Le Dieu-fauve de [Fabien] Vehlmann & Roger [Ibanez Ugena]
"Tu sais ce que disent les chants sacrés, à propos de la peine des humains ?
Qu'aux yeux des dieux, nos souffrances scintillent et brillent de mille feux, pareille aux étoiles... et que cela participe à la beauté de l'univers."
Cette déclaration du personnage d'Ocre-Brune, à la fin du Dieu-fauve (page 99),sonne comme une déclaration d'intention de ses auteurs, surtout quand on la met en relation avec ce "vertige" que ressent le personnage éponyme à contempler le ciel étoilé (page 13 ou 110) – oui, je vais encore vous parler du sentiment de sublime propre aux genres de l'imaginaire (ici la dark fantasy post-Howard) et de la façon dont il peut (ou non) servir de contrepoids à l'hubris humaine (soit dit en passant, la philosophe Mathilde Ramadier soutient la même chose dans un récent essai).
Ceci dit, l'onomastique nous annonçait déjà ce qu'il allait se passer dans Le Dieu-fauve, et particulièrement les noms de lieux ; ainsi, page 29, nous apprenions tout à la fois :
– que l'histoire prend place dans les îles Fomorii, un nom évoquant les Géants de la Mer celtes, apparus après le Déluge, donc symbolisant la puissance de la nature (et appelant par contre-coup l'humanité à plus d'humilité) ;
– que la capitale impériale se nomme Alti-Antea, un nom que je ne peux m'empêcher d'interpréter comme alter-Antinea (c'est dire si Le Dieu-fauve va renoncer à cette exotisme facile qui était celui de L'Atlantide de Pierre Benoit).
De fait, on serait plutôt dans ce que j'appelais, à propos de L'Automate de Nuremberg de Thomas Day, le contre-exotisme : si les personnages ont tous des traits africains (rehaussés par une mise en couleurs à base d'orange et de gris), alors que des noms comme Fomorii, Cyclades ou Anéatolie font plutôt celtes, grecs ou turcs, ce n'est certes pas par facilité, mais pour suggérer que l'histoire a lieu aux premiers temps de l'humanité – dans un monde mythique antédiluvien digne de La Sorcière de lune de Marlon James.
La référence à Marlon James vient d'autant plus spontanément à l'esprit que Le Dieu-fauve parle autant de violence que de vengeance, et de l'aliénation que les deux peuvent véhiculer, nous réduisant à des objets tranchants, ici une hache (page 82, c'est une esclave qui parle, Awa, avec un tic de langage médiéval partagé par beaucoup de personnages ; notez aussi que les images de soumission qui accompagnent ce narratif contrastent évidemment avec lui) :
"Ouida, tels ont été les jours où j'ai appris à dissimuler pour toujours mes émotions. Où je me suis forcée à sourire, alors que je croyais devenir folle. Où mon âme s'est mise à se consumer lentement de l'intérieur.. me rendant aussi dure que de l'obsidienne noire. Me changeant en une lame tranchante, entièrement tournée vers un objectif. La vengeance."
Dans la conception en vigueur dans Le Dieu-fauve, inspirée de la célèbre théorie des humeurs de l'antiquité grecque (où la bile jaune provoquait la colère), la violence a une forme physique, que seules les femmes peuvent parvenir à évacuer (page 54, c'est une guerrière qui parle, la Grande-Veneuse ; notez au passage que cette supériorité féminine a engendré un monde matriarcal, c'est suffisamment rare en fiction pour être souligné) :
"Telle est l'unique vérité enseignée dans les temples de la déesse de la chasse. Et je sais mieux que quiconque, comme chasseresse et comme femme, la puissance et le danger accompagnant le "sang-noir"... ce désir de violence et de mort. Ainsi que l'atout qu'à mon sexe, quelques jours par mois, de pouvoir nous purger de cet excès d'humeur qui dérègle le corps et l'esprit..."
Le Dieu-fauve éponyme, le singe Sans-Voix formé par la Grande-Veneuse, est quant à lui considéré comme "l'incarnation sur terre du seigneur de la violence" (page 83) ; mais Awa, qui reconnaît une certaine parenté entre elle et lui, souligne aussi que la véritable violence n'est pas en eux deux (page 84) :
"Il me fit repenser à mon frère, lui aussi brisé par le Haut-Prêtre. Et je me souviens d'avoir pensé que les véritables dieux-fauves n'étaient pas ces bêtes, mais bien les humains... seuls êtres au monde capables de cette cruauté."
A part le sentiment de sublime (que Sans-Voix est apparemment le seul à ressentir dans l'histoire) et les menstrues, le seul autre contrepoids à la violence qui balaie d'un bout à l'autre Le Dieu-fauve, c'est la création littéraire – dont la catastrophe survenue dans le chapitre 2 compromet irrémédiablement la pérennité (page 42, c'est l'aède Athanael qui parle, sur fond de combat entre le dieu-fauve et un gladiateur) :
"L'aptitude unique de notre civilisation à dépasser la violence par ses pièces et ses poèmes ! Perdus à jamais ! Et nul peuple ne peut survivre sans mémoire."
