La Société de transparence de Byung-Chul Han
J'ai déjà eu l'occasion de dire, autant en chroniquant Sweet Harmony de Claire North que La Vallée du silicium d'Alain Damasio, combien la pensée de Byung-Chul Han me paraissait pertinente pour rendre compte de notre monde moderne (plus que certaines élaborations théoriques d'Alain Damasio, en tout cas, même si les deux sont pareillement stimulantes pour l'intellect).
La Société de transparence en est la preuve évidente : en 9 chapitres brefs et même pas 100 pages, Byung-Chul Han saisit à merveille l'esprit de l'époque (le Zeitgeist), même s'il s'inspire parfois de théories discutables (il utilise par exemple, page 60, la psychanalyse pour opposer la plasticité de la mémoire au stockage sur disque dur, là où les expériences d'Elizabeth Loftus auraient été largement plus appropriées).
Plus précisément, il s'attache à décrire, à la suite de Richard Sennett ou Carl Schmitt, le "changement de paradigme" (page 7 ou 78) initié par Rousseau (dans la lignée de Platon), changement qui nous a fait passer du "monde du XVIIIe siècle" (page 63 ou 78), articulé autour de "la narrativité" (page 59), de "la distance théâtrale" (page 63) et du "concept aristocratique du secret" (page 17, citation de Schmitt), à notre monde moderne, qui valorise, lui, l'immédiateté, la transparence et l'intimité – non sans effets pervers.
Dans cet intérêt pour le XVIIIe siècle (qu'il partage notamment avec Yves Citton), il n'y a pas me semble-t-il de nostalgie, mais bien l'idée sous-jacente qu'il y a peut-être là un gisement de pratiques "révolutionnaires" ; je vois en tout cas une parenté claire entre les outrances vestimentaires punk (depuis les vestes des New York Dolls jusqu'aux cagoules des Pussy Riot) et les ornements du XVIIIe (pages 78-79) :
"Le monde du XVIIIe siècle était encore un théâtre plein de scènes, de masques et de figures. La mode elle-même était théâtrale. Il n'y avait pas de différence essentielle entre un vêtement de ville et un costume de théâtre. Les masques aussi étaient à la mode. Les gens de la bonne société étaient véritablement amoureux des scènes, ils s'adonnaient aux illusions scéniques. Les coiffures des dames ("poufs") étaient façonnées en scènes qui représentaient ou bien des événements historiques ("pouf à la circonstance") ou bien des sentiments ("pouf au sentiment"). Pour représenter des scènes, on insérait aussi des figures de porcelaine dans les cheveux. On portait sur la tête tout un jardin, ou un navire entier toutes voiles dehors. Femmes et hommes maquillaient de rouge certaines parties de leur visage. Le visage lui-même devenait une scène sur laquelle on présentait certains traits de caractère à l'aide de petits pansements esthétiques comme la "mouche"."
Notez au passage que la représentation (théâtrale) sous-tendue par ce mode d'être n'a strictement rien à voir (c'est même son opposé) avec le spectacle tel que le définit Guy Debord (et tel que le reprend Byung-Chul Han page 53, sous le nom de spectaculum, en l'opposant notamment au punctum de Roland Barthes et à la "blessure" théâtrale qu'il induit dans nos esprits, voir page 49).
En revanche, cette représentation a tout à voir avec la façon dont un signe représente un objet du monde ; comme je le disais en chroniquant La Vallée du silicium, il y a eu, entre le XVIIIe siècle et le nôtre, le passage de ce que Deleuze & Guattari appellerait un "régime de signes" à un autre – tout simplement parce que les gens ne communiquent plus les mêmes choses qu'autrefois.
Plus précisément, aux "signes objectifs" échangés dans un "espace rituel et cérémoniel" autorisant la rencontre avec l'autre (page 66, Peirce dirait des symboles et/ou des icônes) ont succédé des "déictiques" (page 49, Peirce dirait des indices) qui ne représentent pas, mais désignent / exposent les choses, au sein d'"un espace de proximité absolu dans lequel l'extérieur est éliminé" (page 64, Eli Pariser dirait une bulle de filtres, et Alain Damasio, un technococon) :
"Le monde d'aujourd'hui n'est pas un théâtre où l'on représente et où l'on lit des actions et des sentiments, mais un marché sur lequel des intimités sont exposées, vendues et consommées. Le théâtre est un lieu de représentation, alors que le marché est un lieu d'exposition. C'est ainsi que la représentation théâtrale cède aujourd'hui le pas à l'exposition pornographique."
