mercredi 13 octobre 2021

Nous mourons et ça n’en finit pas

L'Angélus des ogres de Laurent Pépin


Avant de commencer, signalons que cette novella (qui vous est également recommandée par le Chien critique, wouf) est le deuxième volet, après Monstrueuse féerie (et avant Clapotille, à paraître), de la trilogie des Monstres créée par Laurent Pépin (l'appellation est de moi, je précise ; vous êtes libre de lui préférer celle de "trilogie des Monuments", tout aussi pertinente, voir plus bas).


Certes, L'Angélus des ogres peut être lu (en service de presse dans mon cas) indépendamment de Monstrueuse féerie, mais ce serait dommage de passer à côté de l'entame de la trilogie, ne serait-ce que pour apprécier les échos que Laurent Pépin orchestre savamment entre les deux volumes : par exemple, les chapitres cinq des deux novellas voient tous deux leur narrateur dialoguer avec une figure féminine, au moyen des mêmes tournures de phrase volontairement naïves ("d'accord, disais-je" ou "en me grondant doucement").


Outre l'arrière-plan (anti-)psychiatrique, c'est en effet dans la relation qui se noue entre son narrateur perturbé et une figure féminine bienveillante (différente à chaque volume) que se joue, à l'évidence, l'unité structurelle de la trilogie (que Clapotille ne viendra pas briser, à mon sens, mais je peux me tromper).


Notez, au passage, l'originalité de ce rapport homme-femme en contexte (anti-)psychiatrique : c'est en effet l'exact inverse de celui, plus classique, à l'oeuvre entre les personnages de Nicola et Giorgia dans Nos meilleures années de Marco Tullio Giordana, de Paul et Gloria dans Adoration de Fabrice Du Welz ou entre les bien réels Joseph Berke et Mary Barnes (cette infirmière devenue patiente d'un Centre, puis peintre).


Dans Monstrueuse féerie, la femme potentiellement salvatrice nous était ouvertement présentée comme une Elfe ; ici, Lucy n'est pas tout de suite identifiée pour ce qu'elle est (non, je ne spoilerai pas), mais des indices (notamment les termes "reptiliens" page 41 ou "serpent" page 48) nous suggèrent que sa nature est comparable à celle de la fée Mélusine : si elle doit se cacher à minuit, c'est sans doute pour une raison fort différente de celle de Cendrillon...


Le pouvoir de Lucy (mettre les Monstres en bocal, pour le dire vite) ressemble fort à la façon dont, dans Harry Potter, les souvenirs sont extraits de la tête des mages – autre ressemblance avec Monstrueuse Féerie, qui recourait aux horcruxes pour expliquer la façon dont les parents (ces Voldemort miniatures) s'incrustent dans la tête de leurs enfants (un thème moins présent ici, j'y reviendrai).


En revanche, contrairement à Monstrueuse féerie, la quête personnelle du narrateur va s'entrelacer à une autre lutte, plus générale : celle qui consiste à résister à la montée glaçante de la "pensée filtrée" (pages 6, 8, 12, 26, 28, 60, 66, 95) dans le Centre, et donc à préserver la petite flamme de la "pensée singulière" (pages 7, 54-55, 98) – je n'emploie pas cette métaphore par hasard : le narrateur acquiert dans L'Angelus des ogres un statut quasi-prométhéen, au cours d'un finale magnifique (et laissant entrevoir une suite à ses aventures, Clapotille donc).


Néanmoins, avant d'en arriver là, il lui aura fallu connaître un "internement au Centre" (page 36) dans les quatre premiers chapitres, une "vie commune" (page 36) avec Lucy dans les trois suivants, puis un refus de son destin dans les trois suivants, avant une acceptation dans les quatre derniers – admirez la symétrie dans la construction en quatorze chapitres de la novella.


On le voit, L'Angélus des ogres ne présente pas l'alternance entre chapitres en caractères ordinaires (pour le présent) et chapitre en caractères italiques (pour le passé) qui était en vigueur dans Monstrueuse féerie (normal, Lucy a capturé tous les Monstres, sauf un) ; ici, l'italique est réservé à un fragment de souvenir qui cogne avec insistance à la vitre (pages 34, 38, 53), avant d'être actualisé via l'onirique chapitre 12 (pages 76, 79, 84), où se dévoile un des aspects les plus perturbants du narrateur.


Un exemple de la façon dont ce fil rouge suture l'esprit du narrateur autant que la prose de Laurent Pépin ? "Dans les ténèbres du soir, mes visions me montraient désormais son corps en sang, déchiré en monceaux noirs, dont les Erinyes emportaient les miettes pourrissantes dans leur gueule infernale" (page 40).


Si dérangeantes soient-elles, les pensées du narrateur légitiment d'autant le rôle qu'il finit par accepter, celui de porte-étendard d'une certaine "imagination" (page 8), celle maniée par ces êtres que la société taxe un peu vite de "folie", celle aussi qui est à "l'origine aussi bien des contes que des légendes" (page 99) – comme Michel Foucault, Ronald Laing et Gilles Deleuze avant lui, Laurent Pépin voit dans la folie une source précieuse de poésie, et donc une richesse à préserver plus qu'une maladie à éradiquer.


Du reste, si le narrateur baptise, comme dans Monstrueuse féerie, "Monuments" les patients du Centre, c'est précisément parce qu'ils sont les "archives" (page 96) d'un monde qui les brûle, les oubliés d'une "civilisation sans Histoire" (page 29) – la nôtre, hélas, malgré ses téraoctets de données.


Blanche-Colombe est-elle vraiment la seule à pouvoir affirmer (page 97) "nous mourons, et ça n'en finit pas", ou est-ce là le sort commun de tous les occidentaux victimes de la pensée unique ? Comme le dit si bien le Chien critique, "est ce si grave d'avoir des pensées et des comportements hors normes ? Est ce aux fous de s'adapter à la société, ou à la société d'intégrer une part de folie ?"


Ce plaidoyer pour la neurodiversité était déjà présent en filigrane dans Monstrueuse féerie ; ici, il se précise, pendant que d'autres thèmes (le poids de l'héritage familial) perdent (momentanément ?) en importance : ces légers changements permettent à Laurent Pépin de se renouveler tout en maintenant une continuité avec le premier tome– évitant ainsi habilement les écueils qui guettent tout deuxième volet de trilogie.


Cette novella se lit donc avec autant de plaisir que la première, et elle contribue à installer (durablement ?) l'univers singulier de Laurent Pépin dans nos cervelles – et donc, indirectement, dans le vaste paysage de l'imaginaire francophone.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire