La Marche funèbre des marionnettes d'Adam-Troy Castro
"Elle danserait jusqu'à mourir, sur ses pieds nus, merveilleusement muets."
Cette simple mais superbe phrase de Colette décrivant Isadora Duncan, pionnière de la danse contemporaine, Adam-Troy Castro aurait légitimement pu la mettre en épigraphe de La Marche funèbre des marionnettes (novella lue en service de presse) – Gromovar a remarqué avant moi que le nom du personnage central du récit n'était pas choisi au hasard, voir page 33 :
"I-sa-do-ra", répéta-t-il lentement, s'arrêtant sur chaque syllabe avant de les graver dans sa mémoire. "Intéressant. Je ne crois pas avoir déjà entendu celui-là. Y a-t-il un complément à ce nom ? Une désignation familiale ou clanique ?"
Si comme le pense Istvan Csicsery-Ronay l'intrigue canonique de la SF est l'aventure technologique (ou technologiade), alors Isadora est bel et bien l'héroïne (tragique) de ce récit, l'Homme (ou plutôt la Femme) Habile qui à l'aide de son Texte-Outil (ses "augmentations", toujours page 33) va parvenir à une réelle compréhension (sinon maîtrise) de ce Corps Fertile qu'est le Ballet vlhani (une sorte de chant du cygne extraterrestre, pour le dire vite et mal).
De ce point de vue-là, exactement comme le narrateur de L'Affaire Crystal Singer, Alex Gordon (non, pas Flash) va devenir le Serf Volontaire d'Isadora, celui qui va l'aider face à cette figure du Mage Obscur qu'incarne Hai Dhiju ; mais il est également, exactement comme dans un récit fantastique suivant Joël Malrieu, un personnage désarmé face à ce phénomène qu'est Isadora – un phénomène qui n'est au fond que le reflet d'une de ses aspirations profondes, énoncée page 10 :
"Toutefois, ayant été si fasciné par le mystère des Vlhanis, j'envisageais sérieusement de consacrer l'ensemble de ma carrière à la découverte de la pierre de Rosette chorégraphique qui permettrait enfin de comprendre leur danse."
J'ai parlé d'archétypes (tragiques, science-fictifs, fantastiques, voire romantiques si l'on suit Gromovar sur l'Ananké) ; mais La Marche funèbre des marionnettes est bien loin de se réduire à la déclinaison de figure connues, d'abord parce dans l'espace narratif restreint qui est le sien (les 116 pages d'une novella), Adam-Troy Castro parvient à particulariser ses personnages, par exemple en donnant des raisons intimes d'agir à Hai Dhiju (page 68) ou en lui conférant une hauteur de vue inattendue (page 69) :
"De temps en temps... il arrive qu'un pauvre type se retrouve avec sur les bras le genre de décision qui détruira sa carrière et fera qu'on maudira son nom pour les cent prochaines années."
Surtout, Adam-Troy Castro s'inscrit dans ce courant anthropologique de la SF qui s'oppose ouvertement à la mentalité impérialiste ayant engendré le genre (suivant Istvan Csicsery-Ronay) et prend pour sujet l'incompréhension culturelle entre espèces, souvent autour de tabous liés au sexe ou à la mort, voire aux deux (La Main gauche de la nuit d'Ursula K. Le Guin est sans doute le plus célèbre de ces textes, mais on pourrait citer le radical "Si tous les hommes étaient frères, me permettrais-tu d'épouser ta soeur ?" de Theodore Sturgeon dans Dangereuses visions ou, côté francophone, "L'Opéra de Shaya" de Sylvie Lainé, paru d'abord dans le recueil éponyme).
Dans ce contexte, l'opposition entre Hai Dhiju et Isadora est aussi celle entre deux façons de voir le monde, d'un côté ce que le Nocher des livres nomme fort justement "une mentalité de colons" et de l'autre ce que l'anthropologie appellerait la recherche participative ; dans le premier cas, le sujet se met à distance de l'autre vu d'emblée comme inférieur, et dans l'autre, il s'en rapproche en le traitant sur un pied d'égalité.
De ce point de vue-là, il est significatif me semble-t-il qu'Isadora arrive à une certaine compréhension des Vlhanis en raison (peut-être) d'une différence (neurologique ?) qui l'isolait d'entrée du reste de l'humanité ; c'est en tout cas comme ça qu'elle explique son rapport au Ballet (page 78) :
"Drec, est-ce que je sais ? Peut-être que c'est juste une bizarrerie en moi qui visualise les choses différemment, quelque chose dans mes facultés de perception qui tient un peu plus du vlhani que de l'humain... et peut-être qu'à cause de ma jeunesse j'étais assez impressionnable pour que le message passe."
