vendredi 4 octobre 2024

Dans l’enfer de la sentience

Emissaire des morts –  Andrea Cort 1 d'Adam-Troy Castro


Sentience


"A présent, une inscription en lettres gothiques décrivait un arc au-dessus de l'entrée – du kiirsch, une langue que je lisais, mais n'avais pas parlée depuis plusieurs années. Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance. En dépit de mon peu de goût pour les oeuvres de fiction, la référence, extraite d'un des rares classiques que je connaissais, m'était familière."


Entre-t-on dans l'oeuvre princeps d'Adam-Troy Castro comme son personnage fétiche, Andrea Cort, dans la pièce où l'attendent les IA-source (pages 551-552) ? Je n'hésiterai pas à répondre par l'affirmative, tant Andrea Cort semble conçue pour nous guider dans l'enfer de la sentience, à l'image donc de Virgile conduisant Dante à travers les tableaux vivants des péchés humains (ce n'est pas un hasard si le Chroniqueur parle de dystopie à propose de l'univers d'Andrea).


Quiconque a comme moi abordé le travail d'Adam-Troy Castro par ces deux brillantes novellas (et pas novellae, j'insiste) que sont La Marche funèbre des marionnettes et Les Fils enchevêtrés des marionnettes ne sera pas surpris de constater que ce premier volume des aventures d'Andrea Cort (lu en service de presse, merci à Gilles Dumay pour le rattrapage) obéit au même principe romanesque : raconter dans un style fluide une histoire passionnante, sans jamais renoncer à "interroger un présent qui n'a pas envie de répondre" (suivant la jolie formule de Gilles Dumay, page 8).


Simplement, là où le diptyque des marionnettes semblait se concentrer sur la thématique de l'art, poussé jusque dans ses retranchements les plus macabres, le premier pan du cycle Andrea Cort prend comme sujet la question du mal en général (non sans aborder son lien avec l'art, voir les vidéos de menace reçues par Andrea Cort dans le roman Emissaire des morts, exactement comme dans un Nancy Drew / Alice Roy) et de son lien avec la sentience en particulier, voir la réflexion d'Andrea pages 221-222 (dans Démons invisibles, la novella fondatrice, située chronologiquement après La Marche funèbre des marionnettes) :

"La pensée pouvait se révéler autant une porte sur le bonheur qu'une source de torture mentale. Toute espèce dotée d'une capacité d'abstraction consacrait une bonne partie de son existence à empiler des idées pour bâtir des structures branlantes et déséquilibrées... certaines plus brillantes que d'autres, certaines complètement idiotes, qui menaçaient toujours de s'écrouler sous leur propre poids. Si la sentience était à l'origine de toute civilisation humaine et extraterrestre, elle portait également en elle une réserve inépuisable de mal et de folie."


Adam-Troy Castro s'aventure donc sur un terrain qu'on aurait pu croire définitivement confisqué par le Dan Simmons d'Hypérion (il lui emprunte d'ailleurs de nombreux motifs, comme l'a remarqué Apophis, sans que cela ne tourne selon moi à la copie, les deux oeuvres ayant des ambiances radicalement différentes, on va le voir) ; et il le fait donc avec, pour guide, une "sorte de Sherlock Holmes de l'espace" (comme le remarque Gilles Dumay page 7).


Evidemment, toute l'originalité d'Adam-Troy Castro gît dans ce "sorte", et la façon dont l'auteur distord le paradigme originel du détective privé en s'inspirant notamment du thriller horrifique à la Thomas Harris (Apophis préfère évoquer Jeff Lindsay, mais c'est la même idée), tout en ne perdant pas de vue les origines (chez Conan Doyle donc).


Voyez par exemple comment Andrea consomme (modernisation oblige) des narcs, comme Holmes de la cocaïne (page 52, dans la novella Avec du sang sur les mains, la première enquête du cycle chronologiquement parlant) :

"Un coup sec sur la peau, et l'effet apaisant immédiat de la drogue submergea ses sens, emportant dans un raz de marée euphorique tout ce qui avait contribué à la rendre malheureuse. Elle ferma les yeux, se satisfaisant de cette échappatoire qui, si elle ne réglait rien, lui permettait au moins de s'accorder une pause."


Repentance


Comme on le devine au vu de ce passage, même si Andrea Cort aime aussi peu l'oisiveté que Holmes (j'y reviendrai), la drogue n'est pas chez elle un dérivatif à l'ennui, mais bien une façon d'alléger un peu son fardeau moral – quelque chose que Holmes ne connaît pas (à part dans l'excellente version de Luc Brunschwig & Cecil, où la drogue lui sert, jeune, à tenir à distance un don envahissant).


Comme le soulignera (page 570) son futur docteur Watson (qu'elle rencontre dans le roman Emissaire des morts, équivalent castrien d'Une étude en rouge donc), ce "fardeau" est tout autant un "trésor" – ou pour le dire de façon moins outrée, quelque chose qui la constitue, et qu'elle n'hésite pas à afficher dans son apparence (page 33, toujours dans la même novella) :

"Ensuite, elle passa encore un peu de temps face au miroir, plaquant sur le côté de son visage l'unique mèche laissée longue de sa coupe au carré. Elle lui balafrait la joue, entre plaisanterie macabre comprise d'elle seule et affirmation publique de douleur."


Chez Thomas Harris, Clarice Starling a été marquée dans son enfance par l'abattage des agneaux de printemps (d'où sa recherche du Silence des agneaux, ce moment où les victimes, sauvées, peuvent enfin cesser de crier) ; chez Adam-Troy Castro, Andrea Cort est tout autant, sinon plus, "une âme blessée" (page 152) par le génocide auquel elle a assisté (et participé) enfant, sous le coup d'une mystérieuse influence qu'elle rêve évidemment d'élucider (son Moriarty, quoi, et non, rien à voir avec le Gritche : le mal n'est pas visible d'entrée comme chez Dan Simmons, il se découvre graduellement, comme toujours dans le polar, spatial ou non, suivant Régis Messac).


Dans les deux cas, les enquêtes policières virent à la quête personnelle, voire à l'initiation pure et simple (à l'envers du monde) ; impossible de ne pas songer aux thrillers post-Thomas Harris quand, à la manière de Clarice Starling face à Hannibal Lecter, Andrea Cort rencontre un prisonnier (plus ou moins) dangereux (Simon Farr dans Avec du sang sur les mains, Emil Sandburg dans Démons invisibles, voire Griff Varrick dans Les Lâches n'ont pas de secret) ou un indicateur imprévisible (les IA-source dans Emissaire des morts) – voir aussi l'affrontement final dans le noir avec un personnage digne de Buffalo Bill (page 674) :

"Une porte venait de s'ouvrir sur la droite dans le couloir qui s'étirait à l'infini, à environ une cinquantaine de mètres de moi. Une lueur s'en échappait, découpant un quartier plus clair dans la pénombre ambiante. Je crus apercevoir une ombre éclipser cet espace relativement lumineux, avant de regagner le royaume de l'inconnu et de l'invisible."


Comme tout détective post-hard boiled (la page 506 me semble faire allusion à une scène d'étranglement du Continental Op chez Dashiell Hammett, ainsi qu'à la façon brutale dont il s'en sort), Andrea Cort est certes une femme d'action, mais elle n'en renonce pas pour autant à la logique, y compris (ici, page 585, non sans humour) à celle qui prévaut dans les whodunit à la Agatha Christie (Gromovar la compare d'ailleurs à Hercule Poirot, non sans raison vu le mécanisme classique à l'oeuvre dans Emissaire des morts ; de son côté, Feyd Rautha préfère relativiser cette référence, qui n'est qu'une parmi d'autres il est vrai) :

"– Savez-vous comment on appelle, dans une enquête pour meurtre, un homme dans votre position qui "oublie" de mentionner sa liaison avec la victime ?