Ce qui est communiqué a également changé : au lieu de proposer une "pensée" (page 56), d'élaborer une "théorie" (page 16), voire de chercher "la vérité" (page 19), toutes opérations qui supposent une prise de distance (et une part de "négativité", afin d'écarter une chose au profit d'une autre, voir aussi les réflexions d'Henri Broch sur le refus de la tolérance) ; au lieu de véhiculer donc ce que l'école de Palo Alto appellerait un contenu, on ne transmet plus qu'une relation (toujours Palo Alto), à savoir des "opinions dénuées d'idéologies" (page 18), de "l'information" (page 57), du "vide" (page 62).
Songez à cette amie qui poste sur un réseau social une photographie du plat qu'elle a choisi dans un restaurant : clairement, cette communication (cette exposition) est de l'ordre de celle d'un chat qui se frotte dans vos jambes quand vous ouvrez la porte du frigo, pour reprendre l'exemple de Gregory Bateson ; elle ne vise qu'à transmettre, "de manière immédiate, tactile et contagieuse" (page 53), un morceau "de présent ponctuel, atomisé" (page 63), analogue à un like ou un mème (et comme tel n'appelant pas de vraie réponse).
En simplifiant ainsi, au nom d'un "discours du coeur et de la vérité" trompeur (page 79), tant le vecteur que l'objet de la communication, "le système de transparence abolit toute négativité pour gagner en vitesse" et en fluidité (page 14) ; mais ce lissage, cette standardisation faite au nom d'une meilleure accessibilité, nous prive en fait de tout réel accès à quelque chose d'autre, donc de toute possibilité de faire "des expériences" (page 67) et donc d'évoluer – elle nous condamne à "un enfer de l'identique" (page 8), étant donné que (page 37) :
"Le tout autre, le nouveau ne prospère que derrière un masque qui le protège du semblable."
Comme le suggère Byung-Chul Han dans une comparaison éclairante (page 59), en privilégiant l'accès immédiat aux choses plutôt que de chercher à les atteindre par "un chemin riche en sémantique" (page 58), autrement dit en préférant la destination au voyage (et l'attribution d'une note plutôt que la chronique argumentée), nous sommes devenus des touristes plutôt que des pèlerins de nos vies – un changement qui concerne même les aspects intimes censément favorisés par cette réorganisation (page 15), mais qui sont en fait amoindris par la pornographie généralisée :
"La société positive est en train de réorganiser entièrement l'âme humaine. Dans le fil de sa positivation, l'amour s'aplatit lui aussi pour n'être plus qu'un arrangement de sentiments agréables et d'excitations sans complexité ni conséquences."
A moins d'un événement extrême (tel que celui décrit dans The Private Eye de Brian K. Vaughan & Marcos Martin), il paraît difficile de voir émerger, dans ces conditions, une prise de conscience collective aboutissant à une redéfinition du paradigme actuel ; Byung-Chul Han ne le dit pas ouvertement, mais cela découle de certaines de ses remarques, où il souligne que certaines choses tenues actuellement pour mauvaises (car négatives) ne le sont pas nécessairement (tout est affaire de proportions), par exemple page 35-36 :
"La transparence est un état de symétrie. La société de transparence s'efforce ainsi d'éliminer toutes les relations asymétriques. Le pouvoir en fait aussi partie. Le pouvoir en soi n'est pas diabolique. Il est dans de nombreux cas productif et créatif. Il génère un espace de liberté et de jeu en vue de la mise en forme politique de la société. Le pouvoir participe aussi, dans une grande mesure, à la production de plaisir."
Le pouvoir ici évoqué a bien sûr à voir avec celui exercé dans une authentique démocratie représentative, telle qu'elle peut s'établir dans "une société reposant sur la confiance" (page 88) ; et sa disparition, loin de signer la victoire de l'idéologie anarchiste, peut au contraire se traduire par une recrudescence du "contrôle" (page 88-89, avec une allusion évidente au fameux texte de Gilles Deleuze) :
"La société de transparence suit précisément la logique de la société de performance. Le sujet performant est dégagé de toute instance de domination extérieure qui le forcerait à travailler et l'exploiterait. Il est le maître et l'entrepreneur de lui-même. Mais la disparition de l'instance de domination ne mène pas à une véritable liberté, ni à une absence de contrainte, car le sujet performant s'exploite lui-même. L'exploitant est en même temps l'exploité. En l'espèce, bourreaux et victimes ne font plus qu'un."
Au final donc, même si Byung-Chul Han signale ça et là, on l'a vu, des pratiques fécondes, en ce qu'elles sont en désaccord total avec l'esprit du temps (la mode punk ou la narration théâtrale), on ressort quelque peu lessivé de La Société de transparence, tant le règne totalitaire du lisse semble voué à durer plus longtemps que le Reich de mille ans – lessivé, mais lucide, et c'est déjà ça.
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