vendredi 11 octobre 2024

Monstruosité mutuelle

La Montagne dans la mer de Ray Nayler


Bête / Homme / Ange


Horizontal / vertical : deux mots suffiraient à résumer le kung-fu d'après l'Ip Man incarné par Tony Leung dans le film The Grandmaster de Wong Kar-Wai (vertical pour la victoire et horizontal pour la défaite, même si le film exploite surtout la différence entre linéaire et circulaire, Ip Man qui va de l'avant et Gong Er, jouée par Zhang Ziyi, qui reste prisonnière de son passé).


Et si la même paire de mots, avec un sens tout différent nous le verrons (quasiment inversé en fait), suffisait à résumer la science-fiction ambitieuse promue dans La Montagne dans la mer (roman lu en service de presse) par ce grand maître qu'est Ray Nayler (déjà remarqué chez nous pour son excellent recueil Protectorats) ?


Vertical / horizontal, c'est aussi en effet hiérarchique / rhizomatique, une opposition bien connue des lecteurs et lectrices de Deleuze & Guattari, mais aussi visiblement de la doctoresse Ha Nguyen, l'une des protagonistes de La Montagne dans la mer, voir sa réflexion page 210-211 :

"Une des choses les plus étonnantes, chez la pieuvre, c'est qu'une bonne part de sa curiosité réside en fait dans ses tentacules. Il s'agit d'un animal qui, la plupart du temps, n'utilise pas un contrôle hiérarchique : un esprit qui navigue dans la mer et qui est essentiellement constitué d'un ensemble de bras d'exploration contrôlés incidemment et irrégulièrement par une intelligence "centrale". Même notre façon de penser au centre et à la périphérie est incorrecte quand nous les appliquons ici. Nous employons simplement nos propres métaphores, mais le fait de se trouver dans ce système serait complètement différent. Ce serait une manière très différente d'appartenir au monde."


Une manière différente d'appartenir au monde (qui commence déjà par reconnaître que "nous ne sommes pas au-dessus de lui", dans une relation verticale, mais "impliqués" dans lui, de façon horizontale, d'après une autre réflexion de Ha page 342, dans la lignée de Spinoza), c'est précisément ce que nous propose La Montagne dans la mer, remplissant ainsi parfaitement le rôle de dépaysement propre à la SF (et à l'art en général d'après Victor Chklovski).


Dans la ligne narrative "centrale" (27 chapitres sur 49 en comptant l'épilogue, 2, 3, 4, 6, 8, 10, 11, 14, 16, 18, 19, 21, 23, 26, 28, 29, 31, 33, 35, 36, 38, 39, 41, 43, 46, 47, 48), cela passe donc par un récit de premier contact à la Ted Chiang (d'après Locus ou The Guardian), mais situé, pour une fois, sur Terre plutôt que sur une autre planète.


La Montagne dans la mer peut donc faire penser aux Furtifs d'Alain Damasio, à cette différence près que le roman de Ray Nayler ne s'affranchit pas de la rigueur scientifique (tout reste plausible, c'est de la hard SF si vous voulez), et que les implications politiques de son récit sont plus suggérées que frontalement mis en scène (c'est visiblement dans son prochain roman que Ray Nayler explorera ce dernier point).


Plutôt que sur les dauphins, que j'évoquais dans ma chronique consacrée à Vision aveugle de Peter Watts (dont Ray Nayler se souvient certainement, comparez les personnages d'Amanda Bates et d'Altantsetseg), La Montagne dans la mer se concentre sur les pieuvres, animal maltraité s'il en est dans nos imaginaires (depuis Les Travailleurs de la mer de Victor Hugo et les Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne, sans parler du fameux Rêve de la femme du pêcheur d'Hokusai).


Avant que Ha ne parvienne à identifier une pieuvre se singularisant des autres (baptisée le Chanteforme page 232), les spécimens qu'elle observe sont d'ailleurs clairement auréolées de ce type de crainte que peut inspirer la bestialité en général et les octopodes en particulier (page 125, notez la comparaison avec le vampire de Murnau) :

"L'animal apparut.

La pieuvre se dressait sur la pointe de ses tentacules. Comme dans la vidéo précédente, elle avait pris la pose "Nosferatu" – cabrée, son manteau rabattu sur sa tête, les bras écartés. Une posture de menace. Et comme avant, le céphalopode, au moins aussi grand qu'un être humain, était presque blafard."


Dans sa quête d'un premier contact avec ces bêtes, Ha est secondée par un être artificiel aux capacités hors norme (s'il ne calcule pas plus vite que nous, il n'oublie rien en revanche, un peu comme le Funès de Borgès) créé par l'autre grande figure de scientifique de l'histoire, la doctoresse Arnkatla Minervudottir-Chan (comparée au Moreau de Wells page 255 et au Frankenstein de Shelley page 360) ; le fait d'avoir ainsi été conçu par une humaine ne l'empêche pas d'être vu par Ha comme une manière d'ange (page 269) :

"Le corps nu et cuivré de l'androïde sortit de l'eau. Trempé, luisant dans les rayons des drones qui dansaient dans l'air autour de lui, il semblait émettre sa propre lumière.