Comment ?

Le principal suspect."


Expérience


Toutefois, la force d'Andrea Cort n'est pas forcément la logique déductive à la Holmes ou Poirot ni même celle, beaucoup plus psychologique, que peuvent manier un Maigret ou un père Brown ; en fait, sa singularité, et celle d'Adam-Troy Castro avec, c'est cette façon de se couler dans un esprit qui lui est radicalement étranger, la plupart du temps une espèce extraterrestre (les Zinns dans Avec du sang sur les mains, les Catarkhiens dans Démons invisibles, les Brachiens dans Emissaire des morts, mais aussi sa collègue homsap Tasha Coombs dans Une défense infaillible, novella à chute, voire, de façon moins marquée, les Caiths dans Les Lâches n'ont pas de secret).


Cette reconstitution de la psyché d'autrui (et la prévision du comportement qui en découle) va souvent de pair avec "un petit tour" (page 552), comprenez une validation empirique, donc une expérience (souvent dangereuse, que ce soit avec les Catarkhiens ou les Brachiens), renouant ainsi avec la chimie et l'hyperactivité de Holmes, mais surtout exploitant pleinement l'aspect science-fictif de l'oeuvre – Andrea Cort est aussi un archétype de savant fou, ce que son futur docteur Watson ne manque pas de souligner (page 601) :

"– Est-ce bien nécessaire ? Ne pouvez-vous pas comprendre les choses à distance ? Par déduction, à partir de ce que vous savez déjà ?

Pas si je veux être sûre."


On le voit, si Andrea Cort emprunte à (presque) tous les courants du polar, elle n'est clairement pas une détective en pantoufles, et son attachement viscéral à l'expérience (scientifique) ressort tout autant quand elle la subit involontairement (Les Lâches n'ont pas de secret) ou qu'elle en impose une alors même que l'affaire est a priori résolue (le dilemme du prisonnier dans Une défense infaillible).


Evidemment, ce motif de l'expérience de pensée se retrouve tout autant au niveau de l'intrigue, plus précisément des diverses espèce extraterrestres imaginées par Adam-Troy Castro, qui sont autant de problèmes moraux (ou quasi, je ne m'étends pas trop pour ne pas spoiler) :

– les Zinns, dont le pacifisme inné explique peut-être l'extinction programmée, dans cette glaçante mais brillante novella qu'est Avec du sang sur les mains ;

– les Caiths, qui punissent le meurtre par, au choix, un supplice ou un traitement neurologique (voisin de ceux à l'oeuvre aussi bien dans l'Orange Mécanique de Burgess ou de Kubrick, bien vu Stéphanie Chaptal, que dans le manga Détenu 042 de Yua Kotegawa, probablement une des mangakas les plus préoccupées par la problématique du mal, justement), dans Les Lâches n'ont pas de secret ;

– les Catarkhiens, sentients mais insensibles à la douleur, dans Démons invisibles (une situation qui m'évoque notamment le débat sur la sentience des insectes);

– les Brachiens, sentients créés (et manipulés ?) par les IA-source, dans Emissaire des morts.


On en revient ainsi à ma présentation initiale d'Andrea Cort comme guide dans les différents cercles de l'enfer : c'est bien en raison de sa lucidité (pour donner un nom commode à cette forme de logique qu'elle maîtrise en propre) qu'Andrea Cort est la mieux placée pour nous amener, par le prisme de différences espèces extraterrestres, à une réflexion (pessimiste) sur notre condition (pages 446-447) :

"Vous voulez que je vous dise pourquoi l'humanité ne s'est jamais laissé entraîner dans un conflit interespèces sérieux ? Parce que ça reviendrait à sortir dîner, alors qu'on a le réfrigérateur plein à la maison. Pourquoi goûter à la cuisine exotique ailleurs, tant que nous n'aurons pas exploré toutes les super méthodes pour nous entretuer ?"


