilote, 002 page 16 et 113 page 116, ou encore celles de l'humain.e ami.e d'une ressemblante, 058 page 74 et 129 page 127) ;

La pratique est un peu plus souterraine dans L'Expulsion de l'autre, qui comme tous les ouvrages de Byung-Chul Han se présente comme un tournoiement perpétuel de la pensée autour des mêmes thèmes, à charge pour le lecteur ou le lectrice de le remettre dans l'ordre linéaire souhaité (comme pour ma chronique de La Société de transparence, je n'offrirai donc ici qu'un instantané, forcément impartial, d'une pensée toujours en mouvement).


Commençons par un thème central des Employés, l'aliénation (le mot figure notamment dans les chroniques d'Anne C, du Chroniqueur, de Sometimes a Book ou de Tachan, mais il se déduit également des chroniques de Feyd Rautha ou de Hugues Robert, voir plus bas).


Suivant Byung-Chul Han, il est impossible de reconduire, dans notre monde contemporain (basé sur les services plus que sur l'industrie), l'analyse classique de Marx, suivant laquelle l'objet produit par le travailleur le dépossède de sa force de travail (symptomatiquement, quoique travaillant à la production, Les Employés d'Olga Ravn ne produisent d'ailleurs rien stricto sensu, ils ramènent avant tout des artefacts d'une autre planète, La Nouvelle Découverte).


L'aliénation moderne est, au contraire, d'une tout autre sorte, plus sournoise, pour ne pas dire plus aimable (pages 64-65) :

"Nous vivons aujourd'hui dans une ère post-marxiste. En régime néolibéral, l'exploitation n'a plus lieu sous forme d'aliénation et d'autodéréalisation, mais de liberté, d'autoréalisation et d'auto-optimisation. Ici, on ne trouve pas l'autre comme exploiteur qui me force à travailler et m'aliène de moi-même.Je m'exploite au contraire volontairement, dans la croyance que je me réalise. C'est cela, la logique perfide du néolibéralisme. C'est aussi le premier stade de l'euphorie du burn-out. Euphorique, je me précipite dans le travail jusqu'à ce que je m'effondre. Je me réalise à mort. Je m'optimise à mort."


L'analyse vise, entre autres, la façon dont nous fournissons volontairement (et gratuitement) des données personnelles aux géants du net, ces exploiteurs qui n'en sont pas vraiment.


Même si, à première vue, il n'y a rien de tel dans Les Employés (à première vue, car la page 158 parle bien de "données collectées"), l'analyse vaut tout autant pour le travail sur le six millième vaisseau, voir par exemple la déposition 067 (page 78) d'un ressemblant regrettant son manque d'optimisation :

"Il m'arrive de penser que vous êtes faillibles, que c'est vous qui n'allez pas bien, alors je suis en colère contre moi-même et je pense ensuite que c'est moi qui ai tort. Pourquoi ai-je toutes ces pensées si je dois avant tout exécuter une mission technique ? Pourquoi ai-je toutes ces pensées si ma mission est avant toute chose d'augmenter la production ? Dans quelle perspective ces pensées sont-elles productives ? Y a-t-il eu une erreur de mise à jour ? Si c'est le cas, je voudrais que l'on me redémarre."


On pourrait croire que ce type de fidélité aveugle au travail accompli, donc à l'optimisation de soi, est le propre des ressemblants, mais Olga Ravn indique très clairement qu'elle touche également les humains, en nous signalant qu'aux yeux de l'organisation, ces deux catégories se valent.


Exactement comme chez Karel Capek et ses innombrables épigones (Feyd Rautha et Hugues Robert ont donc raison de faire cette référence), le robot (le ressemblant) est une métaphore à peine voilée du prolétaire, et le savant fou qui a créé le premier est aussi d'une certaine façon le père du second (déposition 099 pages 108) :

"Certains ont été créés pour se rencontrer, d'autres ont été créés pour ne rencontrer personne. Vu sous un angle idéal, ici, sur le six millième vaisseau, nous sommes tous les enfants de Docteur Lund."


Clairement donc,, Les Employés d'Olga Ravn vivent donc bien dans cet "enfer de l'identique" (pages 19, 20, 21 de L'Expulsion de l'autre) décrit par Byung-Chul Han, où l'on ne se voit jamais proposer autre chose qu'un reflet de soi-même (la fameuse bulle de filtre d'Eli Pariser, cité page 11), voir par exemple la déposition 021 (page 27 des Employés) :

"Je sais que vous dites que je ne suis pas dans une prison ici, mais les objets m'ont dit le contraire."


Angoisse de l'altérité


L'enfer de l'identique tuant également la narrativité, il n'y aurait pas de roman possible si Olga Ravn n'y introduisait pas un, ou plutôt des, élément(s) perturbateur(s) – Joël Malrieu dirait un phénomène, car exactement comme le Solaris de Lem, Les Employés relève tout autant du fantastique que de la science-fiction.


Ces éléments perturbateurs, ce sont donc les objets, qui ne portent pas seulement ce nom par opposition aux sujets qui n'en sont pas (Anne C ou le Chroniqueur parlent fort bien de cette dialectique) ou par allusion aux oeuvres d'art qui les ont inspirés (celles de Lea Guldditte Hestelund, qui a également donné son nom au Docteur Lund).