Il ne portait aucun appareil respiratoire ; il n'en avait pas besoin. Il tirait une sorte de filet de pêche dans une main. Non, pas un filet de pêche, plutôt un attribut, un objet sanctifié. Au milieu des drones qui dansaient, son filet sacré à la main, exhibant son corps asexué, élancé, aux proportions exagérées comme celles d'une ancienne idole sculptée dans l'ambre, Evrim avait quelque chose de... divin."


A première vue donc, le Chanteforme, Ha Nguyen et Evrim fonctionnent comme des avatars de la célèbre hiérarchie bête / homme / ange promue notamment par Pascal (que Gromovar cite aussi à propos de ce roman, mais pour une autre raison) – une hiérarchie parfois utilisée dans la SF contemporaine (Echopraxie de Peter Watts si vous suivez mon analyse) pour rappeler à l'humanité sa juste place dans le monde et la dissuader de verser dans l'hubris (la bête noire de la SF contemporaine selon moi).


Rappelez-vous pourtant : vertical / horizontal – et comme l'ennemi de Ray Nayler est plus l'indifférence que l'hubris, une bonne partie de son travail (et de celui de Ha) consiste à aplatir cette hiérarchie, de façon à établir des connexions (horizontales) entre des êtres a priori situés à des étages distincts de l'évolution – voir par exemple cette réflexion de Ha page 172 :

"Je n'arrête pas de m'interroger : Comment surmonter tout ça ? Cette... monstruosité mutuelle ? Nous sommes des monstres pour les pieuvres : nous les chassons, nous les détruisons, nous tuons leurs proches et nous déversons des déchets dans leur monde. Et ils sont des monstres pour nous : à cause de leurs motivations inexplicables, de leur esprit qui nous est totalement étranger."


Maître / Esclave


La réponse à cette question posée par Ha passe autant, bien sûr, par la prise de conscience des hiérarchies (verticales) indûment introduites dans nos vies, que par la découverte des connexions (horizontales) masquées par ces mêmes hiérarchies – autrement dit de points communs, d'endroits où nos diverses visions du monde s'interpénètrent, autorisant ainsi une vraie communication (page 352) :

"L'oeil est un organe commun aux pieuvres et aux humains. En conséquence, il pourrait produire une métaphore commune, ou un ensemble de métaphores communes."


De ce point de vue, la comparaison avec les deux autres lignes narrative est instructive (tout autant d'ailleurs que la façon dont elles s'articulent entre elles, dans le chapitre 46 ; je n'en dirai pas plus pour ne pas spoiler, tout en attirant votre attention sur les décalages de durée : la ligne "centrale" ne s'étend pas sur plus de 10 jours, là où les deux lignes "périphériques", surtout celle d'Eiko, durent sur des semaines voire des mois).


Dans la première ligne "périphérique" (11 chapitres sur 49 si l'on adjoint aux 8 chapitres mettant en scène Rustem – 5, 17, 22, 25, 30, 34, 42, 44 – ceux où l'on voit évoluer la femme à l'abglanz, 1 et 13, ou l'homme à la veste de velours, 37), nous suivons un hacker (Rustem donc, connu sous le nom de Bakounine dans le métier) chargé par une mystérieuse commanditaire (la femme à l'abglanz, avatar de la Molly Millions de William Gibson) de pirater une intelligence artificielle (dont nous comprenons vite le lien avec la ligne "centrale") – petit extrait du palmarès de Rustem (page 45) :

"Il y a un an, au Qatar, quelqu'un a ordonné au robot de maintenance d'un gratte-ciel de pousser un homme d'affaires iranien par-dessus la rambarde de l'escalier pour qu'il s'écrase sur le sol de porphyre, trente mètres plus bas."


Dans la deuxième ligne périphérique (11 chapitres sur 49, 7, 9, 12, 15, 20, 24, 27, 32, 40, 45 et l'épilogue), nous suivons un programmeur, Eiko, enrôlé de force sur un navire de pêche, que dirige une IA surnommée Wolf Larsen par ses esclaves humains (l'un d'eux étant originaire de l'île qui sert de décor à la ligne "centrale") – page 106 :

"Il n'aurait jamais pensé au Loup des mers en tant qu'elle. Mais en anglais, il se le rappelait maintenant de ses leçons de lycée, tous les navires sont traditionnellement des elles. Eiko imaginait l'esprit cruel qui se cachait derrière la lourde porte blindée de la timonerie comme un ça. Une force. Une chose."