Résilience


Si vous avez prêté attention aux différentes observations (statiques) que viens de faire sur Andrea Cort, vous aurez sans doute compris qu'elle était tout sauf un personnage monolithique, étant donné qu'elle fait en permanence des expériences (donc accumule des connaissances) et qu'elle mène une quête personnelle : comme le souligne Gilles Dumay en introduction à l'ouvrage, Andrea Cort évolue, et de belle manière, au court de ce premier volet du cycle, trouvant par exemple son docteur Watson ou son Moriarty (je l'ai déjà dit).


De façon intéressante, cette évolution a des conséquences physiques, notamment sur un tic (mordiller son pouce en réfléchissant, dont je vous invite à suivre attentivement les occurrences dans l'ouvrage) mais aussi et surtout sur l'acrophobie du personnage, qui la rapproche évidemment du Scottie de Vertigo ou du Flavières de D'entre les morts (le roman de Boileau-Narcejac qui a inspiré le film d'Hitchock).


La différence d'avec le Scottie d'Hitchcock, c'est que l'acrophobie n'est pas la métaphore d'une pulsion trouble du personnage (la nécrophilie, pour le dire aussi crûment que le cinéaste), c'est très classiquement un expression de son désir (refoulé) de mourir, qu'Andrea Cort combat par ce goût de l'action (expérimentale) que j'évoquais plus haut (page 486) :

"Des documents du Corps diplomatique auxquels vous n'avez pas accès vous décrivent comme une personnalité suicidaire, vous auriez même tendance à envisager systématiquement cette solution dès qu'un problème sérieux se présente. Ensuite, votre intelligence prend le dessus et vous trouvez mieux. D'après leur analyse, c'est précisément cette tension permanente entre désir d'autodestruction et instinct de conservation qui serait à l'origine de votre réussite professionnelle."


On pourrait en dire autant, sans doute, de l'humanité toute entière (qui hélas n'évolue pas, elle)... Quoi qu'il en soit, exactement comme dans Vertigo ou D'entre les morts, Andrea Castro va se retrouver, dans Emissaire des morts, au sein d'un environnement (le monde-cylindre Un Un Un) qui va mettre au défi à la fois son acrophobie et son envie de disparaître – un mécanisme narratif classique mais efficace.


Comme le Scottie de Vertigo ou le Flavières de D'entre les morts, Andrea Cort va alors se révéler comme étant beaucoup plus qu'un personnage pris dans une intrigue au cordeau, comme si toutes les forces (émotionnelles mais aussi politiques, la fin d'Emissaire des morts pouvant faire penser à une phrase célèbre de Bakounine) qu'elle avait jusqu'ici réussi à contenir (au cours des novellas) débordaient soudain, révélant la femme derrière la carapace de cynisme et de misanthropie (page 572) :

"Tout ça restait une partie de la chose brisée et agressive que j'étais devenue, mais à ce moment-là, ça ne comptait plus, ça n'était que du bruit."


Je ne l'ai pas encore dit, mais vous l'aurez sans doute remarqué en lisant les différents extraits dont j'ai émaillé cette chronique : Adam-Troy Castro utilise majoritairement la narration à la troisième personne dans les novellas (seule "Une défense infaillible" comprend des passages à la première personne, ceux où intervient Andrea) et la narration à la première personne dans le roman (seul le prologue rêvé d'Emissaire des morts est à la troisième personne) – on peut y voir une volonté de signaler là où vont intervenir les changements majeurs dans la vie d'Andrea (le roman donc).


On l'aura compris je pense, les quatre novellas et le roman Emissaire des morts qui ouvrent la série Andrea Cort sont autant une réussite par eux-mêmes ("un divertissement fin, réfléchi et intelligent" dirait Albédo) qu'une excellente entame de cycle, laissant augurer du meilleur pour la suite (que je compte bien chroniquer prochainement).




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