De fait, pour Byung-Chul Han, qui a également écrit La Fin des choses, l'expulsion de l'autre s'étend également jusqu'aux objets, remplacés par des informations, et donc privés de leur sens initial (page 67) :

"Le mot "objet" vient du verbe latin "obicere", qui signifier "jeter à la rencontre de", "faire une remontrance" ou "reprocher". L'objet est donc de manière primaire un contre qui se tourne contre moi, qui se jette à ma rencontre, qui se dresse sur mon chemin, qui me contredit, se montre récalcitrant et me résiste. C'est en cela que consiste sa négativité."


Suivant une opposition typique chez Byung-Chul Han, la négativité et la rugosité de tels objets (en voie de disparition, sauf dans le roman d'Olga Ravn donc) sont nécessaires pour contrer, précisément, la positivité et le lisse de notre infernale société contemporaine.


La rencontre avec ces objets peut donc être mal vécue, en ce qu'elle renvoie l'employé.e d'Olga Rav, à sa condition de rouage remplaçable, suivant un mécanisme fantastique classique (déposition 012 page 13) :

"J'ai perçu l'intimité entre eux. Cela m'effraie, j'en éprouve même du dégoût. J'en ai déjà vu beaucoup comme eux. C'est comme si chacun d'entre eux pouvait toujours être les autres. Comme s'ils n'existaient pas vraiment par eux-mêmes, mais seulement en tant que représentations des autres. Il peut toujours y en avoir d'autres, en groupes et en bouquets. Sur les pans des montagnes, ils peuvent ressembler à une sorte d'eczéma."


Exactement comme le Lem de Solaris, Olga Ravn recourt donc à une esthétique du grotesque (notamment basé sur la trypophobie, et appuyé par un travail sur le corps à la Chuck Palahniuk, comme elle l'explique dans cet entretien) pour exprimer l'altérité fondamentale des objets, et la façon dont ils vont bouleverser l'existence des Employés.


Ce bouleversement de la routine (réconfortante mai aliénante) génère donc un certain malaise (fécond), qui n'a rien à voir avec la peur de mal faire son travail – ou comme l'explique Byung-Chul Han à la suite d'Heidegger (page 57 de L'Expulsion de l'autre) :

"Beaucoup sont aujourd'hui affligés d'angoisses diffuses : peur de ne pas être à la hauteur, peur d'échouer, peur d'être décroché, peur de commettre une erreur ou de prendre une mauvaise décision, peur de ne pas satisfaire à ses propres exigences. Cette angoisse s'amplifie par suite d'une comparaison permanente avec d'autres. Elle est une angoisse latérale, par opposition à cette angoisse verticale qui s'éveille face au tout autre, à l'inquiétant, au néant."


Dans Les Employés, la forme première de cette angoisse verticale, née d'une authentique rencontre avec ce que Byung-Chul Han appelle "l'altérité atopique" (page 39), autrement dit échappant radicalement à toute comparaison, ce sont les rêves induits par les objets, dont je citerai quelques exemples (voir aussi les chroniques du Chroniqueur et de Feyd Rautha) :

– "Dans mon rêve, des rameaux et des branches se déploient depuis les gerbes, comme s'ils étaient vivants, et nous essayons de nous sauver, mais ils passent en rampant sous la porte et nous nous réveillons." (déposition 044 page 39) ;

– "Je rêve de traces d'oiseaux dans la neige, et les traces s'élèvent vers moi, et j'ai une étrange sensation, même si je ne dors pas, c'est comme si des cheveux m'effleuraient sans cesse." (déposition 084 page 100).


A travers ces rêves s'exprime également (outre une prémonition de la fin du roman) une nostalgie pour ce que Byung-Chul Han nomme (page 68), à la suite notamment d'Heidegger, "l'ordre terrien", marqué par la "pesanteur" des choses (donc par leur permanence, opposée à la volatilité numérique).


Un tel concept est évidemment à manier avec précautions, vu les dérives (nationalistes) qu'il peut engendrer, mais opposé à "la désincarnation croissante du monde" (page 69), il prend tout son sens, et éclaire indubitablement le roman d'Olga Ravn, voir la déposition 159 page 139 :

"Tous les jours, il y a dans mes mains le besoin de s'enterrer profondément dans la terre, de s'enfouir dans une sécurité qui accueille ma mort et la transforme en la sienne propre."


On s'en doute, pareille réappropriation par Les Employés de leur identité (noyée dans l'enfer de l'identique) par la rencontre avec les objets (extraterrestres) ne pourra que déplaire à l'organisation qui les emploie (pour qui tout conflit est de surcroît une perte de temps, suivant la remarque de Byung-Chul Han page 44 de L'Expulsion de l'autre).


Pour Byung-Chul Han, on peut sortir de l'enfer de l'identique en écoutant autrui, mais la commission qui recueille les dépositions des Employés les écoute-t-elle vraiment comme la Momo de Michael Ende ? ou ne rêve-t-elle que de les ramener dans leur état d'indistinction initial ?


Comme je le disais en commençant cette chronique, le simple fait que Les Employés d'Olga Ravn illustre aussi bien L'Expulson de l'autre de Byung-Chul Han suffit sans doute à expliquer le statut d'OLNI que lui décerne Stéphanie Chaptal ; mais peut-être aussi la singularité de ce petit roman tient-elle, tout simplement, à ce que son autrice est, comme Emilie Querbalec, une adepte de la fiction-panier d'Ursula K. Le Guin (elle l'avoue dans cet entretien).




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