Dans chacune des trois lignes narratives, nous pouvons donc observer une relation (verticale) de type maître / esclave (Istvan Csicsery-Ronay dirait Homme Habile / Serf Volontaire, deux archétypes majeurs de la technologiade, l'intrigue canonique de la SF) entre plusieurs personnages, principaux ou secondaires, humains ou artificiels (je reste volontiers vague pour ne pas spoiler certains développements majeurs de l'intrigue) :

– la doctoresse Ha Nguyen contacte régulièrement son ami Kamran, qui l'aide à mettre en forme ses idées ;

– l'ombre de la doctoresse Arnkatla Minervudottir-Chan, sa créatrice, plane sur les moindres actions d'Evrim ;

– Altantsetseg commande, via une cuve ou des gants de contrôle, à une armée de drones ;

– Rustem est un hacker spécialisé dans la prise de contrôle d'intelligences artificielles (et leur usage à des fins répréhensibles, on l'a vu) ;

– la femme à l'abglanz, sa commanditaire, utilise à l'occasion un drone ayant la forme d'une mouche ;

– Aynur, une connaissance de Rustem, est l'heureuse propriétaire d'un point-cinq, Altyn, une sorte de compagne virtuelle ;

– l'IA Wolf Larsen dispose à sa guise des vies de ses esclaves, Eiko en tête.


On le voit, tous les personnages (à part le Chanteforme ?) sont avant tout engagés dans une relation verticale de domination (généralement sur un esclave technique) ; symptomatiquement, tous ceux d'entre les maîtres qui ne seront pas capables de la remettre en question d'une manière ou d'une autre (et de s'ouvrir aux relations horizontales) connaîtront une fin peu enviable.


Comme dans Les Chants de Nüying d'Emilie Querbalec (auquel le recueil Protectorats faisait déjà penser) et avec me semble-t-il la même volonté de pratiquer la fiction-panier à la Ursula K. Le Guin, ces remises en question de soi et de son rapport aux autres passeront autant, sinon plus, par des manières d'épiphanies que par des événements dramatiques (même si La Montagne dans la mer comprend son lot d'action) – voir par exemple ce qu'il arrive à Rustem pages 355-356 :

"Il retrouvait la clarté presque douloureuse de son enfance. Quelques jours plus tôt, il se trouvait dans un tram bondé. Une jeune femme s'était assise à côté de lui, sur le bord de son manteau. En rectifiant sa position pour se dégager, tandis qu'elle s'excusait, il l'avait regardée et s'était rendu compte, à cet instant, que tous les autres passagers du tram étaient vivants. Tous. Vivants comme lui. Tous vivaient des existences aussi précieuses pour eux que la sienne l'était pour lui. Avec des soucis, des objectifs et des rapports sociaux aussi importants que les siens. A ce moment-là, il avait éprouvé un merveilleux sentiment d'appartenance."


Ce genre de passages fait irrésistiblement songer au célèbre slogan de Donna Haraway, "made kins, not babies" (faites des proches et pas des bébés, donc générez du lien plutôt qu'engendrer, donc privilégiez l'horizontal au vertical) ; de fait, en nous invitant à reconsidérer notre soi-disant mainmise sur la nature pour nous placer au même niveau que des pieuvres intelligentes, Ray Nayler s'inscrit clairement dans ce que Katia Schwerzmann appelle le posthumanisme critique, et qu'elle oppose au transhumanisme.


J'en parlais déjà à propos de L'Automate de Nuremberg de Thomas Day (dont l'interrogation sur la hiérarchie entre corps / esprit / âme rejoint celles de Ray Nayler dans La Montagne dans la mer), on confond trop souvent en France ces deux derniers termes, alors qu'ils procèdent de visions opposées de l'homme : le transhumanisme entend perpétuer l'anthropocentrisme hérité des Lumières et la supériorité (verticale) de l'homme sur la nature, là où le posthumanisme critique espère replacer l'homme au coeur d'interactions (horizontales) avec d'autres êtres vivants (Ray Nayler revendique d'ailleurs cette filiation page 428, dans l'entretien qu'il a accordé à Feyd Rautha).


Le personnage de Ha Nguyen résume parfaitement le but avoué de ce posthumanisme (page 206, dans son ouvrage Comment pensent les océans, dont des extraits parsèment le roman, en concurrence avec l'essai, plutôt transhumaniste lui, Fabriquer des esprits d'Arnkatla Minervudottir-Chan) :

"Nous avons finalement fait les premiers pas vers une véritable observation de la vie – non pas à distance, comme des maîtres, mais comme des camarades, en y reconnaissant une part de nous-mêmes."


Vertical / horizontal, vous pouvez trouver tirée par les cheveux ma recension de La Montagne dans la mer sous cet angle, mais une chose est sûre : si vous commencez la lecture du roman debout, à la verticale, vous la finirez certainement, comme Frasier Armitage, à l'horizontale, renversé.e par la maestria narrative de ce grand maître de la SF qu'est Ray Nayler.




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