De fait, Le Dieu-fauve va nous faire assister à une déréliction programmée de l'Empire océanide, marquée par une succession quasi-ininterrompue de scènes violentes (toujours parfaitement justifiées, Vehlmann se méfiant de l'esthétisation du mal, comme il le signale sans cet entretien avec Christian Missia Dio), depuis la double scène de chasse initiale jusqu'à l'affrontement final, et avec pour seule morale cette phrase de la Grande-Veneuse (page 67) :
"Rappelez-vous qu'au regard des dieux, la fin d'une civilisation n'a pas plus d'importance que la mort d'une libellule."
Ainsi présenté, Le Dieu-fauve donne l'impression d'offrir une intrigue linéaire (convergeant vers Alti-Antea, en quête d'un artefact de pouvoir, la Doloire impériale) dans un univers original certes, mais contraint par cette intrigue – sauf que l'usage de la polyphonie rebat complètement les cartes, en nous assurant de percevoir, comme Awa page 88, "toute l'ambiguïté du monde, ses contradictions et ses faux-semblants".
Le même événement n'aura pas en effet le même sens suivant la ligne narrative qui en rend compte (notez au passage que chaque humain a droit à 24 pages, et le singe, à 20 + 6 = 26 ; et aussi que l'histoire comprend 5 actes, une structure de tragédie assumée par Fabien Vehlmann dans cet entretien) :
– ainsi, ce que "le poète" Athanael (chapitre 2, page 27-50) interprète comme un "caprice d'adolescente" (page 36) se révélera être en fait "un prétexte" (page 85) pour "l'héritière" Awa (chapitre 4, pages 79-102) ;
– de même, "la guerrière" (chapitre 3, pages 53-76) se méprend (page 63) sur l'attitude d'Awa quand elle approche Ogar, comme les pages 82 et 86-87 nous l'apprendront ;
– semblablement, "la bête" Sans-Voix (chapitre 1, pages 5-24, et épilogue, pages 105-110) n'interprète pas de la même manière qu'Awa une de leurs interactions (comparez les pages 88 et 106), d'où l'épilogue.
A contrario, la même réflexion peut être faite par deux personnages différents (ici la guerrière, page 63, et l'héritière, page 88), renforçant ainsi leur pertinence dans l'univers (pour une discussion de cette thèse à partir de Traduction vers le rose, je renvoie à ce billet de Plume D. Serves, avec lequel je ne suis pas entièrement d'accord, mais qui est fort intéressant) :
– "Les porteurs Moa, eux, grondent sourdement, et je bénis les dieux que leur dialecte soit minoritaire au sein du groupe – cela les empêche de coordonner une révolte..." ;
– "La consule l'a vite compris. Car en m'instruisant et en m'apprenant l'anti-altéen, l'aède me permit aussi de mieux comprendre l'histoire de l'empire, et la façon même dont celui-ci avait assis sa puissance. La manière méthodique avec laquelle il avait détruit la culture singulière de chaque ethnie, en interdisant leurs cultes et coutumes... tout en empêchant l'immense majorité des esclaves de comprendre la langue de leur oppresseur, hormis les quelques mots utilisés pour les ordres. Unifier et diviser tout à la fois. Un véritable tour de force !"
Plus important, l'ordre des lignes narratives nous pousse d'abord à ressentir (avec une narration distanciée à la troisième personne) de l'empathie pour un singe (un instant, on peut même croire qu'on va assister à la naissance de l'humanité), avant de pénétrer l'esprit de l'humain probablement le moins violent et le plus désenchanté de la Maison Matsya (ce n'est pas un hasard si "bête" et "poète" riment) ; puis nous suivons des personnages plus torturés et plus violents ("la guerrière" et "l'héritière"), avant de revenir au singe – et tous ces points de vue se superposent plus qu'ils ne s'annulent, ne nous faisant jamais oublier que (dixit Awa page 80) :
"Nous sommes pareils : animal, esclave, c'est le même sort qui nous réunit. La même souffrance. La même colère rentrée."
Cette idée qu'humains et animaux partagent au fond le même destin (sur la même planète) suggère certes une façon de "dépasser la violence" plus pérenne que les chansons rêvées par l'aède (dans cet entretien avec Emmanuel Lafrogne, Fabien Vehlmann se dit du reste persuadé qu'il faut "repenser la manière dont l'humain et l'animal cohabitent").
Ceci dit, Le Dieu-fauve est loin d'être une utopie (même si Awa en rêve), et cette perspective demeure continuellement à l'arrière-plan, où elle contribue cependant à donner sa profondeur à l'oeuvre – d'une certaine manière, Le Dieu-fauve se termine de la même manière douce-amère que l'Electre de Giraudoux (mais par un crépuscule plutôt que par une aurore).
Dit autrement, Le Dieu-fauve nous laisse en bouche la même saveur (à nulle autre pareille) que La Route ou L'Héritage fossile – deux des autres bandes dessinées de 2024 qu'il faut absolument avoir lues.
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