Comme l'ont bien vu Allan, Feyd Rautha, François Schnebelen, Nicolas Winter ou Yuyine, l'incompréhension et l'incommunicabilité sont des enjeux majeurs du texte (beaucoup plus que la supposée universalité de l'art, trop mise en avant selon moi par Laird Fumble) ; encore faut-il essayer de comprendre ou de communiquer, or les gens se percevant comme normaux s'en dispensent le plus souvent face aux "anormaux" (ce n'est pas qu'une impression sans fondement, il y a des recherches scientifiques sur le sujet, comme le rappelle par exemple cet article de Steve Silberman).
Autrement dit, c'est en percevant une forme de monstruosité en elle (voire en la créant via ses augmentations) qu'Isadora arrive à naturaliser la "monstruosité visuelle" (dixit Sylvain Bonnet) des Vlhanis, l'enjeu esthétique du texte étant précisément de nous faire finalement ressentir ce grotesque (une des modalités du sense of wonder pour Istvan Csicsery-Ronay) comme autrement qu'étranger ou exotique (ou risible).
De ce point de vue-là, la description faite Alex Gordon page 14-15, bien avant sa rencontre avec Isadora, est révélatrice :
"Les Vlhanis ont été comparés à des araignées géantes, surtout par des gens au vocabulaire sous influence terrestre. Je suppose que ce n'est pas si loin de la vérité, pour qui est prêt à se satisfaire d'une description les privant de toutes les caractéristiques qui les rendent uniques. A titre personnel, je préfère les considérer comme des marionnettes. Imaginez une sphère noir brillant d'environ un mètre de diamètre, si lisse qu'elle paraît métallique, si parfaite qu'on la dirait sortie d'une usine de production. Seule concession aux nécessités biologiques délicates de l'ingestion, de l'élimination, de la copulation et de la procréation : une série de fentes presque invisibles le long d'un côté. Voilà pour la tête. Maintenant figurez-vous un nombre de tentacules noir luisant, entre huit et vingt-quatre, attachés à différents endroits autour de cette tête. Ce sont les fouets du Vlhani, qui peuvent mesurer jusqu'à trente mètres, et qui, tant pour leur dextérité que leur polyvalence, font honte au piètre pouce opposable de l'humanité."
On voit très bien comment Alex Gordon essaie de ramener l'anatomie Vlhanie à des concepts qui lui sont familiers, tout en reconnaissant les limites de l'analogie (donc son incompréhension fondamentale) ; impossible par ailleurs de ne pas penser aux tripodes de La Guerre des mondes – d'autant que le style épuré d'Adam-Troy Castro (avec son passé simple et son "tempo de bossa-nova", dixit Noé Gaillard) rappelle fortement celui de Wells.
Puisque je parle de guerre : j'ai beaucoup insisté sur l'aspect subtil et réflexif de la novella, mais que la lectrice ou le lecteur en quête de sensations fortes se rassure : La Marche funèbre des marionnettes est riche en événements tragiques, même si la courbe de l'histoire n'a rien d'hollywoodien (grosso modo, trois parties de cinq chapitres, celle du milieu étant en intérieur plutôt qu'en extérieur comme les deux autres, d'où un certain ralentissement de l'action, pour se concentrer sur les enjeux de l'histoire).
Il y a également, sinon une romance en bonne et due forme (pour cela, il faut regarder du côté de Kid Wolf et Kraken Boy, voir la chronique suivante), des sentiments restant largement informulés entre Alex Gordon et Isadora (donc bien loin de se résumer à un bête "coup de foudre", contrairement à ce que laisse entendre Jean-Yves) ; un passage comme celui-ci (page 74) le montre fort bien :
"Les yeux clos, les genoux ramenés contre le ventre, les mains serrées fort à côté du menton, elle ressemblait surtout à une gamine rêvant de royaumes magiques n'existant que dans sa tête. Les tatouages sur ses joues auraient pu être les peintures de guerre imaginaires d'un jeu d'enfant.. Cette vision réveilla quelque chose en moi, une émotion indéfinissable."
Une émotion indéfinissable, c'est bien ce que provoque en nous la lecture de La Marche funèbre des marionnettes, probablement une des oeuvres les plus subtiles (donc des plus réussies) de la collection Une-Heure Lumière.
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